l'approche - 1
Au campement des Malgaches, le retour des quatre téméraires provoque une fébrilité. À nouveau, ils ne sont qu’une poignée à s’intéresser aux envoyés. Certains, dont la plupart des femmes, sont assis autour, hors du cénacle informel. Les autres se désintéressent complètement de ces échanges, préférant somnoler, la chaleur décourageant de partir en exploration. Le cercle s’est installé naturellement autour de Takalo. Son maintien, malgré son épuisement, et son allure, montrent qu’il appartient à une lignée de chef.
Les quatre messagers s’asseyent. Tous sont gênés, conscients de l’anormalité du moment. Mettre un mot sur ce qui les rassemble, étrangers entre eux, leur est impossible. Peu importe ! Ils sont concernés. Ravo, après avoir cité son nom, aussi embarrassé que son auditoire, raconte en quelques mots l’entrevue : apparemment, ils ont été entendus. Bakoly et le quatrième opinent, tandis que Mihanta garde la tête basse, se demandant s’il n’avait pas pris ses désirs pour la réalité, en faisant confiance à ce Blanc : après tout, qu’a-t-il raconté aux autres ? En tous les cas, son autorité est évidente. Mihanta voudrait tant avoir une certitude, qui confirmerait ce lien indéfinissable entre eux ! Son esprit refuse cette facilité : il ne sait pas ! Takalo devine ce garçon perdu dans ses réflexions ; il ne sait si ce dernier va intervenir ou si leur échange doit se terminer maintenant. Il reste perplexe devant ce garçon, attirant malgré ses aspects effrayants ; son geste d’amitié, spontané, a été ignoré, pour ne pas dire méprisé. Les deux interventions de Mihanta, dont il a retenu soigneusement le nom, prononcé par la fille qui l’accompagne, prouvent un grand entendement ; il avait pressenti qu’avec lui, ils pourraient tenter une entraide pour guider les autres. Il n’a pas voulu les accompagner chez les Fotsy, pour ne pas le gêner et pour respecter ses décisions ; la prochaine fois, s’il y en a une, il ira ! Là est son rôle !
Le petit groupe ne sait comment faire avancer ou mettre fin à la situation, quand deux Blancs aux cheveux d’or arrivent parmi eux, portant un lourd objet. Après un salut gêné à l’assemblée, ils ouvrent le récipient : du riz ! Voilà six jours qu’ils ne mangent que des œufs, volés aux oiseaux qui les défendent de leurs becs pointus, et quelques-uns de ces volatiles quand ils parviennent à en attraper un. Autrement dit, presque rien ! Ce cadeau est salué de rires et de remerciements bruyants qui affolent un peu les deux marins.
Le calme revenu, François parcourt le campement du regard : ils n’ont rien ! Absolument rien, à part des bricoles inutiles ramassées sur la plage. À se demander comment ils ont pu faire leurs pagnes. Il se penche vers Étienne :
— Va chercher une marmite !
Le novice part en courant, pendant que François rassemble du bois, aussitôt aidé des femmes, alors que deux hommes vont remplir le seau. Il sort alors de sa poche le fer, la pierre à briquet et un morceau d’amadou, sidérant les Nègres sur la rapidité de mise à feu.
Bientôt, la marmite bout. François relève la tête et entreprend de les compter, comme Castellan le lui a demandé. Mihanta est resté tout ce temps à ses côtés, admirant la couleur raphia de ses cheveux et la pâleur du ciel bleu de ses iris. Les filles aussi ne restent pas insensibles à la beauté que dégagent ces deux garçons blancs. Mihanta tente surtout de percer leur fonctionnement, étudiant leurs mimiques, leurs gestes. Il comprend aussitôt la démarche que vient d'entamer François. Contre toute attente, il lui saisit les mains, les referme rapidement sept fois, puis ouvre trois doigts. Incertain d’avoir bien compté les gestes, François croit avoir compté quatre-vingt-trois ! Il lève les yeux sur ce très jeune garçon. Sa peau est faiblement colorée et ses yeux clairs sont perçants, avant de s’abaisser immédiatement. Cet échange, aussi fort que bref, le trouble. Il se force à revenir à sa mission et ne peut s’empêcher de rapprocher ce nombre de celui rapporté par Boisbossel au lendemain du naufrage : cinq seraient donc morts de soif, de faim, d’épuisement ! Ce n’est pas possible, car comme les autres marins, il a vu les corps allongés. Il fronce les sourcils. Mihanta, qui ne l’a pas quitté des yeux, décèle le trouble ; il se rapproche de François, lui reprend les mains et, plus doucement, reprend le décompte, avant, à nouveau de tourner le dos. Quinze morts en quelques jours, plus de la moitié depuis le départ de l’ile Sainte-Lucie. Il ne peut retenir un frisson d’épouvante.
Il fixe le dos de Mihanta, les yeux bouleversés. Takalo intervient, écartant les bras et haussant les épaules.
