l'abandon - 3

7 minutes de lecture

Takalo, perdu dans ses réflexions, ne remarque pas Bakoly qui s’est rapprochée pour venir se poser à côté de lui. Ils se sont déjà parlé, ils ont échangé leur nom, mais cette proximité est dérangeante. Takalo se maitrise, car une occasion d’en savoir davantage sur Mihanta se présente et il est conscient de l’effort à faire pour connaitre l’autre. Il sent la même gêne transgressive chez Bakoly. Elle veut parler, lui aussi, qui va commencer ? Après un rire pour avoir ouvert la bouche en même temps, Takalo continue en disant sa fascination pour Mihanta, dissimulant maladroitement une affection et un désappointement de ne pouvoir partager plus. Bakoly exprime sa compréhension par un petit rire nerveux. Elle aussi se trouve désarmée devant son ami, dans la même interrogation qu'elle éprouvait face à Fenosoa sur cette étrange relation fraternelle. Elle ne peut lui en dire plus. Devant cette oreille attentive, elle évoque doucement ce monde ancien, qui n’a peut-être jamais existé, tellement il est maintenant lointain. Elle peut enfin se libérer en se racontant. Elle avait rarement vu les deux jeunes hommes ensemble, tellement Mihanta paraissait discret, mais alors, ils ne faisaient qu’un ; elle en avait éprouvé une sorte de jalousie, avec le secret espoir de parvenir à un tel attachement. Fenosoa ne lui avait jamais parlé de son frère. Bakoly s’exprime difficilement, n’ayant jamais réfléchi à ces moments. Les questions, ou les silences, de Takalo l’obligent à approfondir.

Sa capture lui laisse un souvenir flou. Quand elle avait reconnu Mihanta dans le même convoi, elle avait repris espoir, mais, rapidement, le visage ravagé du frère de Fenosoa lui avait appris l’atroce vérité : si son amoureux avait survécu, il aurait été avec eux ! Elle s’était rapprochée de Mihanta, pour avoir la confirmation de son désespoir. Elle s’était heurtée à un mutisme forcené, mais avait été impressionnée par l’aura qui entourait ce garçon qu’elle n’avait fait qu’apercevoir auparavant. Elle s’était accrochée à lui, seule figure familière dans cette tourmente. Elle l’avait ramassé sur la plage, tremblant de fièvre, en avait pris soin avec le peu qu’elle trouvait. Dans cette faiblesse extrême, elle avait perçu une personne extraordinaire à laquelle elle s’était attachée, récompensée par de petits gestes, de rares mots, malgré une distance qu’elle devinait forcée.

Takalo se permit de poser sa main sur son bras en guise de réponse, incapable de formuler la tendresse et l’admiration qu’il éprouvait pour eux. En retournant vers le campement, chacun savourait la douceur d’une amitié naissante.

Le lendemain, l’horizon s’obscurcit. Après l’importante tempête, d’autres épisodes avaient suivi, moins virulents. Tous perçoivent un danger plus fort. Sans réelles concertations, ils commencent à démonter le petit abri de leur cuisine, se souvenant des toiles arrachées et emportées de leur premier campement. Trop conscients de la richesse que représente le peu qu’ils possèdent, ils les enfouissent, espérant ainsi les soustraire au vent et les récupérer ensuite. Seul Mihanta remarque qu'ils sont tous à œuvrer main dans la main. Ce n’est qu’ensuite qu’ils aménagent des creux plus profonds, encore en s’entraidant, avant de se serrer dedans. Sans en avoir conscience, ils ont privilégié le groupe, avant de s’occuper d’eux.

Sous les rafales et les cataractes, cette promiscuité obligée, ces frôlements de peau qui les rassurent, fissurent les barrières ancestrales. La longueur de la tourmente dans la chaleur de l’autre permet le murissement de toutes ces altérations de leurs certitudes et habitudes. Ces filles, ces garçons sont dorénavant leur famille, la grande, celle qui protège, celle qui console. Manger, travailler ensemble, c’est bien, mais une autre aspiration les emporte.

Quand les nuages s’éloignent, ce ne sont plus les mêmes qui se relèvent, car beaucoup ont amorcé un pas vers une autre vie. Rien n’a changé, mais une concertation sur le redressement des tentes, une aide ou une sollicitation prouve la gestation d’un devenir partagé.

Après ses heures, ils ont faim et soif. Trois partent vers le puits, avec un seau, heureusement retrouvé, pour le trouver submergé. Le malheur les a épargnés : la mer n’a pas pénétré cette petite mare, hormis les embruns, et l’eau n'est pas plus salée que d’habitude. Au campement, la frénésie règne pour retrouver la pierre et le fer à feu. De toute façon, le bois est détrempé ; un ou deux jours sont à attendre avant d'en avoir à nouveau du sec. Les traces pour trouver les œufs de tortue sont effacées ; ce soir, ce ne seront que ceux des oiseaux qui les nourriront, chichement, car comme à l’arrivée de chaque turbulence, les oiseaux se sont envolés, abandonnant leurs nids dans les buissons que le vent a arrachés. Cette fuite prémonitoire interroge beaucoup Mihanta : où vont-ils se réfugier ? Ne peuvent-ils les imiter ?

