sauvetages - 3

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Jour après jour, Bartholomé fixe l’ouest de l’horizon, aspirant à apercevoir la voile de secours. Deux mois qu’il est là, à se morfondre ! Heureusement, Haja s’est rapprochée de lui et lui apporte un réconfort qu’il n’avait encore jamais connu. La douceur d’une femme ne dépend pas de sa couleur de peau ! Il vit sa première tempête, tapi avec les autres au fond d’une habitation, terrorisé, alors que ses compagnons et compagnes paraissent indifférents. Finalement, cette tourmente n’a pas été plus terrible que des grains sévères, quand il faut monter dans la mâture qui balance sans mesures en cherchant à vous projeter dans la mer démontée.

Enfin, un matin d'une grande tranquillité, un vaisseau apparut, venant du couchant, sans doute de Foulepointe. Il identifie un ketch, à son grand mât et au petit artimon. Il se met en panne, comme la Sauterelle, passe une journée à observer, une autre à contourner l’ile au large des dangers, puis repart vers l’est, sans avoir manifesté le moindre signe de reconnaissance.

Quelques semaines plus tard, une goélette, en provenance de l’est, s'approche, avant de tourner longuement autour de l’ile. Selon toute vraisemblance, elle cherche, sans le trouver, un lieu de franchissement ! Bartholomé, quand le vaisseau est bien en vue, se défait de sa chemise, exhibant son torse blanc. Il connait la loi sacrée de la mer, de secourir le naufragé. Il s’agite comme un damné pour montrer que c’est lui, le naufragé, oubliant l’étrangeté de l’emploi de ce singulier !

Le printemps, puis l’été passent : aucun navire ne reviendra avant l’automne austral. Bartholomé tient le compte des jours avec exactitude. Pour passer le temps, il apprend leur langue, dans un amusement partagé. Surtout, il s’est mis dans la tête de les convertir. Sa vocation était de rentrer au séminaire, mais la mort prématurée du père l’a obligé à s’enrôler pour apporter l’avance de solde à sa mère.

Il leur montre la croix de bois, accrochée à son cou par un lacet de cuir, qui, heureusement, n’a pas été rompu dans sa baignade forcée. Il leur explique l’existence de ce Dieu tout-puissant. Sur cette croix, un homme est mort pour sauver les autres hommes. Ce discours reste incompréhensible : la croix est trop petite ! Et puis, « sauver les hommes » reste une expression inintelligible. Ravo est le plus réceptif, sans bien percevoir la différence entre ce Dieu et Zanahary, un simple changement d’appellation dans les langues, ou son dieu représente-t-il tous les esprits à honorer pour se protéger ou obtenir une faveur. Cette approche lui parait plus prometteuse que d’interpeller les Esprits. Avec leurs progrès linguistiques réciproques, ils arrivent à échanger, permettant à Mananjara de s’esquiver de ces questions qui ne le concernent pas.

En partageant cette vie de rien, un trouble travaille Bartho, jetant un doute terrible sur ses croyances : pourquoi faire subir de pareilles épreuves à ces âmes ? La colère de Dieu, il en a entendu parler, dans le Livre, il en a entendu les menaces, évoquées par les prêtres, mais il n’en a jamais connu les effets. Seuls des esprits malfaisants peuvent déverser une telle rage ! Ravo partage une autre perplexité : peut-être que solliciter ce Maitre de tous les esprits les protégerait plus efficacement.

Avec l’automne, en ce début février, un vaisseau devrait être de retour, estime Bartholomé ! L’hiver passe également, sans que la moindre voile soit apparue. Il se refuse à tomber dans la résignation des Malgaches : il doit agir ! Si on ne vient pas le chercher, il se débrouillera seul !

Il décide, à son tour, de construire une embarcation pour rejoindre Foulepointe. Castellan l’a fait, pour cent-vingt-deux hommes ! Il peut le faire pour lui, et pour ceux qui voudront l’accompagner !

Il comprend seulement alors leur manie de ramasser et d'entasser tous les rejets de la mer, au-delà d’un rituel dont la raison s’est perdue : la chaloupe brisée est une base idéale pour une construction ! Il fait un inventaire complet du trésor des Malgaches, y trouvant tous les outils et pièces nécessaires. Un seul point le chagrine : il n’y a pas de toile pour une voile.

