l'abandon - 2
Soamiary, la plus expérimentée, a perçu une des raisons de leur désorientation. Elle se rapproche naturellement de celui qui lui parait incarné la prééminence, Takalo. Ce dernier n’arrivait pas non plus à mettre les mots sur son trouble. Il avait tenté d'aborder Mihanta, pensant qu’il aurait une réponse. Sans raison apparente, le jeune ody gasy l’avait fui. La demande de Soamiary lui parait séduisante.
Si la communauté a conservé l’habitude de manger ensemble, le rassemblement du soir s’est peu à peu délité. Takalo profite de ce maigre regroupement pour lancer une discussion avec les anciens participants. Ravo et Nahary sont enthousiastes, et proposent immédiatement une idée : un fokonolona, un conseil, doit être mis en place, comme dans tous les villages ! Ils doivent créer leur village, ici, avec tous les autres. Pour Mihanta et Fanjatiania, la répétition de la banalité et de la pauvreté de leur vie rend inutile ce besoin, autant se réunir et se concerter uniquement si un problème à résoudre se pose, autant dire jamais, pense-t-il. Finalement, les rares participants tombent d’accord pour fonder formellement une communauté, à la condition de demander à chacun de s'y joindre, s’il le désire. Le reste, l’organisation, on verra ! Ce début de construction déclenche une petite euphorie, puis, n’ayant rien à se dire, ils se séparent sur la promesse de se réunir chaque soir.
Le lendemain, Takalo s’approche de Mihanta. Il souhaite lui parler de ce conseil à mettre en place si la communauté se crée, mais surtout, il veut retenter sa chance auprès de ce garçon étonnant, dont une richesse indéfinissable émane ; ils se sont rapprochés dans les épreuves communes, alors peut-être que renouveler des gestes amicaux permettra de briser ces défenses incompréhensibles.
Mihanta se trouve ouvert, accueillant Takalo avec un sourire. Bakoly se tient à son côté. À peine les premiers mots avancés, il refuse de participer. S’il a quelque chose à dire, ou si le fokonolona désire lui poser une question, Bakoly servira d'intermédiaire ; palabrer pour le plaisir, il n’en a pas besoin ! Takalo laisse le silence conclure ; il tient surtout à préserver la petite estime que l’ody gasy accepte de lui accorder, se gardant bien de lui formuler cette appellation. Le soir, alors que Bakoly rejoint les autres, Mihanta vient s’asseoir parmi eux, au côté de Takalo.
À peine le cercle est-il reformé que Nahary propose d’aller explorer le campement et les chantiers des Fotsy, pensant se distraire avec cette incursion. Mihanta s’en veut de n’avoir pas eu cette idée : établir exactement la nature et la quantité de ces ressources est crucial !
Une petite expédition d’une douzaine d’entre eux part visiter les lieux occupés par les Blancs. Ils approchent avec prudence, comme si ces endroits étaient sacrés ou présentaient un danger. Les ateliers, ils les connaissent bien, maintenant. Ils ont été stoppés au fur et à mesure qu’ils devenaient inutiles. Les outils, les établis ont été oubliés dans leur dernier état avec la dernière tâche, parfois inachevée. Il en ressort une désagréable impression de désordre et de débâcle. Ce n’est rien en comparaison du campement ! Les voiles ont été récupérées à la va-vite, jetant les mâts et pieux de soutènement à terre, les affaires éparpillées, les réserves ouvertes, à la merci des oiseaux. Les Fotsy ont tout abandonné en l’état, comme fuyant devant un cataclysme.
— Ils ne nous ont rien donné ! Ils ont laissé ce dont ils ne voulaient pas !
Mananjara reprend sa prédiction, énoncée dès l’offre des Français. Mihanta hausse les épaules : il n’y a jamais eu quoique ce soit à attendre de cette engeance. Il est plus intéressé par leurs trouvailles : trop de choses et d’objets leur restent inconnus. Ils ouvrent les caisses, les tonneaux, les barils, trouvant des odeurs, des textures étranges. Il ne peut s’agir que de nourriture ! Ils goutent aussi bien les farines, les salaisons, l’huile ou le beurre que la poudre à canon, le suif ou la graisse de loupe. Seul le brai bitumeux, parmi tous ces produits impénétrables, les rebute par sa forte odeur. Comment distinguer le comestible du dangereux ? Le chef blanc a dit qu’il laissait de quoi manger pour trois lunes, mais hormis le riz et la farine, quelles sont les autres denrées mangeables ? Ils goutent à nouveau, s'interrogeant les uns les autres, craignant de s’empoisonner.
