Mihanta - 2/1
Mihanta n’arrive pas à comprendre la brutalité et la brusquerie qui l’ont arraché à un monde jusque là éternel, pour le projeter dans ces abominations, même s’il avait perçu l’approche du le temps des changements.
Il revoit son village, les maisons en terre et en paille, regroupées autour de vastes places où ils avaient tant couru avec les autres gamins, sous les réprimandes indulgentes les jours de marché ou de réunion. Sous le village, avant la vallée, s’étendaient les rizières en terrasses qui reflétaient le ciel ; enfant, il s’était longtemps imaginé transformé en oiseau, virevoltant entre ces deux firmaments. En remontant, au-delà des potagers où les femmes se courbaient, la vaste forêt s’étendait, couvrant les collines à perte de vue, trop dense et trop inquiétante pour se transformer en un espace de jeux. Comment aurait-il pu savoir que la couleur de cette terre avait donné son nom à l’ile Rouge[1], le pays de son paradis ?
Le rythme des saisons, la juste place de chacun, la sagesse des raiamandreny, ces aînés respectés pour leur expérience, les rituels et les cérémonies, telles la famorana [2]et la fenoha[3], lui apportaient un calme et une répétitivité qui le rassuraient, face à une sourde inquiétude permanente, heureusement dissipée par la présence essentielle de Fenosoa.
Son père, lui, avait voyagé jusqu’à la côte, lui avait-on rapporté pour expliquer ses particularités, héritées de sa mère, ramenée d’ailleurs : des traits fins, une peau et des yeux très clairs, inhabituels dans ces contrées. Mihanta aimait entendre parler de cette mère, que tous disaient extrêmement belle, morte en couche à sa naissance. Andotiana, une forte femme qui venait de donner le jour à Fenosoa, avait accueilli le petit orphelin, et éleva les deux bambins comme des jumeaux, sous la surveillance du père, puis, après sa disparition, du grand-père, Avo.
Pour tous, les deux frères semblaient indissociables, malgré leurs différences. Fenosoa, d’un physique puissant et agile, manifestait une exubérance permanente ; il cherchait sans cesse l’impossible, non pour s’imposer, mais simplement pour se prouver à lui-même que rien ne lui résistait. Il gagnait toujours lors des luttes traditionnelles qui permettaient aux garçons de montrer leur force. Mihanta, plus gracile, excellait au fanrona ou au katro, ces jeux de graines ou de cailloux qui demandent réflexion et stratégie. Sa véritable passion se portait sur les plantes : depuis qu’il savait marcher, il s’était attaché à Liantsoa, renin'ny zavamaniry, la mère des herbes, celle qu'on allait voir pour vous guérir. Elle lui montrait les tiges, les feuilles ou les fleurs, les écorces et les racines, détaillant leur nom et leurs pouvoirs. Sa tête avait absorbé cet immense savoir, avec un émerveillement et une telle fascination sur le petit visage qui forçaient Liantsoa à lui détailler ces mystères.
Un jour, à peine âgé de dix ans, Fenosoa avait entrepris de gravir la falaise à la sortie du village. En plein milieu de son escalade, il tomba sur une plante curieuse. Connaissant l’attrait de son frère pour les végétaux, il en cueillit quelques brins avec délicatesse. Le garçon cachait une grande sensibilité, assez proche de celle de son frère de lait. Liantsoa les remercia infiniment pour cette cueillette inespérée, car ils avaient déniché la seule plante soulageant la maladie des taches sombres. Ce jour-là, elle put surtout user de sa science pour remettre en place la jambe cassée de Fenosoa qui avait jugé amusant de sauter d’en haut, sans prévoir la réception sur une pierre. Il lui en resta une légère claudication qu’il vivait avec fierté, la preuve de son intrépidité.
Deux ans plus tard, alors que cette maladie des taches sombres touchait tous les enfants et les jeunes, Liantsoa fit avaler une potion à Mihanta, le seul capable de retrouver la plante, dès que les premiers signes apparurent. Fenosoa se trouvait déjà gravement atteint, assommé par la fièvre et une toux sèche qui lui perçait les poumons autant que l’âme de son frère.
