Mihanta - 2
Quelques semaines auparavant, sa vie heureuse s’épanouissait depuis bientôt dix-huit taona, l’âge du mariage. Avo, son grand-père, avait abordé plusieurs fois cette question avec lui, en tant que raiamandreny du village qui doit veiller au bon appariement des jeunes. Il avait fait de même avec Fenosoa, avant la famorana, la cérémonie de la circoncision que les deux garçons avaient vécue ensemble. Si le père de Fenosoa avait opéré, Mihanta avait prodigué les soins pendant la cicatrisation, en suivant les conseils de Liantsoa. La fête organisée pour les deux garçons avait été à la mesure de leur reconnaissance dans le village, aussi merveilleuse que le miel, si rare et si convoité.
Avo était revenu à la charge peu après, car de nombreuses suggestions et allusions lui parvenaient pour ce beau parti. Non seulement Mihanta appartenanit à la lignée d’Avo, la plus prospère du village, mais le garçon affichait une allure étonnante : de sa mère, il tenait un teint et des yeux très clairs, inhabituels. Dès son plus jeune âge, il détonnait parmi les autres enfants. Son charme, cependant, résidait dans son regard, qui ensorcelait, selon ceux qui ne le supportaient pas. Les autres y percevaient une gentillesse infinie qui incitait à s’ouvrir. Il ne s’en rendait pas compte, recevant des confidences qu’il ne s’estimait pas en mesure de juger. Son intérêt se développait ailleurs : depuis qu’il savait marcher, il s’était attaché à Liantsoa, renin'ny zavamaniry, la mère des plantes, celle qu'on allait voir pour vous guérir. Elle lui montrait les herbes, les feuilles, les écorces et les racines, avec leur nom et leurs pouvoirs. Fasciné, il absorbait ce savoir, avec agilité, sans dire un mot. Liantsoa continuait, sachant qu’il enregistrait chacun de ces mystères.
Pour Mihanta, la seule raison de vivre était Fenosoa. Leurs différences participaient apeut-être autant à leur assemblage que le partage du même sein tété ? La mère de Mihanta était morte en couche. Andotiana, une forte femme qui venait de donner le jour à Fenosoa, accueillit le petit orphelin, élevant les deux bambins comme des jumeaux. Avo ne se souvenait plus très bien de l’époque, mais il ressentait encore le choc de sa découverte : Mihanta ne parlait pas ! Ou plutôt, il ne parlait qu’avec de rares personnes. Il avait la chance de se compter parmi elles, avec Andotiana et Liantsoa, et, bien entendu, Fenosoa, qui assumait avec naturel son rôle de porte-parole ; avec tous les autres, il retenait ses mots, n’intervenant que rarement et après avoir maitrisé la situation. Dès qu’on s’adressait à eux, seul Fenosoa répondait, utilisant des tournures démontrant leur unité, car jamais il ne parlait en son nom ou en celui de Mihanta dans ces conditions. Si Mihanta se trouvait seul devant son interlocuteur, il l’écoutait avec une extrême attention, la bouche légèrement ouverte, accompagnant le discours ou la question de légers hochements de la tête. L’autre, devant ce visage plein d’intérêt et de compréhension, poursuivait seul sa pensée et terminait, heureux de cet échange, persuadé d’un dialogue constructif, sans s’apercevoir que Mihanta n’avait pas prononcé le moindre mot. Ce dernier avait le don, avec un sourire, de vous donner tout l’amour possible.
À la mort du père de Mihanta, Andotiana le prit en charge, sous la houlette d'Avo, qui avait toujours eu un faible pour ce garçon si spécial.
Fenosoa montrait une exubérance permanente. Avec les autres gamins, Mihanta écoutait, puis proposait d’une voix calme une brève proposition dans laquelle chacun se retrouvait. Fenosoa reprenait avec autorité et la bande suivait. Pour toutes ces générations, les deux compères apparaissaient comme des meneurs sans faille. Tout en force, Fenosoa cherchait l’impossible, non pour s’imposer, mais simplement pour se prouver à lui-même que rien ne lui résistait.
Un jour, à peine âgé de dix ans, il entreprit de gravir la falaise à la sortie du village. En plein milieu de son escalade, il tomba sur une plante curieuse. Connaissant l’attrait de son frère pour les végétaux, il en cueillit délicatement quelques brins. Fenosoa, sous son exubérance physique, cachait une grande sensibilité, en imitation de son frère de lait. Liantsoa les remercia infiniment pour cette cueillette inespérée, car ils avaient déniché la seule plante soulageant la maladie des taches sombres. Elle put surtout utiliser sa science pour remettre en place la jambe cassée de Fenosoa qui avait jugé amusant de sauter d’en haut. Il en resta avec une légère claudication qu’il vivait comme une fierté et une preuve de son intrépidité.
Deux ans plus tard, alors que cette maladie des taches sombres touchait tous les enfants et les jeunes, Liantsoa fit avaler une potion à Mihanta, le seul capable de retrouver la plante puisque Fenosoa se trouvait gravement atteint, assommé par la fièvre et une toux sèche qui perçait les poumons de son frère autant que les siens.
En bas de la falaise, Mihanta hésita. Fenosoa l’avait toujours entrainé dans des aventures qu’il se pensait incapable de réussir, mais entreprenait pour voir le sourire de satisfaction de son frère. Cette falaise était maudite, elle avait blessé Fenosoa. Lui n’avait ni son agilité ni sa force. Si Fenosoa mourait, car beaucoup de jeunes ne survivaient pas à cette fièvre, lui aussi mourrait de chagrin. Il était obligé de réussir ! Mihanta entra en lui-même, se persuadant qu’il était Fenosoa, vivant ainsi à moitié la réalité. Il prit soin de préserver la plante, la remerciant de sa générosité. Fenosoa guérit ; quand ils repassèrent par cet endroit, ce dernier regarda la falaise, puis son ami et murmura :
— C’est quand même toi le plus fort !
