l'approche - 7
Castellan est épuisé, non par la fatigue, toujours présente, mais par l’angoisse. Le chaland est terminé. Les hommes affichent une confiance aveugle dans ce départ. Il n'a pas voulu partager ses craintes, ni avec les officiers, ni même avec François, car il sait qu’il ne pourra résister au moindre doute sur le visage de son disciple.
La mise à l’eau est incertaine : vont-ils seulement pouvoir le faire glisser vers la mer ? Une fois à flot, la structure, trop large, va-t-elle tenir le choc ? Il y a la barre à passer ! Faut-il charger tout le monde ou la passer à vide ? Dans ce cas, la chaloupe devra la franchir une demi-douzaine de fois, avec le même risque répété. Si elle se perd au milieu du transfert, les hommes à bord partiront : il faut donc un officier ou deux lors du premier transbordement. N’arrivant pas à trancher, il soumet la question aux officiers marins. Fauvel et Boisbossel sont d’avis d’embarquer avec la chaloupe, pour réduire les pertes. François, qui a appris de son maitre, défend le passage en une seule fois : le poids évitera le chavirement. De plus, si un problème survient, ce sera la bagarre aussi bien à bord de la prâme qu’à terre, avec des pertes importantes. Partir tous ensemble parait plus risqué, certes, mais c’est la seule solution pour sauver tout le monde. Fauvel, qui s’était désigné pour être le premier à embarquer, « pour assurer l’ordre », et sachant que Castellan serait le dernier, se met à injurier Lemonnier, soulignant sa jeunesse, son inexpérience et sa bêtise, sous-entendant sa soumission à du Vernet. Ce dernier est étonné de la véhémence hargneuse de son second : jusqu’à présent, il avait pensé avoir à faire à un homme pesé et responsable. Au travers de sa diatribe, Castellan perçoit de la jalousie ; pourtant, il a toujours traité les officiers de façon égale. Plus souvent qu’à son tour, il a brusqué Lemonnier. Il avait veillé à ce que leurs apartés restent brefs et discrets, pour autant que cela soit possible sur cette minuscule lande où le regard balaie tout le paysage. Il n’a, qu’il sache, jamais affiché la moindre affection pour François. Pas plus qu’il n’en avait montré pour Léon. Il sait que derrière la fragilité apparente, la timidité, le caractère de François est entier. Il va partir et se battre. Boisbossel les regarde, silencieux, mais il est évident que sa sympathie va au second lieutenant. Ils en sont donc là ! Sous une apparence calme, le feu de la promiscuité a pris ! Si les officiers sont atteints, alors la troupe doit être ravagée. Castellan hésite. Un abattement le prend. Jamais ce chaland lourdaud et fragile ne pourra franchir les récifs, la structure est trop fragile pour résister aux coups violents des vagues. Il y a cru, car il fallait qu’il y croie pour tenir les hommes. C’est fini ! Qu’ils périssent en mer, sur les récifs ou en se battant, quelle différence ?
François se lève brusquement. Par réflexe, Castellan agrippe sa chemise. En face, c’est Boisbossel qui retient Fauvel.
Dans l’action, du Vernet retrouve ses esprits et son rôle de chef.
— Il suffit, messieurs ! Vous n’êtes pas des chiffonniers et les hommes vous regardent ! Serrez-vous la main !
L’autorité est pleinement retrouvée, obligeant les deux hommes à plier. Ils s’exécutent. Castellan perçoit les commentaires des matelots les plus proches. Il se retourne brusquement et les fusille du regard, les forçant à se détourner. La crise est passée. Au moins en surface.
— Le transbordement nécessiterait une dizaine ou une quinzaine d’aller-retour. Soit, au bas mot, une journée entière. Nous avons omis ce point. L’embarquement sera fait en une seule fois. Reprenons le plan et disposons les hommes.
