Nouveau départ - 1
L’heure de pleurer est passée avec la cérémonie funéraire des disparus ; la vie doit reprendre et se reconstruire ; pour cela, tout le sable doit être remué, afin de retrouver les affaires. Ils avaient protégé les aliments, les ustensiles, mais la tempête a tout emporté, éparpillé, ensablé. Les mains plongent avec agitation dans le sable râpeux dans l'espoir de sortir un objet, qui n’est souvent qu’un caillou. Ils se sont positionnés en ligne, avançant à quatre pattes, s’exténuant dans la poussière. Quand les pelles sont déterrées, ils partagent une petite joie. Ils se retrouvent comme au premier jour sur l’ile, sans rien, pire encore, car plus aucun oiseau, plus aucun œuf ne sont visibles : vont-ils survivre dans ce désert ?
Deux jours durant, n’ayant que de l’eau, ils fouillent. Un tonneau avec de la viande boucanée leur donne un peu de force, puis ce sera la capture d’une tortue, mangée crue faute de feu. Une demi-lune sera nécessaire pour retrouver le briquet, le fer et la précieuse substance qui brule sous l’étincelle. Le soir, ils tentent de trouver les actions à mener pour ne plus jamais se retrouver dans cette situation : avoir des aliments d’avance, creuser des abris plus protecteurs, comme celui de Mihanta. Ce dernier ne participe ni aux fouilles, ni aux réflexions. Deux sujets l’habitent, sur lesquels il se concentre pour ne pas laisser ses sentiments le ravager.
Il a d’abord besoin de temps, donc de protection. Il a compris ses erreurs : les murs doivent être enterrés pour les ancrer solidement dans le sol ; contrairement à la coutume, l’ouverture doit se tourner vers le couchant, pour présenter le dos de la construction au vent. Surtout, il doit entasser des pierres, encore et encore, en les calant couchées pour que le vent les serre au lieu de les emporter. Elles doivent monter pour devenir le toit, telle une immense carapace de tortue. Il reconstruit son abri en y mettant toute sa rage, tout son désespoir.
Le reste du groupe l’imite, dans une confiance absolue. Il les oblige à regrouper les constructions, pour avoir une masse importante et des murs partagés.
Les élévations sont minuscules ; elles ne pourront pas être leurs maisons, mais ils seront protégés pendant quelques heures, avec leurs outils et ustensiles. Tous reconnaissent que Mihanta avait raison : ici, les vivants occupent la place des morts. Les défunts, les esprits de la mer les emportent.
Quand il voit ces édifices presque achevés, un apaisement lui vient. Il ressent la même satisfaction que celle ressentie lorsqu’ils étaient allés rencontrer les Blancs, celle de prendre son sort en main, de ne plus être l’objet de forces inconnues. Aujourd’hui, il est trop tard, mais cette soumission ne recommencera pas. Plus jamais.
Mihanta a gagné du temps pour pouvoir réaliser son vrai projet. Son intuition ultime le reprend : ils doivent partir ! Ici, même mieux protégés, ils vont mourir, formant la seule certitude qui lui reste. Depuis le basculement de leur vie, seule la mort règne. Quand ils étaient sur le vaisseau, il n’a pas compté, mais ils étaient peut-être cinquante et cent, voire deux fois cent. Après le naufrage, quand il a repris conscience, avec l’eau du puits, ils étaient encore nombreux. Quand le Blanc aux cheveux d’or a voulu compter, il lui a indiqué trois et soixante-dix ; il ne se rend compte que maintenant qu’un sur deux des leurs avait déjà disparu. Aujourd’hui, ils ne sont plus qu’un sur quatre ! Les tempêtes vont augmenter, ont prédit Mananjara et Nahary. Elles vont les dévorer, tous ! Les abris vont les protéger, un peu, mais l’ile ne veut pas d’eux : ils doivent partir ! Il le sait depuis le début. Il a attendu trop longtemps.
Cet endroit n’est pas un refuge, il est la porte du domaine des morts. Maintenant, un choix s'impose : attendre de mourir ici ou prendre le risque de mourir en cherchant à fuir. Mihanta ne se pose pas la question : son évidence est d’agir, pas de subir.
L’histoire du regard avec le Blanc, sa promesse de venir les chercher, son honnêteté, selon Mananjara, tout cela est trompeur. Seule leur volonté permettra de les sortir de cet mort lente.
Ils doivent partir ! Lors des sorties sur le pont du vaisseau, Mihanta se souvient : le vent venait toujours du même côté. Cette direction, c’est celle que les Fotsy ont prise quand ils sont partis. Depuis qu’ils sont sur l’ile, le vent a toujours soufflé dans ce même sens. La terre, leur pays se situe au-delà de ce souffle, se faire porter doit suffire pour les atteindre ! Cette évidence, il aurait dû la percevoir depuis longtemps !
Quitter l'ile ne peut se faire que dans une embarcation, qui reste à construire : ça, Mihanta ne peut le faire seul. Ils ont appris l’usage des outils en travaillant avec les Blancs, mais il se heurte à l’essentiel, celui auquel il n’avait pas pensé, et qui avait brisé son projet : comment charpenter un bateau ? Il a besoin des autres, il doit les convaincre ; ceux des Basse-Terre doivent savoir. Il aurait lancé l’idée, Takalo l’aurait reprise. Seul, il doit affronter une situation qu’il déteste : conduire d'autres que lui.
