sauvetages - 4

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Ce n’est qu’un mauvais rêve ! Elles vont se réveiller et ils seront à nouveau trois et dix, comme avant, comme toujours. Le passage du démon blanc n’aura pas existé. Comment l’appeler autrement ? Ils étaient tous ensemble, formant un groupe homogène, puisqu’à force de vivre côte à côte, ils avaient fini par déteindre les uns sur les autres. Chacun, chacune avait pris un petit geste, une petite attitude d’un ou d’une autre. Chacun, chacune, avait abandonné un de ses travers, devenus inutile. Tout leur appartenait, car ils ne possédaient rien.

Il y avait eu des disputes, des conflits, mais qui s’étaient apaisés d’eux-mêmes, faute de réels motifs. Il y avait bien des jalousies dans les relations, mais ces femmes étaient habituées depuis leur petite enfance à se soumettre. Les discussions cherchaient toujours la conciliation, l’approbation, qui sont les meilleures bases pour l’avenir. Et puis, Soamiary était présente, écoutant, prévenant, consolant les petits drames.

Chacun avait sa place, son rôle. Chacun était nécessaire aux autres. Chacun était attentif. Se retrouver à sept équivaut à être coupé en deux. Le diable blanc était venu avec ses paroles pour en emporter la moitié d’entre eux.

Les jours se remettent à défiler. Chaque évènement a emporté des leurs. Qu’en sera-t-il du prochain ? Les sept femmes poursuivent cette vie sans issue, résignées, indifférentes au passé, au lendemain, ne s’intéressant qu’à l’instant qui, déjà, n’a plus d’intérêt.

Trois lunes passent.

Le point sur l’horizon apparait vers le midi de la journée. De toute évidence, le navire se dirige vers l’ile, comme les trois fois précédentes. Les femmes regardent, ne disent rien. Seul le cœur de Tsimavio s’accélère : peut-être Mananjara est-il revenu la chercher, avec son fils, accompagnant les Blancs ? Elle sait qu’elle se ment, mais l’image de son homme sautant dans l’embarcation reste une plaie douloureuse.

Le soir, le vaisseau mouille, sans aucun signe donné, alors qu'elles aperçoivent les silhouettes s’agiter sur le pont. Elles partent retrouver leurs maisons ; comme les autres fois, demain, il repartira. Une différence les a marqués : il s’est immobilisé de l’autre côté du passage, là où la barre est la moins forte.

Le lendemain matin les retrouve à regarder à nouveau ce vaisseau ancré au large. Le petit Ramananjara, dans les bras de Tsimavio, lui tête ses maigres seins. Quand elles comprennent que les marins sont en train de mettre à l’eau une pirogue à balancier, elles savent que ce sera différent. Deux hommes montent dans la frêle embarcation qui se dirige à la rame vers le rouleau de la barre. Elle arrive au sommet de la vague et glisse sur son déferlement pour en sortir avec grâce à pleine vitesse. L’homme à l’arrière la dirige habilement pour éviter les gros récifs, si bien qu’elle finit par se poser sur la plage, presque au pied des femmes qui se sont naturellement rapprochées.

Tandis que le piroguier stabilise son esquif, un jeune homme blanc en saute.

Après un petit salut, il se présente :

— Jean Lepage, du vaisseau la Dauphine, sous le commandement du capitaine de Tromelin. Nous sommes venus vous chercher.

Malgré les échanges avec Bartho, tout ceci leur reste incompréhensible ; la main tendue vers le fin bateau est beaucoup plus explicite. Les sept rescapées se regardent : elles se sont comprises. Tsimavio et Soamiary se dirigent vers l’embarcation qui, visiblement, ne peut contenir que deux personnes, en plus du rameur.

Le batelier, un homme noir très mince, la fait déjà pivoter, tandis que le marin quitte les femmes pour se diriger vers leur campement.