Quand ils mettent le doigt dans l’eau-de-vie, sa force les surprend :
— Mauvais toaka gasy ! trouvent-ils.
— Mauvais rhum, précise Mananjara.
Le vin et le cidre, comparés à la betsa-bersa, la bière de banane, sont également repoussés. Quand Ravo avance que ces substances au gout bizarre, mais alcoolisé, pourraient être utilisées pour renouer avec les rites, les testeurs reprennent la dégustation.
Que de choses mystérieuses ! Que de poisons et de trésors : comment les distinguer ? Comment utiliser ces choses ? Takalo et Mihanta se regardent, dubitatifs. Ils ramassent des couteaux, des gobelets, deux plats d’équipage et un chaudron. Pour la nourriture, ils reviendront ! Ils s’en sont passé jusqu’à présent et, si les Blancs ne l’ont pas emportée, peut-être présente-t-elle un risque.
Les bouts de toile rapportés sont à peine suffisants pour dresser un pare-soleil afin de protéger le coin où la marmite bout.
Le lendemain matin, une tortue fatiguée est repérée. Aussitôt, ils sont une douzaine à se ruer sur elle. Ils avaient observé de loin les Blancs retourner l'une d'elles, puis la tuer pour la manger. Malgré les nombreuses carapaces vides, les tortues paraissaient absentes de l’ile, mais, depuis quelque temps, elles apparaissent de plus en plus nombreuses. Le matin, les traces se voient sur le sable et certaines sont encore là, redescendant lentement vers la mer. Celle-ci, prise par la lumière ou l’épuisement, rampe péniblement vers l’eau. Les hommes se précipitent vers l’animal alors qu’elle va disparaitre dans les flots, avec le besoin de la capturer et de la manger. La seule solution est de l’immobiliser en la retournant sur le dos.
La tortue, pressentant le danger, bat frénétiquement ses nageoires, envoyant du sable et de l'eau dans toutes les directions. Les hommes glissent et trébuchent dans le sable mouillé, leurs mains agrippant désespérément la carapace lisse et glissante, tentant de trouver une prise solide. Plusieurs s'efforcent de soulever un côté de la tortue, leurs muscles affaiblis tendus et leurs corps tremblant sous l'effort colossal.
— Plus fort ! Encore un effort !
Les mains mouillées dérapent, la bête retombe, tentant de se défaire de cette horde agressive. Pris dans l’action, les hommes recommencent immédiatement avec leurs dernières forces. La carapace bascule lentement, et, dans une dernière hésitation, se renverse dans les cris de joie des chasseurs se laissant tomber sur le sable, épuisé, mais victorieux.
Ravo s’est approché de la tête, à l’écart de ses coups de bec. Il écarte les mains et commence à psalmodier, bientôt rejoint par les autres pour rendre hommage à l’animal qui va être sacrifié. Lanja annonce qu'il va procéder au rituel ; il se lave soigneusement au bord de l’eau avant de s’approcher du cou avec son couteau. La peau parait souple, mais le couteau peine à percer le cuir. Si tuer un zébu ou un mouton est facile, avec le sang qui gicle immédiatement, ils ignorent tout de cet animal. Par chance, la lame a touché au bon endroit, faisant rougir le sable par saccades. Les femmes ont rejoint les hommes pour accompagner le sacrifice jusqu’au dernier mouvement des nageoires.
Le ramassage de bouts de carapaces et d’écailles leur a appris la nature feuilletée de cette structure. Le premier essai sur la cuirasse brise la lame du précieux ustensile.
Tandis que les hommes restent abattus par leur échec, les femmes, en remontant la piste de la luth, découvrent avec émerveillement des œufs, à peine enfouis dans le sable, autrement gros et meilleurs que ceux des oiseaux.
Un petit groupe part vers le camp des Fotsy : ils ont utilisé des outils forts et tranchants pour travailler le bois ; ils doivent les retrouver pour ouvrir l’armure de l’animal.
