Castellan - 4

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À la pause du midi, le drame se noue. Des rumeurs circulent, s'amplifient : deux hommes, Jean Langa, de Labscocq, un vieux marin, et Pierre Lannebat, un novice de Bayonne, appartenant tous deux au groupe des rebelles, ont été découverts dans une anfractuosité du rivage, avec un jambon ! Castellan les avait vus souvent ensemble, soupçonnant une amitié contre nature, comme certaines apparaissent parfois sur ces navires composés uniquement d’hommes. La majorité de l’équipage semble d’accord pour les accabler. Les coupables sont amenés devant lui. Tous attendent sa justice. Les deux hommes sont tellement différents ! Le matelot fait le bravache, tandis que le novice, d'à peine vingt ans, semble désemparé. La majorité exige l’application de la peine maximale ; l’obéissance et les châtiments associés sont le ciment de leur fonctionnement. Sur un vaisseau, les punitions physiques suscitent souvent un mélange de colère et de révolte ; à terre, ici, le spectacle prime. Dans les conditions extrêmes où ils se trouvent, ressentir la main de fer qui les guide et les rassure est un besoin. Seule l’exécution peut les calmer. Le groupe de rebelles, a contrario, attend un verdict de clémence, qui justifierait leur révolte et le recours à leur seule force pour accaparer les maigres ressources. Castellan sait tout cela, ou du moins, il en a l’intuition. Sa décision peut déclencher le chaos qui les emportera.

Soudain, Lanca accuse le jeune d’être venu avec le jambon, alors qu’il dormait paisiblement dans ce trou. Pierre est effondré, ne parvenant pas à formuler deux mots pour sa défense. Aux yeux de Castellan, il parait plus affecté par cette accusation que par le supplice qui le guette. Pour Castellan, le plus jeune se trouvait sans doute sous l’emprise de l’aîné, une forte tête repérée depuis Bayonne. Le juge supposé cherche du secours dans les yeux de La Fargue, qu’il sait sans scrupules et sans état d’âme. Le capitaine en titre hausse les épaules, indifférent au débat et à ses conséquences.

La dispute donne une idée à Castellan :

— Comme il est impossible de trancher et que le délit doit être puni, un seul sera fusillé. Et c’est le sort qui en décidera ! Qui a un jeu de dés ?

Aussitôt, plusieurs mains se lèvent : quel est le marin qui ne serre pas au fond de sa poche les précieux cubes en os ou en bois ? Impossible de les faire rouler sur ce sable mou : c’est donc le seul tir qui sauvera l’un ou l’autre. Un cercle se forme. Castellan l’agrandit, ne laissant la possibilité de lire les points qu’au lanceur et à lui-même.

— Passe-dix, annonce-t-il. En trois passes.

Tous les marins connaissent ce jeu où le but est simplement de dépasser un total de dix, alors que les enchères en forment le principal attrait. Cette fois, elles sont de taille : la mort !

Castellan tend les trois dés au plus jeune. La main tremblante, celui-ci les lance.

— Six, trois, trois ! annonce Castellan en les ramassant avant que Lanca ait pu les lire, car les dés ne montrent que quatre, deux, deux.

Dans son affolement, le jeune n’a rien vu. Sous la contrainte de Castellan, il les relance.

— Cinq, quatre, deux, clame Castellan, sans contestation possible.

Castellan retend les dés à Pierre.

— Deux, trois, cinq !

C’est au tour de Jean ; il doit également dépasser dix, trois fois !

— Cinq, quatre, quatre, clame-t-il.

Les marins sont pris par le jeu.

— Six, six, cinq !

Le dernier lancé est décisif. Jean garde le silence et c’est Castellan qui annonce :

— Deux, trois, trois.

Lanca a perdu. D’un brusque geste, il se libère des deux hommes qui le tenaient et dévale la petite pente pour courir vers la mer. Fauvel, le deuxième lieutenant, épaule pour tirer. Castellan baisse son arme en murmurant :

— Il reviendra !

Les marins le voient se jeter dans les vagues avant d’être rejeté sur le rivage. Dix fois il recommence, dix fois la mer le refuse. Grâce au cordage, il se réfugie sur l’épave. Fauvel est chargé de surveiller son retour. Aucun des marins n’a partagé la perspicacité du premier lieutenant : ils sont irrémédiablement prisonniers sur ce banc de sable et le refuge de l’épave est trop dérisoire pour y demeurer.

Castellan sait que la mise à mort d’un homme, même pour le plus horrible des actes, au contraire d’exemple, exacerbe la soif du sang et de la violence. Il espère une autre issue, tandis que des matelots préparent la scène en fichant un tronc de bambou dans le sable.

Vers cinq heures, alors que le soleil descend vers l’horizon, des cris jaillissent de l’équipe de Taillefer, un colosse capable de bouger seul un canon. La troupe revient pleine de hourras, pour tendre à du Vernet un gobelet empli d’une eau blanchâtre. Elle est saumâtre, mais beaucoup moins que celle de la mer. Le premier lieutenant ne montre aucune satisfaction, préoccupé par la question connexe : est-elle en quantité suffisante ?

