l'abandon - 4

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En retrouvant le partage des rites, la communauté se soude, se reconnait comme une. Il manque encore l’essentiel, le passé partagé, avec la connaissance des autres, celle que l’on acquiert tout au long de son enfance. L’exemple du dévoilage de Takalo les a tous fortement impressionnés. Que ce prince, cet andriambahoaka, se soit livré ainsi, a incité d’autres à suivre son exemple, profitant de la pénombre qui aide à parler. La première à imiter Takalo fut Fanjatiania, une fille dont on devine le courage. Son histoire est banale, mais elle ressemble à la leur et chacun y retrouve sa vie. Sa façon de le dire raconte son caractère, ses faiblesses, ses joies. Elle devient une personne, un élément vivant du groupe. Selon leur progression, chacun tient à prendre la parole. À ces occasions, un accent, un nom de village, un intérêt permettent le lendemain de stimuler des échanges, de créer des connivences. De petits groupes se rapprochent sur des caractères communs, complétant ceux déjà apparus dans la cale.

Ravo exprime son angoisse au travers de sa préoccupation répétée : un sacrilège a mis les esprits en colère ; ils doivent l’identifier, procéder à des sacrifices et des offrandes pour les calmer. Loharano évoque ses parents, sa mère, ses sœurs et son frère, tantôt comme s’ils étaient morts, tantôt comme si elle était la défunte. En même temps qu’ils parlent d’eux personnellement, ils parlent d’eux ensemble. Ils sont peu nombreux, du même âge, face à une situation nouvelle et inconnue pour tous. La preuve, l’ile refuse les hommages et le respect des morts. La mer les réclame et les prend.

Chaque peuple est gouverné par ses propres règles : partagent-ils les mêmes ? De petits malentendus le laissent supposer, ressentis souvent, mais la cause et sa résolution se situent hors de leurs possibilités. Alors, ils se concentrent sur le quotidien : « Demain, je vais à la plage du vent » ou à celle de l’épave, ou encore au camp des marins. Le lendemain, ils sont deux, quatre, ou plus, à partir ensemble, tentant de se respecter en réduisant les mots et les gestes.

Au fil des soirs, tous découvrent un nouveau compagnon, une nouvelle personnalité. Si personne ne prend la parole, ou pour atténuer les dernières paroles prononcées, alors, ceux qui aiment chanter se perdent dans une musique qui dit leur accablement, leur résignation, accompagnés du rythme de Miando.

Quand Mananjara prend la parole, le silence s’épaissit : tous ont remarqué ce jeune homme, actif et présent, aux interventions rares et concises. Son histoire est différente : il vient de Foulepointe, où il a toujours été un esclave, car né d’une mère asservie, attachée à la maison d’un Blanc, Monsieur Veneux. Comme les autres serviteurs, ils vivaient dans une masure loin de la maison, sous l’autorité d’un autre esclave. Sa mère faisait la lessive, et lui, dès son plus jeune âge, fut affecté à des tâches de transport, de courses. Ainsi, il connaissait toutes les maisons de la ville. Un jour, à son retour, il vit sa mère attachée, subissant le fouet. Il se rua sur le garde, lui arracha le fouet des mains avant de le retourner contre le garde, un homme noir, comme eux, précise-t-il. Il fut maitrisé et soumis au même traitement que sa mère, à ses côtés. Sous les coups, il la vit périr, avant de s’évanouir. Il mit des mois à se remettre, soigné par ses frères et sœurs de misère. Dès qu’il fut sur pied, il se retrouva dans l’enclos des esclaves à vendre, marqué au fer.

Tous avaient remarqué son torse lardé de zébrures, la marque sur son épaule, sans oser poser une question. En l’écoutant, ils ressentent la morsure des lanières dans leur chair, avec un tremblement, le grésillement insupportable : voilà donc le sort qui les attendait ! Beaucoup tombent dans le silence, se demandant quel sort est le plus enviable.

Mihanta le rompt en demandant :

— Tu dois donc comprendre leur langue ?

— Bien entendu ! Mais j’ai décidé de ne plus jamais la parler ! Maintenant que le dernier de ces démons est en train de disparaitre en mer, je peux vous parler.

— Tu peux nous dire ce que le chef blanc voulait nous raconter ?

— Il a dit que leur bateau ne pouvait pas nous emmener, car il n’était pas assez grand. Ils n’ont pas pu trouver du bois pour un tel bateau. Il a dit aussi que nous n’étions pas des esclaves, car pas encore vendus. Le papier qu’il nous a donné dit que nous sommes des naufragés, et non pas des esclaves révoltés et abandonnés volontairement sur cette ile. Si un bateau nous trouve, il doit nous sauver, parce qu'ils ont une règle qui dit qu’on doit sauver les naufragés. Ensuite, il a promis de venir nous chercher, toujours à cause de cette règle. C’est tout.

— Mananjara, il y a autre chose ?

