sauvetages - 5

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Jacques Maillart du Mesle était arrivé à l’ile de France en 1772 pour prendre ses fonctions d’intendant. Bourguignon d’origine, de petite noblesse, il avait à cœur de réussir sa mission : la liquidation de la Compagnie des Indes était en cours et il devait mettre en place l’administration royale qui la remplacerait. De son poste de commissaire à Cayenne, il avait rapporté une profonde aversion pour l’esclavage, choqué par les conditions dans lesquelles étaient transportés, marchandés ces hommes et ses femmes. Il lui paraissait évident qu’ils étaient moins développés que les Blancs, mais était-ce une raison pour les traiter pire que des animaux ? De plus, pensait-il, ne pas en prendre soin représentait des dépenses inutiles : mieux traités, bien encadrés, ils ne renâclaient pas au travail de force quand ils se trouvaient sous une bonne conduite.

La Compagnie perpétuelle pratiquait la traite et il ne tenait pas dans son cœur les anciens dirigeants. Aussi, quand il avait reçu du ministère de la Marine une lettre associée au mémoire du sieur Castellan du Vernet, il se trouva horrifié en découvrant cette réalité. L’injonction à devoir de vérifier la présence improbable de survivants portée par la directive était bien inutile : il en avait fait une affaire personnelle.

Il retrouva dans les archives du gouvernorat la trace de ce drame en 1761, et, déjà, des suppliques du même du Vernet au gouverneur d’envoyer un navire les récupérer. Desforges-Boucher, le gouverneur de l’époque, avait étouffé l’affaire, car, Maillart l’apprendra, il avait fait interdire la traite dans les Mascareignes, pour développer son propre trafic.

Castellan était reparti et les esclaves avaient été oubliés. Personne n’avait intérêt à s’en souvenir, encore moins à tenter quelque chose. Maillart tomba d'admiration pour cet homme qui répétait, douze ans plus tard, sa demande et rappelait sa promesse d’aller les chercher. Respect de la parole donnée, en véritable homme d’honneur ou culpabilité de n’avoir sauvé que les Blancs ? Difficile à dire. Pourtant, Maillart avait repris le flambeau, par respect du serment, par obligation de porter secours à des naufragés, par bonté et sens du devoir : il se trouvait être le seul à pouvoir agir, et on le lui ordonnait ! Par bonheur, le gouverneur, Charles-Henri-Louis d'Arsac, chevalier de Ternay, appuyait sa démarche.

En tant qu’intendant et commissaire du port, il pouvait armer un navire pour une mission. La Sauterelle se trouvait en attente de cargaison ; se rendre sur l’ile de Sable n’était une affaire que d’une dizaine de jours. Il convoqua le commandant Mengaud de la Hage, qui ne montra pas un fort enthousiasme pour aller affronter les brisants de l’ile maudite, maintenant bien située sur les cartes.

Maillart dut utiliser de forts arguments pour le convaincre. Le rapport du capitaine au retour le désespéra : ils n’avaient aperçu sur le rivage qu’une douzaine de Nègres, treize exactement. Ses sources lui indiquaient quatre-vingts survivants : quelle hécatombe, en quatorze ans ! À moins que les autres ne se soient cachés, par peur. Le plus lamentable fut l’échec de l’abordage. Maillart rageait : ces fiers commandants étaient juste capables d’entrer dans un port ! Aborder une ile entourée de récifs était au-delà de leurs possibilités ! De plus, il avait laissé un homme sur l’ile ! La question du sauvetage devenait donc primordiale.

Les explications du capitaine sur cet ilot entouré de brisants le refroidirent, même si l’absence d’une observation complète de l’ile marquait un manque de bons sens.

Malgré sa position, trouver un vaisseau qui prenne le risque n’était pas aisé, d’autant que la saison des tempêtes débutait. Trois mois étaient nécessaires ! Le Vengeur partit à son tour, avec des instructions précises : observer tout le périmètre de l’ile, trouver l’endroit favorable et aller chercher les quatorze rescapés, tous noirs, dont un Blanc. Maillart avait un doute sur l’honnêteté de Renaudin, le capitaine, avec raison, car si ce dernier lui fit bien une description des passes possibles, les raisons pour ne pas débarquer restèrent vagues et peu crédibles.

Maillart pestait : si Castellan avait pu faire sortir une barge, passer la barre dans l’autre sens était forcément possible ! Ces capitaines manquaient grandement de courage, au moins d’audace. L’expédition suivante confirma son impression.

Tous les commandants de la zone connaissaient la lubie de l’intendant royal. Ils s’en gaussaient ! Risquer des vies et des vaisseaux pour récupérer des esclaves ! Même monsieur de Ternay, le gouverneur, lui avait fait comprendre à mots couverts, qu’il devenait la risée des marins, alors que, cependant, il signait les ordres de mission que Maillart lui soumettait.

