Nouveau départ - 3
Malgré les difficultés, pour la satisfaction de tous, le sambo se construit de plus en plus précisément. Un mât sera dressé, qui soutiendra la petite voile et un large bout de bois servira pour diriger l’embarcation, si cela est possible.
Leur intuition leur fait douter de la flottabilité, avec vingt personnes dessus. En ramassant les tonneaux sur la plage, ils avaient constaté que les plus vides flottaient mieux, puisqu’ils les récupéraient sans effort. Ces récipients, hormis les trois qui leur servent à entasser de la viande pour les retours de tempête, ont disparu, délaissés puisqu’inutiles. Une nouvelle chasse démarre. Au premier trouvé, ils tentent l’expérience, après être parvenus à le fermer : il flotte très bien ! La décision est prise de mettre ces objets sous ou autour du plancher.
Bientôt, la grande structure se dresse. Pour l’achever, elle doit être basculée, sans la briser. L’opération est difficile, car même en utilisant tous les bras, le poids à retenir est immense pour qu’elle n’éclate pas sur le sol. Alors que quatre hommes de chaque côté la retiennent, deux groupes de trois bloquent les cordes fixées à son sommet. Le radeau commence à s’incliner quand un cordage se rompt, déséquilibrant le tout. Tous s’écartent, tandis que l’assemblage s’écrase dans un bruit de bois fracassé. Heureusement, aucun blessé n’est à soigner ; seule la peur fait battre encore les cœurs. La consternation règne devant cet échec, mais un rapide examen montre qu’il a résisté ! Quelques réparations devraient être suffisantes pour le remettre en état. Ce soir, l’euphorie revient ! Le dernier tonneau d’eau-de-vie permet de fêter l’évènement.
La nuit, Mihanta se réveille brusquement : il vient de se rendre compte d’une erreur phénoménale. Le lendemain matin, il montre aux autres le désastre, résultat de leur inexpérience, et de leur bêtise. : ils ont assemblé le radeau au même emplacement que les marins. Mais la forme est différente et ils ne parviennent pas à positionner des rouleaux en dessous pour le faire descendre, comme ont procédé les Blancs. Du reste, les rondins ont servi à la structure. Il se trouve simplement trop loin de la mer !
À nouveau, l’abattement les accable. À nouveau, le petit groupe des partants relève la tête. Ce n’est rien ! Ils vont recommencer ! Ils vont tout démonter et le rebâtir, en mieux, au bord de l’eau.
Les tempêtes qui risquent de l’emporter ? Avec l’arrivée de l’automne, elles apparaissent moins nombreuses, et plus faibles. Les tortues sont de moins en moins nombreuses. Quand bien même ils échoueraient, ils recommenceraient, encore et encore ! Ils n’ont que ça à faire ! Abandonner, c’est mourir.
Le radeau est démonté, en récoltant soigneusement bois et clous, les pièces descendues sur la plage, devant l’endroit où les Fotsy ont embarqué. Cette fois, ils sont surs d’eux : la barre est ici beaucoup moins forte.
Malgré cette embûche, ils reprennent la construction, ensemble. Ils s’activent, car même si les tempêtes ont disparu, rien ne dit qu’une ne surviendra pas pour emporter tous leurs efforts. En regardant l'état de l'épave, rien n'assure qu'elle puisse à nouveau donner tant de bois. Les esprits vont-ils revenir et intervenir pour exprimer leur hostilité ?
Partir n’est pas suffisant ! Il faut savoir où on veut aller et comment y aller, avec le danger immense de retourner dans une zone où les Blancs les captureraient avant d’avoir débarqué. Ils ont fait le choix de laisser le papier de Castellan à ceux qui resteront. Pour les partants, ce sera ainsi l’aventure de tous les dangers.
Malanto connait les étoiles ; pour lui, ils sont au levant de la Grande Ile, d’où ils sont partis. Hors de portée ? Sans doute ! Les vaisseaux des Blancs vont vite et loin. Le vent régulier vient entre le levant et le midi : il faudra donc avancer avec le vent de trois quarts arrière. Mihanta partage cette intuition depuis longtemps, suivi par Nahary. Ils ne s’interrogent pas sur la maniabilité du sambo, sur l’accotement à l’arrivée, sur une tempête en pleine mer, ou une dérive infinie. Ces dangers, ils en ont conscience, mais sans moyens pour les contrer, il ne reste qu’à s’en remettre à la bienveillance des ancêtres.
Un fort coup de vent se lève, répétant le tout premier, quand les Fotsy finissaient leur embarcation. Dans leurs abris, ils n’ont rien senti, se racontent-ils, pour montrer que, dorénavant, ils sont habitués à leur nouvelle vie. Ils se précipitent quand même vers l’embarcation : le radeau n’a pas bougé, malgré sa position au bord de l’eau. Les vagues ont rugi surtout sur l’autre rivage, comment ne pas y voir un signe favorable ! Leur construction est solide, elle résistera quand elle les emportera !
Le sambo est prêt ; ils ont monté dessus des tonneaux remplis d’eau, des oiseaux boucanés, plutôt séchés au soleil et exposés à la fumée. Il ne reste que la décision à prendre : celle de partir !