— Lahatra, énonce-t-il.
François comprend davantage par son attitude que par la parole : « Le destin ! », presque choqué par cette acceptation, cette résignation. Mais que peuvent-ils faire d’autre ? se demande-t-il.
Dans la pénombre qui tombe, si les différences de couleur s’estompent, celles des préventions demeurent, accentuées par l’effroyable disparité du drame vécu. Le malaise de François l’oblige à rejoindre les siens. Il va aller rendre compte à Castellan, mais il a besoin de comprendre. Quand il tente d’exprimer son désarroi à Étienne, sur le chemin du retour, il se heurte à une indifférence totale, le forçant à se questionner sur sa trop grande sensibilité.
Une fois les deux Blancs partis, Takalo s’approche de Mihanta. D’un geste doux, il lui relève la tête, le fixe en souriant et lui dit :
— Tu avais raison.
Il n’est pas sûr de la lueur de remerciement dans les yeux de Mihanta, acceptant que du temps soit nécessaire pour qu’ils se rapprochent ; un premier pas a été fait.
Sans le vouloir, le don des Fotsy a bousculé leurs habitudes : auparavant, chacun mangeait, plus ou moins dans son coin, les bribes ramassées. La marmite oblige à une préparation commune, puis à un partage. Tandis que le riz bouillotte, l’une montre un coquillage. Aussitôt, chacun part ramasser une coquille qui lui servira de récipient. Ce soir-là, ils sont tous assis à proximité les uns des autres, appréciant ce contact qui reste distant.
Après le repas, Mihanta, suivi de Bakoly, s’approche du tonneau. Il lance :
— Deux ou trois jours !
Takalo s’amuse : décidément, ce garçon ne dit que les mots essentiels, aux autres de compléter pour comprendre ! Il regarde à son tour le tonneau : c’est bien ça, deux jours de nourriture, trois au mieux. Après ? Se trouveront-ils obligés d'aller quémander d’autres nourritures ? Les Blancs mangent les denrées récupérées du bateau ; quand les quantités restantes seront faibles, même avant, eux n’auront rien ! Le plus vraisemblable est que ce riz est un cadeau unique. Ils doivent se débrouiller uniquement avec les oiseaux, leurs œufs, et les tortues ; ils ont assisté à une capture par les Blancs. Ils n’en ont pas vu d’autres ; peut-être était-elle une occasion unique ?
Le soleil a disparu ; le temps du repos est venu.
Le lendemain, les jours suivants, les garçons aux cheveux d’or ne sont pas revenus ; aucun Blanc ne s’est approché de leur campement. L’ile est minuscule, pourtant tout sépare ces deux communautés qui s’épient de loin.
Une préoccupation surgit, car les Blancs s’agitent beaucoup au bout de l’ile, plus nombreux à arpenter la plage, ne laissant plus rien trainer. Autour de l’épave, ils sont également nombreux, à faire des va-et-vient. Que se passe-t-il ? Les aller-retour au puits, seul rapprochement possible, ne permettent pas de déterminer la raison de leur agitation. Ceux qui partagent cette préoccupation ne parviennent pas à échanger. L’habitude est prise de manger au même endroit. Un soir, Mihanta lance à la cantonade :
— Les Fotsy s’activent. Pourquoi ? Il faut aller voir !
Le même réflexe se répète, écartant ceux qui ne se sentent pas concernés, rapprochant ceux qui se questionnent. Malgré leur malaise, ils doivent se concerter. Mihanta a tranché, approuvé mollement par d’autres : « Pas de danger pour nous ! », car effectivement, ils ne paraissent nullement visés par cette agitation. Même si la première rencontre a été positive, la plupart estiment cette démarche trop dangereuse ! Déjà, qu’ils les laissent tranquilles est appréciable. On ne sait jamais avec eux ! Le jeune sorcier entend autre chose : Ravo, dans son récit, avait insisté sur le respect du chef blanc pour sa personne, paraissant ignorer les trois autres ; ne pouvant appréhender cette relation étrange, ils la craignent, la supposant porteuse d’un ordre contre nature. Dans une assemblée traditionnelle, la question lui aurait été posée. Ici, l’exprimer est délicat, car l'interroger nécessite de le regarder ; tous craignent ces yeux délavés qui percent tout dans votre tréfonds. Un seul pouvait le regarder interminablement ; Mihanta adorait ses yeux souriants dans lesquels il lisait de belles choses. Fenosoa n’est plus, et son frère souffre de ces regards fuyants. Ils ont raison ! Au-delà du questionnement, Mihanta veut retourner rencontrer cet homme ; seul, cela lui est impossible. Takalo est prêt à l’accompagner, mais il attend qu’un autre se décide avant lui, craignant d’effaroucher Mihanta. Bakoly ne bouge pas, ni Ravo. Ce soir, rien n’est décidé.
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