L’intendant rumina son projet. Le ministre lui avait donné cette mission, et il la réaliserait ! Pourtant, les mois passèrent, l’hiver austral se termina, avec encore une année de perdue !

Contre toute attente, le capitaine de la Dauphine vient lui proposer ses services. Il n’en donna pas les raisons, mais la réputation de Jacques-Marie Lanuguy de Tromelin le présentait comme un homme hardi depuis son retour d’exploration des mers australes lointaine avec Kerguelen de Tremarec. Il était apprécié et respecté de ses équipages. Son idée, qu’il reconnaissait devoir à un de ses officiers, était d’utiliser les moyens des natifs : ces pêcheurs savent franchir aisément les barres et les récifs avec leur pirogue. « Trouvez-moi une pirogue et son piroguier, et je vais chercher vos naufragés ! »

L’hôpital, sous l’administration de Maillart, disposait d’une pirogue. Son chargement et le départ de la Dauphine furent des évènements commentés sur le port. Le chevalier de Ternay donna son accord : « Dernière tentative ! Il y a des choses plus importantes dont se préoccuper ! ».

La fenêtre de Jacques Maillart donne sur la rue qui mène au port. Il a vu le retour de la Dauphine et attend le rapport de son commandant. Quand il aperçoit la petite troupe remonter vers sa maison, il distingue nettement sept femmes, dont la tenue ne peut laisser de doutes sur leur provenance. Un officier les précède, ainsi qu’un Noir, sans doute l’interprète. Quelques gamins suivent ce cortège, qui passe inaperçu dans les rues de Port-Louis.

Il envoie Joseph, son domestique, les accueillir, lui demandant de faire monter l’officier.

Jean Lepage fait à nouveau son rapport, lui certifiant qu’aucun autre être humain vivant n’est resté sur l’ile. Un radeau de fortune, avec des cordages et des gréements en plume, a quitté l’ile quatre mois plus tôt, mené par Bartholomé Puivert.

— L’imbécile ! marmonne Maillart.

Trois hommes et trois femmes l'accompagnaient. Cette nouvelle attriste l’intendant, car elle montre la désespérance extrême dans laquelle devaient se trouver ces femmes et ses hommes. Que Puivert ait mené cette affaire démontre que la vie sur cet ilot devait être insupportable.

Maillart a l’impression d’avoir failli à sa mission, d’avoir perdu la moitié des naufragés. Il remercie abondamment le jeune enseigne, après s’être fait raconter les épisodes du sauvetage. Il avait raison : avec des hommes de bonne volonté, comme ce jeune officier et son commandant, tout est possible !

Après s’être fait confirmer la présence d’un enfant, il plonge dans une réflexion pleine de culpabilité. Sa foi profonde lui dicte de sauver l’enfant en le faisant baptiser. Il donne l’ordre de faire venir le père Dumontier, toute affaire cessante, avec l’eau bénite et le sel pour le sacrement. Il choisit Moyse comme prénom, en référence à celui Sauvé des eaux. Il associe le sien, Jacques, se portant parrain du gamin. La mère et la grand-mère assistent à cette cérémonie sans rien comprendre, alors que les cinq autres femmes regardent de loin. Dans son zèle, le curé baptise aussi Tsimavio, sous le nom d'Eve, et Soamiary, sous celui de Dauphine.

Cette générosité religieuse ôte le dernier élément que possédaient encore ces femmes et ce bambin : leur identité.

Quand le curé demandera à Simaviou, car il est incapable d’entendre son nom correctement, où est né Moyse, elle le regardera étonnée : jamais, aucun d’entre eux n’a désigné le banc de sable sur lequel ils ont vécu. Ce qui n’existe pas n’a pas de nom ! Elle répond, après avoir interrogé du regard ses consœurs :

— Ny nosy ? [l’ile]

Jacques Maillart offrira l’hospitalité de sa maison à ces sept femmes.

Selon ses responsabilités, il déclarera par écrit qu’elles sont des femmes libres, arguant qu’ayant été achetées en fraude, elles ne peuvent être déclarées esclaves et donc être affranchies.

Quand l’intendant du Roi proposera de les reconduire chez elles, à Madagascar, les femmes refuseront énergiquement. Pour retrouver quoi ? Pour retrouver qui ? Pour avoir à raconter cet enchainement de drames et de non-vie ?

Soamiary, très affaiblie, estimant sa mission terminée, se laissera aller ; elle s’éteindra quelques mois plus tard. Bakoly quittera la première cette maison, attirée par la vie religieuse, en partant vers la France.

Au départ de l’intendant vers un nouveau poste, Fahafahana, Mahanina et Kintana quitteront également la maison. On retrouvera Kintana dans une taverne du port, pour l’amusement des marins.

Aintsoa disparaitra, silencieuse, comme elle a vécu toute cette histoire.

Tsimavio restera domestique et verra Moyse grandir avec les autres négrillons, ignorant tout de son origine.

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