Malgré la faim, quand, le soir, l’assemblée se reconstitue, des sourires surgissent sur des visages, heureux de reprendre et de partager de nouvelles bribes de leur vie d’antan, rapportées par les plus audacieux. Miando n’a pas participé à la reconstruction ; il est allé au campement des Blancs pour réaliser son idée, qui lui semble plus importante. Lors de la première visite, il avait repéré les restes de la basane, utilisée pour la forge. Il tient avec lui une petite carapace de tortue. Il revient avec le tout et un couteau, avant de s’installer à l’écart. Mihanta, intrigué par son comportement, s’approche de lui et comprend aussitôt son projet. Avec un sourire de joie, il s’assied à côté de lui pour le regarder travailler. Tirer la peau et la maintenir tendue n’est pas facile. Mihanta s’en mêle, propose des solutions. Après de nombreux échecs, les deux compères parviennent à un résultat qui les contente. D'un commun accord, ils décident d'en réserver la surprise pour leur réunion du soir. Aussi, quand l’une entame un chant, un léger battement l’accompagne, réchauffant le cœur de tous par le rappel des rythmes connus. L’entrain pousse d’autres à s’associer : pour la première fois, ils communiquent tous dans la musique. Ce soir, tous se trouvent heureux, apaisés.

Un soir, profitant d’un moment de silence, Soamiary lève la main et pose simplement la question :

— Et eux ?

Elle désigne du doigt les quatre silhouettes qui errent loin du groupe. Elle leur porte à manger, elle a tenté de leur parler, se heurtant au vide de leurs yeux. D’autres sont passés par ce chemin pour retrouver les mânes des ancêtres en refusant de continuer cette absence de vie qui a suivi l’horreur. Un matin, leur corps est entré en harmonie avec leur esprit et a cessé de fonctionner. Ceux qui le découvrent le portent alors au bord de la plage, l’enfouissent dans le sable en offrande à l’océan, puisque, sans nom, on ne peut dérouler le rite funéraire pour le confier aux siens.

Soamiary est la seule à tous les avoir connus. Ce soir, elle espère partager ce fardeau. Elle devine que, grâce à cette communauté qui se forme, plus aucun ne partira dans cette dérive à l’issue fatale. Pour les derniers, elle voudrait qu’ils ne restent pas délaissés. Tous connaissent ces morts-vivants, qui ne les concernaient pas. Ce soir, ces kinoly appartiennent à tous ! Ils décident de les accompagner vers leur destin. Cet acte conjoint d’humanité les soude sans qu’ils s’en apprécient l’importance. Cette communion informelle naissante se traduit par une plus grande liberté de parole, permettant à chacun d'aborder ses préoccupations et aux autres de réagir. Si une décision doit être prise, si minime soit-elle, alors la discussion dure jusqu’à un accord partagé : ils ont tous besoin des autres et les autres ont tous besoin de chacun.

Ils retournent au campement des Blancs, décidés à inventorier la nourriture, les ustensiles, la totalité de ces objets dont ils se sentent maintenant détenteurs. Cette fois, ils cherchent à bien distinguer les comestibles, même avec ces substances inconnues, comme le beurre salé, ou connues, comme le saindoux, de celles à écarter, comme le suif. Le soir, ils rapportent leurs trouvailles. Ils ne comprennent pas le calcul du chef blanc : d'après leurs estimations, les quantités suffisent à peine pour deux lunes. Tous sont d’accord pour se servir de ces aliments uniquement pour compléter leurs ramassages : les œufs, les oiseaux, les coquillages, les poissons et les tortues. Beaucoup regrettent les légumes et les fruits, mais les Fotsy, apparemment, n’en mangent pas.

Ils ont rapporté des petits objets dont Ravo et Herizo, originaires des terres côtières, leur ont expliqué l’usage : des hameçons ! Même s’ils ont côtoyé des pécheurs, ils sont incapables d’expliquer la façon de s’en servir. Dès le lendemain, au bord de l’eau, toute une petite équipe s’amuse et tente d’accrocher des bouts de coquillage, avant de les lancer au loin. La première prise déclenche de grands éclats de rire, même si le poison est minuscule, si petit qu’il est laissé au bout du fil aussitôt relancé. La touche suivante est beaucoup plus intéressante avant que tous remontent avec fierté pour jeter la proie dans le chaudron, après que Fahafahana, elle aussi originaire des basses terres, leur a montré comme le vider et l’écailler. Jour après jour, ils vont améliorer leurs techniques, et sont fêtés à chaque retour pour ce nouvel aliment.

Ce soir, la fête s’annonce, car Jenali a réussi à capturer un énorme poisson. Jusqu’à présent, ils n’arrivaient qu’à en pêcher des petits, et à se les répartir pour manger. Cette belle prise est vécue comme une victoire, une preuve, enfin, que les esprits ne sont plus hostiles.

Le nombre de convives ne permet d’en avoir qu’une minuscule portion. La nuit, tous sont malades ! Surtout Joharinaly, qui a réussi à doubler sa part. Deux jours sont nécessaires pour que les effets s’estompent. La tête de ce poisson [1] restera dans toutes les mémoires : dorénavant, tous les gros poissons seront évités.

Quand une des kinoly meurt, son corps est rapporté, puis lavé soigneusement. Ce soir-là, cette jeune fille est au centre de l’assemblée et des chants funèbres accompagnent la veillée. Les boissons des Blancs sont utilisées, entrainant une légère euphorie. Le lendemain, l’ensemble du groupe, recueilli, la suit jusqu’au haut de la plage. Ravo récite des prières. Pour la première fois, ils ont accompagné un mort selon leurs coutumes. Un grand apaisement les habite, même si la cérémonie était incomplète, car aucun ne connaissait le nom de cette femme, que la mer emportera loin de ses ancêtres lors de sa prochaine furie. Avec cette mort, la vie est revenue.

D’autres morts suivront, chacune sera honorée.

[1] une carangue à grosse tête, en bout de chaine alimentaire, accumulant une algue toxique abritée par les coraux

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Jérôme Bolt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0