Ils sont cinq, décidés à partir. De ceux qui le voulaient aussi initialement, la plupart hésitent maintenant. Ce travail en commun, cette entraide a renforcé leurs liens, émoussé les petites antipathies ; ils ont supporté les tornades, les couples vont se déchirer : à quoi bon partir ? La vie est limitée sur ce récif, mais pas moins que celle qu’ils avaient avant.
Mihanta veut partit au plus vite. Quand Bakoly lui a dit son intention de rester, un déchirement le ravage : il lui est attaché, profondément, se refusant à l’admettre. Tiraillé entre ses sentiments et ses blessures, il se renforce dans sa décision. Sa vie n’a plus de sens, il n’a pas la force de la reconstruire. La disparition de Takalo est le signe qui lui est interdit de retrouver un lien nécessaire à son existence. La fièvre l’affaiblit petit à petit, même si la poudre de l’homme-médecine adoucit les crises. Cette poudre, qui l’aide, mais ne le guérit pas, il n’en reste guère. Il sait que les malades ne résistent pas très longtemps. Intimement, il sait qu’ils vont périr en mer, sans doute de façon plus horrible que ceux qui vont rester. Ce n’est pas pour ça qu’il veut affronter son destin : il veut être debout et le choisir ! Maintenant, plus personne, plus rien ne décidera pour lui.
Jenali, lui aussi, veut reprendre sa vie en main. Avec Hasiniony, ils ont noué une étrange relation, presque sans paroles, puisqu’ils ne se comprennent pas, malgré les longs moments passés ensemble. Ils sont d’accord pour s’embarquer et fuir ce tas de sable sur lequel on ne peut rien bâtir.
Nahary, dans l’admiration de Mihanta, est prêt à le suivre. La douce Haja, qui a cédé au charme de cet esprit vif et malicieux, a su le conquérir. Leur relation tourne à la confrontation, car elle a fini par obtenir l’aveu de Nahary sur les limites de sa science des étoiles. Ce dernier enrage, car il ne parvient pas à la convaincre de son intuition, dont il est certain. Pour elle, Mihanta est habité par un esprit qui le gouverne et le mène à sa perte. Nahary croit que, au contraire, les esprits ont doué Mihanta d’un sens supplémentaire qui lui montre la bonne direction. Entre Haja, qui a déclaré que jamais elle ne partira et Mihanta, qu’il suivrait au bout du monde, Nahary, pris dans un dilemme, attend que le sort lui désigne la bonne voie.
Plusieurs jours passent, dilatant les disputes et les indécisions, l’un poussant au départ, l’autre refusant l’embarquement à son amour. Le déchirement, l’intensité n’ont jamais été aussi forts.
Pourtant, chacun, le cœur lourd, sent que leur destin ne leur appartient déjà plus ; les épreuves ont laminé leur volonté ; les choix de chacun doivent être respectés. Petit à petit, la séparation se fait ; ils sont maintenant huit et dix à vouloir partir sur le radeau, cinq et dix à refuser : les décisions sont prises.
Une dernière assemblée les réunit. Personne ne l’a décidé, mais tous savent que, demain, le sambo quittera l’ile. Ce soir, il n’y a pas de discussion, juste des chants, tandis que des épaules se serrent l’une contre l’autre, que des mains se pressent, que des larmes coulent, invisibles dans l’obscurité. Les voix se mêlent longtemps, partageant nostalgie, tristesse, lamentations. Leur sort est identique, l’issue diffère.
Au petit matin, la place n’est plus aux sentiments. Pour mettre le radeau à l’eau, tous s'activent à creuser en dessous, à le tirer et le pousser pour profiter de chaque grosse vague. Il est à flot. Le sort en est jeté. Les huit et dix montent. Ce ne sont que de petits signes de la main : les gestes douloureux de la séparation ont été prodigués dans l’intimité ; la rupture irrémédiable est consommée. Le bout de tissu tendu sur une perche est hissé et attaché en haut du mat. Les bords inférieurs sont noués au plancher. La voile de fortune se gonfle, comme les cœurs. Lentement, le sambo glisse sur l’eau dans un cri de joie, tellement incertains qu’ils étaient de son fonctionnement.
La mer est calme. La barre se dresse devant eux, l'obstacle majeur à franchir et à dépasser. Nul ne sait si la construction va résister. La plate-forme se présente de biais, se fait refouler par le roulement, glisse vers la droite, l’endroit où la barre est infranchissable. De la plage, les iliens voient les navigateurs s’activer avec des bouts de planche, leurs mains, pour fuir le piège. Un heureux coup de vent ramène le radeau face à la barre et le soulève. L’embarcation est au fait de la vague, sans bouger. Si le vent tombe, elle sera prise dans le rouleau et détruite. Une fraction d’éternité, elle reste suspendue, attendant la décision du sort.
Une petite brise l’emmène vers le large. Les spectateurs sont soulagés : ils n’auront pas à recueillir les dépouilles de leurs sœurs et frères. Ils agitent les bras, en réponse aux gestes d'adieu de ceux du radeau, qui s’éloigne lentement. Cette fois, la séparation est définitive, le retour impossible. Des bras enserrent les épaules les plus affaissées en quittant la plage.
Ils sont cinq hommes et dix femmes sur la plage. Une nouvelle fois, tout est à recommencer.
[Le radeau se perdra en mer.]
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