La matinée est éreintante, faite d’essais et d’efforts disproportionnés ; ils apprendront ainsi comment aisément percer ces cuirasses. Tous les gestes sont accomplis dans un profond respect, car, par sa taille et son étrangeté, ils ont rangé les tortues dans les animaux d’offrande. La découpe de la viande, plus facile, s’accompagne d'une procession pour remonter les morceaux. Les premiers sont mis immédiatement à cuire, tandis que, devant la quantité, les autres sont mis à sécher au soleil sur des bâtons.
Tous ont pu manger à leur faim ; ces animaux sont une bénédiction des esprits, maintenant apaisés. Pourtant, rapidement, le silence et l’abattement reviennent devant le vide de leur vie. Les repas sont pris dans le silence. Le soir, ils restent assis sans que rien ne se passe : ils restent des étrangers, côte à côte, ne parvenant pas à sortir de cet état de marasme ; l’idée de la fokonolona a fait long feu, car aucun ne sait quoi proposer pour faire apparaitre une communion d’appartenance. Parfois, pour rompre ce silence qui les ronge, l’un d'entre eux pousse une discrète chanson évoquant un air connu par un autre, qui reprend alors. La mélopée entendue dans la cale revient souvent, permettant d’exprimer une nostalgie douloureuse.
Takalo ressent le danger de cette dépression pour leur petite communauté, mais il n’ose demander son avis à Mihanta : si ce dernier avait une solution, ou même une vision, il la lui aurait dite. Pour briser le silence malsain des regroupements, Takalo commence à parler. Ne sachant quoi dire, il se confie, il se raconte. Parfaitement conscient de sa position, du prestige lié à son allure et son maintien, témoins de sa lignée, il n’estime pas nécessaire d’expliquer les raisons de cette exposition, espérant que son exemple suffira à amorcer de nouveaux témoignages ; apprendre de l’autre, le connaitre, permet le rapprochement, espère-t-il. Issu d’une dynastie de chefs, après son grand-père, son père, ce sera son tour de prendre en main la destinée de tous. Il se reprend : cela aurait été son tour… Ses paroles sont écoutées avec le respect et la déférence habituelle à son encontre, alors qu’il poursuit : il a été capturé en allant au village voisin. Depuis plusieurs jours, une jeune femme et un jeune homme avaient disparu mystérieusement. Les villageois savaient la survenue de razzias par des bandes de brigands et ils avaient renforcé la surveillance. Takalo et trois autres garçons, armés de lances, devaient aller prévenir les villages voisins et solliciter des renforts afin de constituer un groupe pour chasser les bandits. Peu habitués à se battre, ils avaient cédé devant la demi-douzaine d’agresseurs aux mines décidés. Le mariage de Takalo avait donné lieu à une fête splendide, un an auparavant ; son fils était né neuf lunes plus tard. La lignée continuait pour la fierté de Takalo. Aujourd’hui seulement, le souvenir de Ony et du petit Rasoanaivo lui ravage le cœur, même s’il les suppose vivants.
— Tu as raison ! C’est ça le problème et c’est ça la solution !
La réaction de Mihanta, encore une fois, le surprend. Il avait besoin d’un peu de compassion, car il parlait de lui pour la première fois, avec la fâcheuse impression de se dénuder, et ce garçon bizarre parait n’avoir rien entendu.
— Nous sommes des étrangers les uns pour les autres. À part Soamiary et Tsimavio, rien ne nous rapproche. Nous ne sommes pas une communauté, mais un rassemblement.
— Et…
— Il faut que chacun fasse comme toi, se raconte. Nous devons nous connaitre pour nous estimer !
Takalo ne parvient pas à en vouloir à Mihanta, déjà parti, car il vient de confirmer son intuition : dans leurs existences précédentes, un nouveau visage était introduit par un membre du groupe, avec d’abondantes présentations et salutations. Pour vivre ensemble, ils doivent inventer et construire une société ! Quand on nait, quand on grandit, on progresse et on agit dans une compagnie définie, avec son organisation, ses rangs, ses coutumes. Eux, ils viennent de nombreux endroits différents, sans rien à partager, sauf leur enfermement sans limite, leurs humiliations, leurs souffrances. Les frères et les sœurs de misère disparus n'appartenaient pas à leur univers. Les soins prodigués étaient ceux portés à un vagabond, un inconnu, dégradés par leurs faibles moyens et leurs forces amoindries. Ils doivent se découvrir pour vivre ensemble et s’épauler, s’entraider, comme partout. Comment faire ?
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