Tsimavio - 2
Ils étaient redescendus dans leur trou, et, comme chaque soir, malgré leurs regroupements avant de descendre, une circulation avait fini d’ajuster les cercles de connaissances. Les discussions avaient ralenti, le sommeil commençait à gagner, quand ils furent secoués fortement. Ceux qui avaient navigué surent immédiatement que le bateau raclait le fond. Leurs alarmes se répandirent, amplifiant les craintes. Les frottements de plus en plus forts soulevèrent les pierres, les déséquilibrant, broyant des pieds ou des mains. Soudain, tout sembla basculer, les projetant sur la paroi, avant que le mouvement inverse les ramène sens dessus dessous. Des cris montèrent, de douleur, chacun tentant de se retrouver dans ce chaos. Le chavirage repris, encore et encore, avec la régularité d’une mâchoire broyant sa nourriture.
L’anticipation des coups leur permit de résister, laissant la place à la panique de s’installer. Tous avaient entendu les coups de masse sur les clous, résonnant dans leur chair, fermer les planches après leurs retours. La sensation de la prison devint intenable et ils firent pression sur les bois épais, espérant les faire céder, écrasant leurs congénères dans cette fuite empêchée.
Le temps ne comptait plus, emporté par l’instinct de survie. Lorsque la coque se rompit, brisant les bordages qui les retenaient, ce fut la débandade dans l’eau qui montait, les premiers s’empalant sur les bois fendus.
Ceux et celles qui trouvèrent le sable sous leurs pieds ne surent jamais comment ils avaient réussi à sortir de l’enfer. Tsimavio laissait son corps pleurer dans des soubresauts, incapable de réagir. Le soleil montait quand l’esprit lui revint. Elle pouvait contempler cette maison de bois, brisée en deux, devant elle. Elle aperçut un bras s’agiter dans l’eau, voulut l’attraper, avant de se faire jeter sur les coraux. Reprenant son appui, malgré ses pieds lacérés, elle put aider l’homme à sortir des vagues. Ce n’est qu’alors qu’un cri la ravagea :
— Neny !
Elle se mit à courir sur la plage, criant cet appel de petite fille, ne jetant qu’un œil sur les corps échoués, certaine que sa mère ne pouvait disparaitre. Arrivée au bout, ayant largement dépassé le dernier cadavre, elle tomba au sol, refusant cette fatalité. Une fois encore, l’abattement la ravagea. Le soleil ardant la fit se redresser. Elle rebroussa lentement chemin, contemplant le désastre de ces pauvres frères et sœurs rendus noyés par la mer, certains abîmés. Elle les regardait attentivement, le cœur vide, rassurée de ne pas reconnaitre le visage aimé.
La plage s’étirait. Peut-être Soamiary était-elle restée sur le bateau, sans pouvoir s'en extraire ? Comment y retourner ? Il fallait qu’elle la retrouve, même morte, pour lui rendre les hommages.
— Tsimavio…
La voix était inaudible dans le fracas des rouleaux. Ces sons si doux lui firent lever la tête : elle était là, vivante ! Les deux femmes coururent l’une vers l’autre, gênées par leurs larmes, rageuses contre ces pas qui les séparaient. Quand elles s'étreignirent , les digues se rompirent ; toutes les souffrances, toutes les humiliations, toutes les peurs, tout le poids des autres s’évacuaient. Depuis leur capture, leur univers avait perdu son sens. En se consacrant aux autres, elles avaient masqué leur propre désarroi, impossible à vivre. Depuis toujours, la mère et la fille se trouvaient en résonance, partageant les mêmes vibrations, rendant inutile l’expression de l’attachement, de l’amour. Leur séparation dans cette abomination avait rendu cette omission insupportable. Les effusions furent sans fin, les pleurs, les rires, les caresses se mélangeant dans une joie partagée. Les cœurs se calmèrent lentement, les deux femmes prenant le temps de s’aimer infiniment. L’épreuve venait de les rapprocher et leurs retrouvailles de leur donner la force de retourner vers les autres : leurs secours importaient davantage que leurs étreintes. Elles commencèrent par se rapprocher du premier corps. Il était sans vie. Tsimavio frémit : si elle avait déjà assisté à des funérailles, elle n’avait jamais vu un cadavre. Soamiary l’étendit sur le dos, lui ferma les yeux et lui croisa les mains sur la poitrine, tout en psalmodiant d’une voix douce. Le garçon, de l’âge de Tsimavio, paraissait dormir. À quelques pas, ce fut une jeune femme, qui réagit au contact de la main. Péniblement, elles la tirèrent en haut de la plage. Tsimavio, prise d’un geste instinctif, alla chercher une lourde carapace de tortue, heureusement à moitié démantibulée. Avec effort, elle la dressa pour mettre à l’ombre la tête de la jeune fille. Elles volèrent au gisant suivant, puis encore. Rapidement, elles arrêtèrent, exténuées, assoiffées. Seulement alors, elles regardèrent autour d’elles, cherchant à leur tour de l’aide. Des silhouettes, un peu plus loin, erraient sur la plage, certaines avec le bras sur les yeux. La mi-journée approchait et le soleil donnait en plein sur le sable à la clarté aveuglante. Les yeux leur brulaient, déshabitués de la lumière intense des tropiques après ce séjour dans la pénombre. Se cacher, trouver de l’ombre, de l’eau… Titubantes, elles remontèrent la plage. De bas arbustes leur griffèrent les jambes, avant d’être attaqués par des oiseaux piaillant. En chutant, elles virent leurs nids, remplis d’œufs ! À tour de rôle, l’une écartait les oiseaux de grands gestes de bras, tandis que l’autre gobait les œufs à sa portée. Rassasiées, mais à peine désoiffées, elles s’effondrèrent, la tête sous un arbuste, puis tombèrent dans une torpeur réparatrice.
Le soleil se trouvait maintenant à mi-course avant son coucher. Soamiary retint Tsimavio qui se levait.
— On ne peut pas continuer comme ça ! Il faut se retrouver, se regrouper. Va par là, cherche un endroit où nous pourrons le faire. Moi, je vais aller voir ceux qui paraissent valides, pour se mettre ensemble.
Tsimavio approuva sa mère. Immédiatement, elle aperçut en se levant la toile tendue par les marins. Elle rappela sa mère pour lui montrer ce prodige. Elles battirent le rappel des valides et, soutenant ceux qui pouvaient marcher, portant les inconscients, péniblement, les vivants se regroupèrent sous cette ombre, bientôt insuffisante, contraignant à aller ramasser d’autres morceaux de toiles déchirés et les monter sur des bâtons, imitant les frêles constructions des Blancs, travail harassant pour cette poignée de femmes et d’hommes. L’insupportable, pour ces êtres pétris du culte des ancêtres, avait été d’abandonner les morts, sans le moindre geste d’accompagnement.
La pire misère, physique et morale, s’abattit sur ces malheureux. Ceux qui tenaient encore debout allèrent fouiller les arbustes à proximité, à la recherche d’œufs. Les moins atteintes, car ce ne sont que des femmes, s'éloignèrent, en rapportant quelques-uns qu’elles firent avaler aux plus faibles. Cette commisération n’empêchait pas les moins résistants de mourir ; les écarter pour les déposer auprès de ceux qui avaient déjà franchi le seuil demandait alors un effort considérable.
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