La pirogue avance vers la lame encore plus monstrueuse quand on est devant. Les deux passagères s’agrippent au rebord, prêtes à être avalées par cette trombe d’eau. Tsimavio serre Ramananjara qui pleure des éclaboussures reçues. Le rameur se présente de biais et, soudainement, propulse l’embarcation qui se trouve presque à la verticale avant de survoler la vague. Un coup de rame les éloigne du déferlement. Soamiary se retourne vers le marin, qui lui sourit, tout en poussant la pirogue vers le gros vaisseau. Sur son côté, des échelles en corde pendent. Le rameur attrape l’une d’elle et indique aux deux femmes de les gravir. Soamiary tente de s’y agripper, tandis que Tsimavio ne veut pas lâcher son nourrisson. Alors qu’elle lève les yeux, désespérée devant cette difficulté, elle est effrayée par le nombre de têtes qu’elle aperçoit au-dessus du bastingage et qui l’observent. Soudain, un jeune matelot bascule au-dessus de la rambarde et en deux, trois mouvements, se trouve à côté d’elle. Avec un grand sourire, il tend les bras vers Ramananjara qui accepte de quitter sa mère. Le jeune mousse, habile comme un singe, est déjà en train de remonter avec le nourrisson dans les bras. Tsimavio entreprend l’escalade de cette molle installation. Arrivée en haut, des bras la saisissent pour lui faire franchir les derniers échelons. Elle se retrouve, au côté de sa mère, son fils dans les bras, au milieu d’un cercle de marins qui les observent avec curiosité.

Un homme, qui parait plus grand que les autres, car les marins s’écartent avec respect sur son passage, s’approche. Un Noir l’accompagne, qui traduit ses paroles :

— Capitaine Jacques-Marie de Tromelin. Bienvenues à mon bord !

Il s’incline légèrement, tandis qu’un « Hourra ! » jaillit des poitrines. Un autre homme les invite à le suivre. Elles font non de la tête, préférant attendre leurs sœurs à cet endroit. L’homme n’insiste pas, tandis qu’un autre leur apporte un gobelet d’eau et une écuelle de riz. Des larmes glissent de leurs yeux en reconnaissant cet aliment.

On veut les faire asseoir, mais elles refusent, impressionnées par ces dizaines d'yeux qui ne les quittent pas. Elles regardent la pirogue repartir vers la plage. Vue d’en haut, elle parait glisser sur la vague avec facilité.

Quand l’embarcation franchit la barre au retour, des applaudissements l’accompagnent. Bientôt, Fahafahana et Mahanina arrivent les rejoindre, accueillies de la même façon. Suivent Aintsoa et Kintana. Bakoly accompagne Lepage dans le dernier voyage. Midi sonne lorsque l’enseigne fait son rapport à Tromelin :

— J’ai parcouru leur campement et l’ile, Monsieur. Personne d’autre. Sept femmes et un négrillon. Aucune trace du nommé Puivert, ni des autres, puisqu’on nous avait annoncé treize esclaves.

— Rappelez-moi : combien ils étaient à bord de l'Utile ?

— On a avancé le nombre de cent-soixante à cent-quatre-vingts, Monsieur.

— Eh ben !

Ces deux mots resteront le seul éloge funèbre pour tous ces disparus.

On propose aux femmes de se serrer dans deux cabines, car il n’est pas envisageable qu’elles descendent dans l’entrepont avec l’équipage. Devant leur refus, on leur apporte des paillasses et elles se réfugient dans un coin du pont qu’on leur indique.

Les cris fusent, les sifflets retentissent, les ordres circulent. Aussitôt, elles sont oubliées, tandis que chacun manœuvre pour le départ. Les voiles tombent, se tendent dans un claquement, le navire prend son allure. Elle regarde ce monde étrange, la mer : aucune n’a un regard pour le blanc du sable qui se mêle vite à celui des vagues.

La mer est calme, le vaisseau file dans les sifflements du vent et de l’eau entaillée par la proue. Elles sont étonnées, sans en trouver la raison : le charivari incessant des vagues n’existe plus.

Elles restent collées pendant ces quelques jours, objets de curiosité pour tout l’équipage, même si personne ne les approche, sauf pour leur apporter à boire et à manger. Comme sur l’ile, elles ne pensent à rien, incapables d’imaginer leur sort futur.

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