sauvetages - 2

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Un juron de Bartholomé accompagne ce départ, avant que le groupe remonte vers les habitations, dans leur silence habituel. Le rescapé emboite le pas avec naturel. Ce Breton aux cheveux et yeux clairs en a vu d’autres ! À trente-deux ans, dont deux dans les pontons anglais et un combat naval, il sait que sa bonne étoile l’accompagnera, comme elle le fait depuis son enfance. Il a toujours accepté sa situation, son naturel heureux l’aidant à surmonter les coups durs. Il s’était porté volontaire pour aborder l’ile, ayant bien perçu le danger auquel il s’exposait. Déjà, à Port-Louis, il avait été intrigué par cette histoire des esclaves oubliés depuis quatorze ans et s’était débrouillé pour être enrôlé, curieux de savoir comment ils avaient survécu. De plus, leur porter secours résonnait avec sa foi profonde qu’il exprimait par une charité constante, malgré ses faibles moyens.

Il se mêle donc au petit groupe avec naturel et reconnaissance. Il se présente d’emblée, une fois tous rassemblés pour manger, en posant son doigt sur sa poitrine : « Bartho ! », jugeant son surnom mieux adapté. Puis, les désignant un par un, il leur demande leur nom, répétant chacun plusieurs fois, revenant en arrière pour reprendre sa mémorisation. Son exercice amuse les Malgaches et des sourires apparaissent, ravivant une expression oubliée depuis si longtemps. Cet effort et cette attention les émeuvent, mais leur surprise grandit quand ils le voient se recueillir, les yeux baissés, après que chacun ait reçu son assiette. Cette psalmodie silencieuse, en forme de remerciements, finit de le faire accepter par tous, curieux de la nouveauté qu’il apporte.

Les choses changent quand il relève la tête et commence à manger, car Bartholomé est un infatigable bavard. Dans cette communauté où la parole est devenue inutile devant l’uniformité infiniment répétée de leur vie, cette logorrhée dérange autant qu’elle interpelle. Mananjara tente péniblement de traduire et de répondre à une foultitude de questions et de remarques. Soamiary le sauve en regardant Bartho et en baissant les mains vers le bas. Celui-ci comprend immédiatement et baisse les yeux vers son écuelle, se mettant à manger en silence.

Dès la dernière bouchée avalée, Bartho recommence à ouvrir la bouche, immédiatement stoppé de la main par Mananjara. Avec difficultés, ce dernier rassemble les souvenirs de cette langue honnie et pose les questions. Le Fotsy déroule son histoire : quand il n’était encore qu’un petit mousse, il avait été enrôlé sur le Silhouette, alors que ce dernier ramenait la majorité de l’équipage de l'Utile vers Port-Louis. Le soir, les marins parlaient du naufrage et de leur sauvetage par Castellan du Vernet, leur premier lieutenant. Ils lui portaient une véritable dévotion, alors que cet homme lui paraissait impressionnant par son autorité. Pas comme l’ancien commandant, La Fargue, voyageant comme simple passager et mort pendant la traversée. Quand il cite le nom de Castellan, les yeux montrent l’effort pour se souvenir de cet homme et de sa promesse, maintenant mué en esprit protecteur. L’histoire de la prâme était devenue une saga qui faisait rêver tous les jeunes marins. Les Malgaches écoutaient d’une oreille distraite : ce n’était pas leur histoire ! Quand Bartho raconte que leur abandon sur une ile déserte fait partie de ce mythe, ils ne comprennent pas en quoi cela les concerne. Le Breton enchaine en précisant : ils ne sont pas oubliés ! Simplement, du temps avait été nécessaire pour affréter un navire pour venir les chercher. Il donne des raisons qu’aucun ne peut comprendre.

Soamiary se lève et va fouiller dans l’abri du trésor, pour retrouver la lettre. Il est tard et l’obscurité l’empêche de la retrouver. Demain, on y retournera. Bartho partage avec eux sa confiance : la Sauterelle n’était que la première tentative ; un autre navire va bientôt venir tous les chercher. Les Malgaches écoutent, se refusant à partager son optimisme, puisque la vie leur a abondamment prouvé le contraire. La nuit est tombée depuis longtemps. Chacun se dirige vers sa couche du moment, laissant Bartho désemparé. Estimant avoir son compte d’aventures pour la journée, il s’allonge sur le sable, là où il est, avant de s’endormir, s’imaginant déjà raconter ses péripéties à une assemblée admirative dans une taverne enfumée.