Il sait cette tâche inutile, mais elle va montrer aux hommes les quatre officiers travaillant ensemble. Tout est si fragile ! Il faut maintenant hâter le départ. Ils recalculent plusieurs fois, mesurant chaque banc. Les cent-vingt-deux hommes devraient tenir. Tout juste ! Pas question d’en laisser un seul. Tout le monde à bord ! Il sent la question de François monter, mais il l’évite en affirmant abruptement qu'il sera le dernier à monter. Ce travail besogneux a calmé les esprits, même s’il devine François, à son côté, au bord des larmes. Impossible de lui prodiguer le moindre geste ou la moindre parole de réconfort. C’est peut-être mieux, car il ne saurait pas faire.
Après un bref : « Messieurs, je vous remercie pour votre concours ! », les quatre hommes se lèvent. L’animosité est toujours palpable. Boisbossel et Fauvel s’éloignent, tandis que Lemonnier semble attendre. Il ne lui doit rien ! Dans un moment de faiblesse, il s’est tourné vers ce gamin, c’est tout. La dévotion et l’attention qu’il lui porte sont insupportables. Barthélémy se braque, épuisé par l’inutilité de ce combat, cette façade qu’il doit afficher en permanence. François se rassoit, les yeux perdus dans le vide.
— Petitou, tu peux y aller !
Les paroles sont sorties sans qu’il le veuille. Le jeune enseigne se lève, regarde son lieutenant. Ses yeux en disent tant que Barthélémy enchaine :
— Tu sais, François…
Il s’arrête. Il est sur la ligne de crête, prêt à basculer.
— Va !
Castellan est redevenu le meneur froid et distant.
L’aumônier était venu le voir, gêné. Il affirmait la nécessité de mettre l’embarcation sous la protection du Divin. Castellan avait immédiatement accepté, sans barguigner : autant partager la responsabilité de l’échec ! Car, ils n’avaient aucune chance ! Les Nègres en avaient plus en restant sur l’ile. Une fois la barre passée, ils avaient quatre à six jours de navigation. Le moindre grain briserait le chaland. Si un Anglais les surprenait, un seul coup de canon les coulerait. Et si tout se passait bien, tenir cent-vingt-deux hommes assis et calmes pendant cette durée tenait de la gageure : un énervement, une bourrade, ce serait la bagarre, avec les hommes debout et faisant verser la prâme. Autant emporter une cargaison de crabes !
Il les avait menés à leur fin ! Et ils lui en étaient reconnaissants ! Les imbéciles !
Il en oubliait l’obligation : rester sur l’ile aurait abouti à un résultat semblable, juste un peu étalé dans la durée.
Aussi, quand le père Borry lui avait proposé « La Providence » comme nom, il s’était mépris sur le bref ricanement du premier lieutenant. La Providence ! Très bien choisi ! Pourquoi pas : « Le coup de dés » !
Ils ont attendu le dernier moment pour démonter les tentes. La réserve de voiles s’était perdue dans le naufrage ; les seules toiles disponibles restaient celles du campement, qu’il faudra coudre pendant le chargement.
Ce matin, en arrivant, les Malgaches ont observé les différents ateliers déserts. Tous les marins se trouvent autour du bateau, relié par une longue corde tirée par une barque plus petite. Arrivés loin du rivage, les hommes lâchent la corde, qui plonge au fond de l’eau, avant de revenir. Les hommes placent des rondins sous le devant de la prâme. De concert, les tins sont attaqués à coup de marteau ou de maillet ; s’ils ne cèdent pas simultanément, la Providence risque de se coucher, ou de partir de biais, sans possibilité de la récupérer. Les respirations sont retenues, tandis que le décompte tente de coordonner le retrait des cales. Aux derniers coups, un trop long moment se passe avant que l’embarcation commence à glisser, aussi bien retenue que tirée et poussée.
Soudain, son allure accélère, avant qu’elle ne s’arrête brusquement. Les haleurs reprennent leur souffle, avant que quelques toises ne soient à nouveau conquises. Tout à leur effort, aucun marin ne prête attention au petit groupe juché sur une boursouflure de l’ile, bientôt complété par tous les Nègres, devenus invisibles puisqu'inutiles.