Mihanta se permet d’affronter son camarade, car ils se sont rapprochés. Il avait senti chez ce garçon une chose cachée, au-delà d’une grande volonté. Avec efforts, il était allé vers lui, intrigué, soulagé de se faire bien accueillir.

— Non ! Enfin… Il a aussi voulu connaitre vos noms, à Takalo et à toi.

— Je sais, c’est moi qui ai répondu.

Le ton gentil de la phrase porte une invite à continuer. La gêne de Mananjara le retient un instant.

— Il ne l’a pas dit, mais je crois qu’il était profondément sincère. Il était embêté de nous laisser là.

Mihanta comprend son trouble : pour Mananjara, encore plus que pour eux tous, les Fotsy ne sont que des démons malfaisants et brutaux. Qu’il s’en trouve un de différent oblige à les regarder autrement. Lui-même n’y est pas parvenu. Une commisération le pousse à soutenir Mananjara pour qu’il poursuive :

— Je pense qu’il tiendra sa parole et qu’il reviendra.

— S'il ne l’a pas dit, comment…

— Je n’ai jamais rencontré un homme blanc comme lui. Il parait gentil, alors qu’ils sont tous méchants. Même les religieux qui font leurs cérémonies.

— Tu parles des maitres ou de tous les Blancs ?

— Tous les maitres sont méchants avec leurs esclaves. Les autres sont parfois malheureux, mais ils sont prêts à être méchants aussi. Peut-être encore plus, car souvent, ils sont traités comme nous et, pour l’oublier, ils nous traitent d’une pire façon.

Mihanta comprend la réflexion de Mananjara, car si les marins les avaient accueillis quand ils avaient proposé de les aider, jamais ils ne les avaient regardés autrement que comme des bêtes. L’important n’est pas là ! Il se promet de reprendre avec Mananjara la discussion sur Castellan : ne pas comprendre sa fascination et son attirance pour cet homme lui est insupportable.

La parole semble réservée à ce seul moment de la journée, car sinon, dans la journée, seuls de simples mots, pour des aspects pratiques sont échangés.

L’ambiance a changé ; des routines rassurantes sont en place, les inconnus se sont transformés en personnes. Les instincts de la jeunesse peuvent ressurgir, ce besoin d’aller vers l’autre, de chercher une complicité, de la tendresse, de construire un avenir amical, ou amoureux.

Un visage attirant, un sourire, un abri qui s’élargit expliquent que les silhouettes de couples sont plus nombreuses que les solitaires : des amitiés apparaissent, entre filles, entre garçons. La fin de l’été, avec l’accalmie des tempêtes, apporte une sérénité bienfaisante qui permet d’oublier leur fragilité en pleine mer.

Dans cet apaisement, Bakoly souffre. Ses soins à Mihanta ont renforcé ses sentiments, apparus avec la fascination pour ce garçon, ses idées surprenantes, et surtout ses faiblesses attendrissantes. Elle ne reverra jamais Fenosoa, dont le souvenir s’efface doucement. En revanche, elle se voit aux côtés de Mihanta pour longtemps, se dévouant à cet homme, dont elle espère un enfant. Un mur les sépare, qu’elle ne comprend pas ; Mihanta se montre attentif à ses gestes, veillant à l’en remercier, mais reste caparaçonné, incapable de la moindre tendresse, comme si un interdit, ou une impossibilité, étaient posées. Souvent, à sa grande joie, il la prend pour confidente, lui livrant une observation, ou une idée, qu’il ira ensuite débattre avec Takalo ou Mananjara, ses amis. Elle attend, espérant un jour être acceptée comme sa femme.

Elle n’est pas la seule à souffrir de ces hésitations des jeunes hommes : en parlant avec Fanjatiania, ou Rindratiana, elle perçoit les mêmes difficultés, bien que moins fortes. Le rapprochement amoureux dans cette liberté, sans le poids des familles, des arrangements, des anciens, est source d’inquiétude en l’absence de ces cadres rassurants : comment distinguer le permis et l'interdit ? Des maladresses, des ruptures en portent les conséquences. Soamiary, non concernée par cette géhenne amoureuse, reçoit alors les confidences éplorées des délaissées, désireuses pourtant de se laisser emporte par une autre tentative.

Hasimboahirana est la première à voir son ventre s’arrondir. Toute la communauté se réjouit de cet évènement à venir, preuve de leur vie pleine et entière sur ce bout de terre ; sa taille qui la réduit à une prison, sa nourriture peu abondante, ses tempêtes, tout est oublié au profit de ce symbole, de cette assemblée de plus en plus unie. Soamiary s’impose en tant que sage-femme.

Les rites funéraires de Hasimboahirana et de son bébé seront une douleur insurmontable pour beaucoup. Ravo en profitera pour rappeler que les esprits les refusent encore et toujours sur ce refuge. Ses paroles seront rejetées avec mépris : à quoi bon exprimer ce qu'ils savent tous ?

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