En bas de la falaise, Mihanta avait hésité. Fenosoa l’avait toujours entrainé dans des aventures qu’il se pensait incapable de réussir, mais qu’il entreprenait à sa suite pour voir le sourire de satisfaction de son complice. Cette falaise restait maudite, elle avait blessé Fenosoa. Lui ne possédait ni son agilité ni sa puissance. Si Fenosoa mourait, car beaucoup de jeunes ne survivaient pas à cette fièvre, lui aussi mourrait, de chagrin. Il devait réussir ! Mihanta se plongea au fond de lui, se persuadant qu’il était Fenosoa, vivant ainsi à moitié la réalité. Il prit soin de préserver la plante, la remerciant pour sa générosité. Fenosoa guérit ; quand ils repassèrent par cet endroit, ce dernier regarda la falaise, son ami et murmura :
— C’est quand même toi le plus fort !
Mihanta ne pouvait se souvenir de son originalité que tous acceptaient, dans l’association des deux frères, protégés par la tendresse du grand-père. Il s’était attaché au petit bien avant qu’il devienne orphelin, envoûté par son regard dans lequel il avait perçu très tôt l’étrangeté. L’enfant avait répondu avec une affection entière, qui gommait ses emportements et ses colères dont seul Fenosoa parvenait à le sortir. Aveuglé par son adoration, Avo ne s’était rendu compte de rien, avant que son petit-fils atteigne l’âge de six ou sept ans, car il faisait partie des rares personnes avec lesquelles Mihanta parlait. En effet, sauf en de rares exceptions, sous l’effet d’une émotion, ou si la situation lui apparaissait sans aucun risque, l'enfant paraissait muet ! Seules sa mère nourricière, Andotiana, et sa mère spirituelle, Liantsoa partageaient cette faveur avec son grand-père, et bien sûr Fenosoa qui assurait son rôle de porte-parole dans leur combinaison fusionnelle. Dès qu’on s’adressait à eux, seul Fenosoa répondait, utilisant des tournures démontrant leur unité, car jamais il ne se prononçait en son seul nom ou en celui de son frère de lait. Quand les deux garçons se trouvaient face aux autres gamins, Mihanta écoutait, puis exposait d’une voix calme à son frère une brève proposition dans laquelle chacun se retrouvait. Ce dernier reprenait avec autorité et la bande suivait.
Si Mihanta se trouvait seul devant son interlocuteur, souvent plus âgé, il prêtait l’oreille avec une extrême attention, la bouche légèrement ouverte, accompagnant le discours ou la question de légers hochements de la tête, le regard accueillant et incitatif. L’autre, devant ce visage plein d’intérêt et de compréhension, poursuivait seul sa pensée et terminait, heureux de cet échange, persuadé d’un dialogue constructif, sans s’apercevoir que Mihanta n’avait pas prononcé le moindre mot.
Cette qualité s’amplifia avec l’âge, portée par son regard, qui ensorcelait, selon ceux qui ne le supportaient pas, qui accueillaient, pour les autres, y percevant une gentillesse infinie qui incitait à s’ouvrir. Il recevait ainsi des confidences, reflets de la complexité de l'âme humaine, incapable du moindre jugement. Cela arrivait souvent à la fin de la soirée, quand le feu s’éteignait doucement et que les contes et les histoires s’achevaient, laissant chacun dans une rêverie, propre à se confier à son voisin. Mihanta écoutait ! De la même façon, il observait avec attention, surtout les voyageurs ou les étrangers qui passaient dans le village, toujours accueillis avec hospitalité, pour les remercier d’apporter de la différence, de la nouveauté, échangeant des objets contre de la nourriture.
Mihanta revoit sa vie heureuse, ceux qui le protégeaient et le soutenaient, tel Avo dont il avait perçu la préoccupation ces derniers temps, sans en discerner la véritable raison : les deux frères auraient dû être mariés, voire père, depuis longtemps !
[1] Madagascar
[2] circoncision
[3] retournement des morts
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