Le bateau chasse brusquement dans l’eau, alors qu’une lame le prend de travers, le faisant dresser sur son bâbord. Les hommes sur l’embarcation sont projetés à la mer. Les marins retiennent leur souffle : si elle se renverse, il sera impossible de la redresser. Les rouleaux s’enchainent, compromettant la stabilisation. Un hourra s’élève quand le bateau trouve son assise, avant d’être stabilisé. Un va-et-vient avec le petit bateau commence, permettant le chargement des barils. Pour les Noirs, c’est fini : « ils partent ! ». Ils tournent le dos et retournent silencieusement vers leur campement. Ils mangent sans paroles, chacun dans ses pensées moroses.
Soudain, une délégation arrive. C’est la seconde fois que des Blancs viennent leur rendre visite. En tête, Castellan, l’homme au visage austère, accentué par une telle maigreur qu’elle est visible sous sa barbe. Il se dirige vers Mihanta, qui se recule pour le laisser face à Takalo.
Sans salutation, Castellan tend une feuille, avec des inscriptions dessus. Cela semble important. Takalo la saisit, tandis que son porteur explique avec force mots incompréhensibles son utilité. Ce que Mihanta croit comprendre, c’est que cette feuille devra être donnée à des Blancs qui débarqueraient sur l’ile.
Castellan a tenu à leur remettre ce papier certifiant que ces hommes sont des naufragés, et non des esclaves rebelles exilés sur ce bout de sable.
Puis en voyant Castellan se montrer du doigt, le pointer vers l’horizon, puis le repointer vers le sable, Mihanta pense deviner une promesse de retour, pour venir les chercher, tout en se questionnant sur les raisons d’une telle opération. Enfin, le chef blanc se tourne vers ce qui reste de leur campement et ouvre les bras pour les inviter à le suivre. Parvenu à destination, il montre les barils, les tonneaux, les caisses et leur fait comprendre que c’est désormais à eux. Ce geste leur parait stupide, car une fois les Fotsy partis, qui d’autres qu’eux profitera de ces vivres ?
— Nous donner ce dont ils n’ont pas besoin, ce n’est pas un cadeau !, murmure Mananjara.
Enfin, le chef fait signe à l’homme-médecine qui remet à Mihanta un pot. Ce dernier le reconnait : c’est la poudre qui atténue la fièvre. Le vieil homme et le jeune se fixent, le regard vide. Ils n'ont rien à se dire. Le destin les a rassemblés, il les sépare maintenant. Chacun est conscient de s’être montré en un être respectable. Qu’ajouter ?
À la tombée de la nuit, la septantaine de Malgaches survivants assiste à l’embarquement. Les Blancs sont en ligne, silencieux. Ils montent un par un. Des bousculades se produisent, car les places paraissent comptées et les derniers angoissent d’être abandonnés. Castellan grimpe le dernier et tranche l’amarre. Une voile se déploie. Mihanta comprend alors seulement le choix de l’emplacement, face au passage étroit où la barre est moins violente. Le navire hésite, puis, profitant d’une lame, franchit le seuil mortel.
Portée par l’alizé, la lourde embarcation file déjà vers l’horizon, poursuivant le soleil couchant.
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[Partis le 27 septembre 1761, après 58 jours passés sur l’ile de Sable, les 122 rescapés du naufrage de l’Utile atteindront Foulepointe le 1er octobre, dans un état pitoyable.
L’ensemble de l’équipage rédigera un mémoire pour remercier Barthélémy Castellan du Vernet de les avoir sauvés.
L’ancien premier lieutenant de l’Utile avertira immédiatement de la présence des esclaves restés sur l’ile. La conjoncture politique, puis la faillite de la Compagnie des Indes, ne permettront l’envoi de secours que quatorze ans plus tard, malgré les incessantes relances de du Vernet.]
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