Lors de l'assemblée, Mihanta s’ouvre de son ambition : il faut quitter l’ile, comme l’ont fait les marins blancs. Le rappel oublié de ces démons et de leur abandon fige la petite assemblée. Mihanta comprend qu’il n’obtiendra rien. Il se lève, les laisse à leur stupidité, à leur plaisir de subir. Qu’ils crèvent, puisqu’ils sont heureux comme ça ! Il fuit ce groupe sans intérêt ; l’isolement ne lui fait pas peur !
Six jours plus tard, on vient le chercher. Il trouve l’assemblée scindée en deux, dans l’expectative : autour de la petite dizaine originaire des basses terres, qui connaissent la mer, se regroupent ceux qui veulent partir, prêts à affronter l’inconnu plutôt que de mourir à petit feu. À l’opposé, ceux qui croient en la parole de Katan, qui a promis de revenir les chercher, veulent attendre.
— Il a laissé de la nourriture pour trois lunes, a-t-il dit, ce qui n’était pas la vérité. Nous avons mis peut-être dix jours pour venir ici. Il avait le temps de revenir. Il n’est pas revenu, car il ne reviendra jamais ! Nous n’avons rien à attendre de ces démons blancs. Nous allons tous mourir : il ne nous reste qu’à choisir la mort que nous voulons !
Mananjara défend le retour du sauveur : malgré sa haine des Blancs, il croit en la sincérité et en la loyauté de celui-là. Dès qu’il pourra, il reviendra !
— Avec lui, on retrouvera notre Terre comme des hommes et des femmes, pas comme des esclaves. Le papier le dit. Avec votre embarcation, vous serez capturés dès votre arrivée et revendus comme esclaves !
— Nous avons subi des tempêtes. Le drivotra a tout emporté, mais nous avons survécu !
— Regarder les débris au milieu de l’ile ! Elle peut être recouverte entièrement par la mer. Et nous avec !
— Les oiseaux, les buissons, les tortues reviennent toujours !
Mihanta explose :
— Ça suffit ! Moi, Mihanta, je vais construire un bateau pour partir. Ceux qui veulent venir avec moi m’aident. Les autres, vous faites ce que vous voulez !
Ses paroles choquent ces filles et ces garçons, maintenant accoutumés à partager la moindre décision. Mihanta vient de faire éclater leur petite société. Encore une fois, il les quitte, emporté par la colère.
Mananjara s’approche de lui le lendemain.
— Si nous nous disputons, nous disparaissons tous ! Mihanta, je ne suis pas d’accord avec toi, mais je vais t’aider. C’est ton choix et nous devons le respecter.
— Il faut d’abord retrouver tous les outils des Blancs !
Mihanta est déjà debout, donnant des ordres. Mananjara le regarde. Il le connait ; il a du respect pour lui, de l’affection, même s’il s’est toujours refusé à l’exprimer, s’estimant indigne d’une telle amitié. Mihanta est trop singulier pour qu’on soit blessé par ses mots et ses gestes. Mananjara esquisse pourtant une grimace : il s’est forcé pour cette décision qui, il le sait, entrainera les autres. Un petit signe de reconnaissance lui aurait fait plaisir…
Aux ordres de Mihanta, le petit groupe des partants s’active, rejoint par les autres, trop heureux d’avoir une occupation.
Mihanta fait se grouper une vingtaine de volontaires et trace un trait dans le sable autour d’eux. Quand ils s’écartent, on peut voir la taille nécessaire pour une embarcation. Elle est immense ! La difficulté apparait insurmontable : parmi ceux qui connaissent la mer, aucun n’est pêcheur, encore moins piroguier. Nul ne sait comment faire une embarcation qui flotte, et encore moins qui résiste aux rouleaux de la barre et aux caprices des esprits de la mer.
« Peu importe ! Commençons et nous verrons bien ! » Sans réelle concertation, les plus motivés rassemblent tout le bois disponible sur le chantier des Blancs, creusant le sable pour remonter les ustensiles enfouis par les tempêtes. D’autres apportent le bois ramassé sur les plages, notamment celui de l’épave. Ils étalent ces morceaux sur la trace dans le sable, sans parvenir à la recouvrir.
Les plus motivés se regardent : soit ils ne partent pas tous, soit le bois doit être cherché sur l’épave, comme l’ont fait les Fotsy, qui en ont démonté la majeure partie. Le cordage qui permet d’accéder à l’épave est toujours là et, le plus incroyable, il a résisté aux tempêtes, disparaissant et réapparaissant pour des raisons inconnues. Aucun des hommes présents ne sait nager ou, au moins, n’est à l’aise avec l’eau. Nul n’a l’envie d’affronter les vagues immenses, les coraux coupants et de retourner dans ce navire de malheur.
Ils doivent se rendre à l’évidence : leur rêve se termine, la petite ile porte tous les malheurs et garde prisonniers ceux qui y abordent, sauf à posséder la magie des Blancs. Pour la plupart, la résignation l’emporte : les malheurs s’enchainent, à quoi bon lutter ? Le mieux est de vivre avec, de continuer en les supportant, comme les oiseaux de retour dans leurs nichoirs dévastés et qui recommencent à s’installer. Mihanta est balancé entre soulagement et découragement : le départ est leur seule solution pour survivre, mais l’opération se montre trop difficile pour eux. Le sort en a décidé ainsi.
Bakoly assiste à l’effondrement de Mihanta, ne sachant comment lui témoigner la moindre consolation.
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