Accompagné de l’aumônier, qui a entamé un Te Deum repris par le groupe, il se déplace vers le trou, étonné de le trouver profond d'au moins douze pieds, peut-être quinze. Une pente a même été aménagée pour accéder à sa surface. Avec quel acharnement, et quelle foi, le maitre canonnier et ses hommes ont dû attaquer les coraux durs comme le granite de son pays ! Castellan plonge le gobelet. L’eau est plus claire, ayant eu le temps de reposer.

Une chaine se met en place, chacun n’ayant droit qu’à un seul gobelet, refaisant immédiatement la queue. En une demi-heure, tous semblent désaltérer, bien que certains se tiennent le ventre, tordus de coliques. L’eau est-elle vraiment bonne ?

Pendant que Castellan surveillait le défilé, Taillefer s’était rapproché.

— Lieutenant, ne pensez-vous pas que pour fêter ce miracle, on pourrait faire grâce à Lanca ?

Castellan hoche la tête. Il profite de la fin de la file pour annoncer la décision, saluer par des hourras. L’expiation par l’exécution d’un autre n’est plus nécessaire.

En s’éloignant du puits, il ne peut éviter d’apercevoir les premiers Nègres se diriger en titubant vers le point d’eau.

Depuis son arrivée sur l’ile, il a observé les esclaves rescapés s'établir dans les tentes qu’il a fait dresser pour eux. Ses hommes ont éloigné au maximum les deux camps, pour des raisons compréhensibles. Il les a aussi vus, parcourant leur partie de plage, plus pauvre en débris. En fait, ils sont présents, très présents, malgré leur inexistence. Chaque fois, un serrement pince son esprit : il ne sait que faire, alors qu’il devrait agir, selon les lois de son âme.

Les ressources sont rares, la situation tendue. Proposer de partager avec eux est tout bonnement impossible : la révolte éclaterait immédiatement, avec sans doute le massacre de ces pauvres Noirs comme corollaire. Il avait envoyé Boisbossel, le premier enseigne, les dénombrer. Quatre-vingt-huit, au maximum, dont seule une dizaine était debout, les autres paraissant mal en point. Pour l’équipage, vingt étaient portés disparus, soit un pour sept, alors que près de la moitié des esclaves avait péri, et d’autres, probablement, à venir. Personne, même pas lui, n’avait pensé les libérer lors du naufrage. Cela aurait ajouté à la pagaille. Ensuite, l’important avait été de récupérer la cargaison, mais pas la marchandise qu’ils représentaient : un outil ou un baril de lard avait plus d’importance qu’eux ! Il a préféré écarter de ses pensées ces questions troublantes, de toute façon occupées par mille autres points.

Lors des campagnes précédentes, il avait assisté à ce trafic d’êtres humains, s’en tenant éloigné, ne se sentant concerné ni par ce commerce, ni par leurs manipulations. Un jour, la discussion était venue sur ce sujet, lors d’un diner du capitaine Haumont, sur le Maurepas. Il avait été frappé par les propos du père Robino, affirmant que les Nègres possédaient une âme, qu’ils étaient enfants de Dieu et que les instruire et les baptiser dans la foi relevait d’un devoir sacré. Jacques Leroux, l’écrivain, avait surenchéri, disant que des philosophes de Paris critiquaient l’esclavage, l’estimant indigne des hommes modernes et cultivés. C’est par lui, ensuite, qu’il avait découvert les idées nouvelles qui se répandaient dans la capitale. Monsieur Haumont avait coupé court : la traite des Nègres, comme celles des autres denrées indispensables aux colons des Mascareignes ou des Antilles, entrait dans le commerce nécessaire. Ils avaient, peut-être, une âme, mais leurs mœurs montraient clairement qu’ils n’étaient guère plus évolués que des animaux de traits. De plus, ils se montraient plus aptes à travailler sous ces climats et à résister aux fièvres. D’après ses connaissances, l’effort et la besogne leur étaient nécessaires.

Barthélémy n’avait point participé au débat, car trop de paradoxes s’y heurtaient. Êtres humains pour les uns, bêtes de force pour les autres. Résistants à tout, alors qu’un flux permanent de chair fraiche devait remplacer les morts disparaissant durant l’hiver austral…

La Fargue leur avait imposé de participer à cette affaire, leur promettant de doubler leur mise. La maison d'Aunat avait besoin de travaux, les revenus manquaient après des années de mauvaises récoltes. Revenir en aidant son aîné, le vicomte, lui permettrait également de s’installer. Il avait donc cédé, mais avec l’insupportable impression d’une obligation forcée.

Le premier soir, alors qu’il s’était contenté de verser sa contribution à l’acquisition des « pièces d'Inde », il avait assisté à la sortie des Noirs pour leur repas et leurs ablutions, organisés selon ses directives. S’il n'avait pas croisé le regard du jeune Noir, ces questions ne seraient pas venues le hanter. Dans ce jeune homme réduit à la honte, il avait reconnu son frère d’âme. Ils s’étaient pénétrés, entièrement, dans cette fraction de seconde. La gêne de la différence de situation et sa part de responsabilité lui avait fait détourner les yeux. Maintenant, l’interrogation s’impose face à lui, impossible à fuir.

Barthélémy range ses questionnements dans sa tête, selon sa propre échelle, sans affect, sachant bien qu’il triche avec lui-même.

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