l'abandon - 1
Dans la nuit tombante, les Malgaches, l’esprit vide, reprennent le chemin de leur camp, définitivement délaissés sur ce récif.
Mihanta ferme la marche. Il regarde ses camarades de misère, se demandant la raison de leur réunion en cet instant : rien, sauf un malheur, immense, vécu côte à côte. Chacun marche vers son abri. La violente tempête a emporté les toiles de la tente. Le lendemain, dès que le soleil est monté, chacun a cherché à se protéger. Les plus ingénieux se sont fabriqué des chapeaux avec des algues, l’humidifiant dès qu’il séchait, pour finir, comme les autres, par se creuser un trou dans le sable, recouvert de matériaux ramassés : branches flottées, écailles ou morceaux de carapaces de tortue. Ils s’y terrent pendant les heures les plus chaudes et y dorment la nuit, protégés des embruns. Les malins, comme lui, ont choisi un endroit sur la cote du levant, moins ensoleillée, mais recevant plus de bruine. Pour la première fois, il remarque leur éparpillement, comme s’ils cherchaient à s’éviter. Lui-même a choisi un endroit isolé en périphérie, même si Bakoly est venue se poser à côté. Bakoly ! Qui est-elle ? Pourquoi lui est-elle aussi dévouée ? Il refuse d’y penser, car, chaque fois, un poignard lui perce le cœur. Ils sont là, les un et soixante-dix esclaves. Pas tout à fait, car quatre pauvres créatures errent sans but sur la plage, des kinoly, des fantômes dont la tête est morte.
Qui sont ces gens ? Que partagent-ils ? Depuis que les Blancs ont apporté du riz et une marmite, les repas sont préparés de concert, chacun participant avec du bois, de l’eau ou de la nourriture ramassée, puis répartie entre tous. Le riz est depuis longtemps épuisé, mais, apparemment, ce moment de communion est important pour chacun. Le seul, avec les regroupements du soir. N’ayant rien à discuter, les palabres se sont arrêtées.
La nuit arrive, la mer est calme et ses assauts assourdissants se sont apaisés, comme il arrive parfois. Mihanta, comme sans doute d’autres, se sent partir dans un tourbillon sans fond. Quel sens doit-il donner à ces ressentis ?
Il y a si peu de lunes, ils vivaient tous dans leur village, au milieu des leurs, portés par les rituels, les drames et les joies. Pourquoi être venu les arracher à cette vie ? Pourquoi ces avilissements pour les transformer en bêtes ? Pourquoi le naufrage dans l’épouvante, avec tant de morts ? Ce n’était pas encore assez ! La brulure de la soif, le délire associé sont toujours présents. Maintenant, les voilà abandonnés sur un coin de plage, avec si peu de ressources, promis à une mort lente, mais certaine. Aucune âme ne peut tant supporter. Pourquoi ont-ils survécu ? Pour subir d’autres sinistres épreuves ? Est-ce la peine de se battre pour vivre ? Un sommeil de cauchemars le terrasse.
Le lendemain, rien n’a changé. Les uns et les autres œuvrent à leurs petites activités, qui permettent d’occuper l’esprit. Ce matin, des coquillages nombreux sont rapportés, qui changeront des oiseaux et des œufs habituels. Seuls les coups d’œil vers le nord de l’ile, où se trouvaient les Fotsy et leurs chantiers, sont plus fréquents, intrigués par l’absence de mouvements, ou pour vérifier et se répéter qu’ils sont tous partis, qu’aucun ne va plus jaillir parmi les arbustes.
Ils ont mangé ensemble, comme avant, mais se fuient les uns les autres, pour ne pas montrer qu’ils sont perdus.
Mihanta regarde, ressent, sans arriver à la percevoir, une chose qu’il sait importante. En sentant sa tête redressée, ses épaules allégées, il comprend qu’un poids important a disparu. Surtout, son esprit parait être revenu entièrement ; depuis la mort de Fenosoa, il n’était plus parvenu à réfléchir complètement et longuement. Comment la seule présence des Blancs a-t-elle pu bloquer sa pensée, puisque leur départ semble avoir dissipé cette pression ? Les périodes de fièvre qui versent de la bouillie dans sa tête n’améliorent pas non plus sa perspicacité !
Depuis sa capture, il avait subi, incapable d’agir, comme il était avant ! Ses visites aux Fotsy avaient résulté d’une pulsion, pas de sa réflexion. Il connaissait cette puissance irrésistible qui vous dicte la réponse ou la solution sans vous l’expliquer ; auparavant, il s’en méfiait et la rejetait. Les Blancs avaient pris possession de leurs corps, mais également de leur esprit ! Leur départ venait de rompre ce charme maléfique.
Pourtant, depuis l’arrivée sur l’ile, ces hommes ne s’étaient pas montrés méchants, hormis les tentatives d’agression des filles. Ils avaient respecté leurs paroles. Ils avaient partagé l’eau qu’ils avaient trouvée en creusant, apporté de la nourriture, accepté leur travail. Malgré ces échanges, ils avaient continué à posséder leur tête. Un seul encore présent sur l’ile suffirait pour retrouver cette domination. Comme les autres, il surveillait donc qu’ils étaient bien tous partis la veille, même s’ils avaient assisté à leur complet embarquement.
Heureux de cet allègement, Mihanta se trouve surpris de constater que ses congénères ne paraissent pas partager ce soulagement, car il les voit désorientés, procéder avec des gestes désordonnés, changer sans cesse d’activités ou se réfugier dans une inactivité béate. Ceux qui avaient participé aux échanges semblaient moins concernés, montrant quand même une perturbation. Pourquoi est-il le seul à ne pas être atteint par ce mal ? Après de brefs questionnements, la cause ne lui apparait pas clairement. La pression des Blancs, en s’effaçant, a laissé place à du vide, car elle avait remplacé celle, perpétuelle et plus douce, de la famille, de la communauté, des anciens, des coutumes qui dictait en permanence quoi faire et comment le faire. Cette absence aussi soudaine que totale les laissait désarmés face aux choix du quotidien et de la vie. La pauvreté de leurs petites habitudes ne pouvait combler ce manque effrayant.
Mihanta ne peut comprendre, car il avait toujours décidé de la moindre de ses actions. Se conformer aux us, respecter les anciens, et les membres de sa communauté, lui avait paru normal, même nécessaire, pour que les esprits de toute chose et de tout être restent en harmonie. Son serment de n’obéir aux Blancs que selon sa volonté n’avait été que l’acceptation des conséquences de cette position, notamment celle de mourir sans recevoir les rites. De toute façon, Mihanta avait compris, avant de prendre sa décision, que, sauf exception, aucun d’entre eux ne recevrait les pratiques d’accompagnement mortuaires ; les Blancs leur avaient aussi volé la paix de retrouver les ancêtres. Reconnaitre et accepter cette destruction définitive n’avait pas été facile.
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