Il a bien sûr tout de suite remarqué que tous les rescapés portaient un pagne, assez grand et un peu rigide. Il les a vus filer et tisser ce mélange de cordes et de plumes, qui fournit un fil grossier et peu résistant. Le tissage, faute de métier, est fait entièrement à la main. La ceinture des pagnes se compose de plusieurs fils tressés. Si cela permet de dissimuler leur intimité, la solidité manque cruellement. Un stock important de fil a été constitué, avec une motivation qui lui reste obscure.

Son agitation et son changement d’attitude interrogent ses voisins. La révélation de ses intentions les laisse perplexes : il avait affirmé, avec assurance, qu’on allait venir les chercher ; maintenant, il est persuadé que jamais un secours ne viendra. Bartho se lance dans des explications dans lesquelles il s’embrouille. Peu importe ! Son dynamisme permanent lui a donné une position particulière par rapport aux iliens, peu à peu réduits à leurs automatismes. Il a réussi à insuffler un besoin de vie, un besoin de sortir de cette prison. Tsimavio le suit avec ardeur. Elle vient de donner naissance à son premier enfant, Ramananjara, et elle ne veut pas qu’il subisse le sort de la douzaine de bébés morts. Elle veut que « le fils de Mananjara », comme elle l’a nommé, vive. Et ailleurs que dans cette prison.

En l’écoutant, ils apprennent qu’ils ne sont qu’à quatre ou cinq jours de la Grande-Île, là d’où ils viennent, avec une route facile à suivre, entre le midi et le couchant. Ils n’ont plus assez de force pour se révolter. Seule Bakoly pense que le chef blanc aurait pu leur indiquer cette proximité et cette direction, au lieu de laisser une feuille. Peut-être que le radeau de Mihanta a atteint la terre…

La force et la conviction manquent cependant. Bartho doit se montrer très convaincant pour parvenir à se faire aider. En les interrogeant, il leur fait retrouver l’endroit des départs, il y a si longtemps. Il reconnait que cet endroit est le seul possible. Ils récupèrent le reste de la chaloupe, le tirent entre les gros massifs de coraux et parviennent à la positionner sur l'ancien passage des marins.

Pour le radeau, Bartho pense y arriver. Par contre, il a des scrupules pour le fil : la totalité des réserves parait à peine suffisante, et doit être tissée pour obtenir un semblant de voile. Sa résistance sera incertaine, vu sa faiblesse intrinsèque. Pour quelques jours de navigation, le risque peut être couru ! De toute façon, aucune autre solution n'est possible.

Comment cela a-t-il été négocié, nul ne s’en souvient ! Toute la petite communauté se met à nouveau au travail sur le projet de Bartho. Pourtant, il n’a jamais annoncé qu’il comptait embarquer tout le monde, ou seulement quelques-uns. Personne n’a émis la volonté de partir, même si tous regardent chaque jour l’horizon avec attention.

La construction avance ; sa taille limitée montre qu’elle ne pourra pas emporter quatorze personnes. Une dizaine, maximum. Haja est la première à annoncer son départ, sans étonnement, puisqu’elle est la femme de Bartho. Ravo, qui s’est attaché Bartho, lui emboite le pas. Douze ans auparavant, il avait hésité. Cette fois, il a confiance en ce marin qui parait connaitre son affaire. Il entraine avec lui Fanjatiania et Mahatia, les deux femmes qui partagent sa vie, mais pas la troisième : Fahafahana.

Bartho, comme les autres, surveille l’apparition du possible secours, renforçant, par son manquement, son désir de quitter cet ilot maudit. La chaloupe-radeau est prête. Les derniers tonneaux encore intacts sont montés à bord, l’un rempli d’eau, l’autre de viande de tortue ; ils ne ferment plus et si la mer est agitée, le risque est grand de tout perdre ; ceux qui restent stockeront les réserves de viandes dans une maison. Le départ est pour le lendemain, si la mer le permet.

Les passagers montent, sans saluer leurs anciens acolytes. Alors que l’embarcation s’écarte, Mananjara, pris d’une impulsion irrésistible, grimpe à bord, suivi de Miando. Tsimavio, le petit dans les bras le regarde sans comprendre. Elle, elle attendra les secours, elle le lui a dit. Alors pourquoi décide-t-il de partir ? Trop tard ! Une petite brise pousse la voile, qui pourtant n’est guère porteuse, avec son tissage grossier.

La barre est passée sans difficulté et le radeau glisse doucement sur la mer, emportant les six Malgaches et Bartholomé. Soamiary se rapproche de sa fille, veut la consoler. Tsimavio se défait d’un geste brusque. Les cinq autres femmes remontent vers les habitations.

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