Mananjara est plus lent à s’endormir, car, sans oser se l’avouer, il est fasciné par cet homme, si différent et pourtant si fraternel. Il finit par comprendre que Bartho ne pose aucune différence entre lui et eux. Il a ses habitudes, ses croyances, ses mots, sa peau blanche, mais il les considère comme ses semblables. Même le Blanc, Castellan, malgré sa bienveillance, n’avait pas cette fraternité dans les yeux. Cela l’oblige à réfléchir, à se souvenir que les plus méchants étaient les Noirs, les contremaitres, agissant au nom des Blancs avec brutalité. Les Blancs ne montraient que du mépris. Cela fait tellement longtemps qu’il a oublié tout ça. Un frisson le prend, réveillant Tsimavio.

Le lendemain, la lettre est retrouvée. Bartho parvient à peine à lire ce papier délavé par les pluies des tempêtes. Tant pis ! Le nouvel arrivant fait le tour de sa prison. Le ciel, la mer, le sable. Rien ! À son tour, il éprouve ce curieux sentiment de se trouver sur un bateau immobile. Ce vide l’angoisse, en même temps qu’une intense empathie pour ces treize hommes et femmes qui ont survécu pendant toutes ces années. Il avait entendu le chiffre de quatre-vingts survivants au naufrage. Où sont les autres ? La vérité saute à ses yeux ! Ils se sont mangés entre eux ! Ils sont cannibales ! Hier, ce qu’il a mangé ne pouvait être que de la chair humaine ! Aussi, quand il voit des silhouettes se diriger vers lui, il s’enfuit à l’autre bout de l’ile, provoquant une interrogation chez ses poursuivants.

Il reste deux jours loin d’eux, se faufilant au puits pour se désaltérer. Cuit par le soleil, affamé, il finit par rejoindre la petite communauté, étonnée de ce comportement étrange, retenant ses commentaires. Le pauvre est mal en point, donnant l’occasion à Soamiary de prodiguer son aide.

Au repas suivant, il ose questionner sur cette viande qu’ils mangent. Mananjara lui montre la carapace, la première tortue de la saison ! Les brulures du soleil masquent le rouge de sa honte !

Il interroge alors Mananjara sur leur histoire, les replongeant dans les origines de leur enfer. Pour eux, le vrai point de départ reste la découverte du puits. Auparavant, la capture, l’asservissement, le naufrage paraissent peu de choses, une violence extrême qui a malaxé les souvenirs, les rendant heureusement inaccessibles. Ils partagent une mémoire commune, dessinant un long ruban d’attente sans aspérité et de souffrances. Jamais ils n’avaient évoqué leur vie entre eux ; en le verbalisant devant l’étranger, ils prennent conscience de leur fraternité, quatorze ans durant !

Bartholomé, malgré ses nombreux enrôlements, n’avait jamais navigué sur un navire négrier. Il connait la traite, bien entendu ; ceux qui ont servi sur un vaisseau du commerce triangulaire n’en gardent pas un bon souvenir, mélange de craintes envers ces sauvages, capables de tout, et de honte, face aux tourments subis par ces pauvres bougres, mourant parfois en nombre élevé. Lui n’a jamais envisagé d'approcher ces hommes et femmes de couleur, qui lui répugnent par leur différence. Cela, il ne l’avoue pas à ceux qui l’ont recueilli. D’abord, ils ne sont pas complètement noirs. Ensuite, ils ne l’ont pas rejeté à la mer ou montré de l’hostilité ; ils l’ont simplement accepté parmi eux.

Bakoly ose la question qui la ronge depuis qu’elle a compris que d’autres portaient attention à leur sort. Si le bateau des Blancs était arrivé à bon port, avait-on des nouvelles du radeau qui avait emporté des Nègres ? Bartho la regarde, surpris de cette nouvelle : ces Noirs auraient eux aussi réussi à construire une embarcation ? Mais il n’a jamais entendu parler de l’accostage d’un tel radeau. Les nouvelles circulent d’un vaisseau à l’autre, et ce genre d’histoire aurait forcément été rapportée. Il perçoit que l’importance de cette attente pour Bakoly et lui répond doucement que, peut-être, ils sont arrivés quelque part, où aucun marin blanc ne se trouvait pour colporter ensuite l’évènement. La jeune femme le remercie, sensible à cette réponse qui laisse une possibilité à l’espoir. Après tout ce temps, que reste-t-il de Mihanta ?

En attendant un nouveau vaisseau, il partage leur vie, ouvrant leurs trésors à Bartho, étonné de voir tous leurs petits trésors récupérés et comment, avec astuce, ils ont pu l’utiliser. En retour, il leur montre quelques outils et leur usage. Ils échangent sur tout, même s’il refuse de leur céder ses vêtements ou de mâchouiller cette herbe acide et se moque gentiment d’eux quand ils récupèrent ce qui reste de la chaloupe.

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