Mihanta revoit sa vie heureuse, ceux qui le protégeaient et le soutenaient, tel Avo bien ennuyé ces derniers temps, car son petit-fils et son frère devraient être déjà mariés, voir père !
Le grand-père et le petit fils partageaient davantage qu’une complicité ; une profonde admiration, peut-être même de la stupéfaction, habitait le vieil homme chaque fois qu'il écoutait, après un conseil des sages auquel le jeune homme avait été invité, ses commentaires affutés et ses fines observations sur les réactions des uns et des autres. Sa clairvoyance était trop développée pour un garçon de son âge. Avo se retrouvait un peu en lui, tout en dissimulant la fierté d’avoir un tel esprit dans sa lignée. Mihanta serait plus qu’un raiamandreny ! Sa destinée s'annonçait forcément brillante.
Le grand-père regrettait le manque de maturité, ou d’intérêt, de Mihanta pour les filles. Il s’était demandé si les deux garçons, finalement, n’allaient pas vivre ensemble éternellement, vu leur fusion depuis toujours ! Leur relation interrogeait, car elle paraissait dépasser une simple amitié ou fraternité ; ils ne vivaient que l’un avec l’autre, l’un pour l’autre, s’étreignant avec force et plaisir. Côte à côte, ils brillaient, alors que seuls, chacun devenait terne. On les voyait souvent se tenant la main, bras dessus, bras dessous. Il les avait laissés tranquilles, le temps de comprendre et qu’eux-mêmes expriment un désir, un souhait. Ce ne serait pas la première fois que deux hommes ou deux femmes demanderaient à vivre en commun. Il se souvenait d’un cas, dans sa jeunesse. Et à Rijadina, deux femmes partageaient la même maison. Cela arrivait, même si ce n’était pas convenable. Discrètement, Avo avait tenté de les questionner, pour savoir comment ils voyaient leur avenir. La suite le laissa devant un autre dilemme.
Andotiana, la mère de Fenosoa, devait participer à la fenoha, le retournement de son grand-père, mort trois ans auparavant. La cérémonie se déroulait à Anavolo, son village d’origine, auquel elle se rendrait acompagnée de Fenosoa, maintenant en âge de participer et, bien entendu, de Mihanta. Fenosoa, à peine entré dans le village, avait aperçu Bakoly et en était tombé amoureux. Entreprenant, à son habitude, il n’avait pu se retenir d’avouer sa flamme, à laquelle la jeune fille avait répondu avec le même élan, sans vraiment débrouiller les raisons de leur attirance. La nouvelle de cette liaison était parvenue à Avo bien avant le retour du soupirant et de son frère ; il en avait été réjoui et rassuré : Mihanta, lui aussi, trouverait une épouse, il avait juste besoin de temps.
Pourtant, Avo n’était pas au bout de ses peines. Que Fenosoa choisisse une femme à Anavolo était une bonne chose : plusieurs couples étaient issus de ces deux villages. Si deux jeunes se plaisaient et si tout le monde tombait d’accord, c’était une bonne chose, toujours préférable à une affaire arrangée. Mais pas Fenosoa et Bakoly ! Ils étaient cousins ! Dans ces cas, les raiamandreny de Anavolo devaient donné leur accord.
Son affection pour Fenosoa, par la force des choses, équivalait à celle portée à son petit-fils. De toute façon, Avo avait en horreur de s’opposer et de provoquer de la peine. Surtout à deux jeunes qui partageaient la même passion. Et puis, si Fenosoa était affligé, Mihanta partagerait également cette tristesse, sans doute avec plus d'intensité. Comment arriver à convaincre Faramalalako, et les autres raiamandreny d’Anavolo ? Pour ce dernier, la coutume devait être respectée. Pourtant habile à proposer des compromis, Avo ne parvenait pas à préserver le désir des jeunes, le respect des traditions et les bonnes relations avec Faramalalako. Sa grande expérience lui dictait d’aller vite : si une rupture s'avérait nécessaire, elle devait intervenir très tôt, la blessure extrême pouvant plus facilement se cicatriser si rien d’irrémédiable n’avait commencé.
Sans soupçonner les négociations en cours et les tourments d'Avo, Fenosoa entrainait Mihanta chaque soir dans la brousse, marchant longuement pour atteindre Anavolo. Mihanta écoutait Fenosoa, ne le reconnaissant pas et ne parvenant pas à percevoir ce sentiment qui rendait son frère si éclatant. Le voir tellement heureux le comblait, assuré que cette relation n’entamerait en rien la leur. Il n’avait jamais vu et entendu porté par une telle fougue, un tel emportement pour une autre personne ; ce mystère de Fenosoa le captivait, même s’il devait rester longtemps à l’attendre, avant leur retour si plein de paroles et d’enthousiasme.
Quand Fenosoa prononça : « Tu sais, je crois que je tiens à Bakoly autant qu’à toi ! », Mihanta fut choqué. Jamais il ne s’était interrogé sur ce qui le liait à Fenosoa, puisque cela faisait partie de lui. On ne s’interroge pas sur l’existence de son bras, encore moins de son cœur ! Bien sûr, quand il avait vu Fenosoa terrassé par le mal, il avait été bouleversé, souffrant autant que lui. Cela ouvrait de telles pensées qu’il repoussa leur approfondissement. Pour l’instant, seul le partage du bonheur de Fenosoa importait.
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