l'abandon - 8

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Deux taonas sont passés depuis le départ des Fotsy, sans relief, sans incident. Le temps est tellement identique que personne ne s’est préoccupé de le mesurer. Ils savent juste que, pour la troisième fois, les tortues reviennent en nombre, comme la première fois, juste après leur abandon, devenus un souvenir flou. La carcasse de l’épave seule pourrait rappeler leurs épreuves, mais qui voudrait évoquer ce passé pour se donner du mal ? Le camp et les traces des Blancs ont disparu sous le sable, leurs ustensiles et outils récupérés, plus par habitude que par besoin. Hormis quelques séparations de couples, objets de longues discussions privées, un calme ensorceleur règne sur l’ilot ; chacun poursuit ses rituels de promenades, tel Mihanta qui fait le tour de l’ile le matin, et un autre le soir, dans le sens inverse, alternant chaque jour, n’étant pas parvenu à plus complexifier cette règle.

Ce matin, l’horizon s’obscurcit à nouveau, la mer et le ciel se confondent dans un même noir dense et sinistre. Mihanta sent son ventre se serrer, car il devine une tornade extrême. Dans son souci de tout ranger et de tout classer, il ordonne chaque perturbation vécue. Il a repris ses souvenirs, mais dans son village, les esprits des arbres protègent de la tornade et de la pluie violente. Une seule fois, la rivière, pourtant loin du village, a grossi tellement qu’elle a déversé sa boue dans les maisons ; elle lui sert de référence. Il se souvient de la tempête, du temps des Blancs, plus terrible, la seule à avoir dépassé ce repère. Celle qui arrive, il hésite, mais elle se positionnera bien au-delà, selon son échelle, fondée sur sa seule intuition. Au milieu de la mer, comme ils se trouvent, aucun humain, et même aucun esprit, ne peut affronter ceux du vent, devenu fou furieux. En observant la tempête arriver, il ne sait plus la positionner dans ses grandeurs, tellement elle s’annonce terrible. Il cherche à prévenir les autres, surtout Takalo, pour l’inviter à les rejoindre dans son abri. Il sait que son ami, comme les fois précédentes, refusera, mais il a la volonté de le convaincre. Le vent monte plus vite que d’ordinaire et il a juste le temps de plonger aux côtés de Bakoly avant le déchainement.

Enfoncé dans le sol, le mugissement est différent, plus fort, plus inquiétant, mais ne pas sentir son fouet dans le dos rassure. La violence du vent augmente avec sa puissance, paraissant vouloir souffler l’ilot. Bakoly s’est pressée contre Mihanta, lorsque la toiture s’envole, laissant se déverser des trombes d’eau et d’embruns, emplissant le trou de leur refuge. Ils grelotent de froid et de peur pendant des heures, avant que le monstre ne s’enfuie, laissant le soleil revenir. Étrangement, la mer est calme, ou elle le parait, après cette tourmente sans nom.

Tremblant de fatigue et de peurs rétrospectives, quand ils se tournent vers le reste de l’ile, ils ne reconnaissent rien : la plupart des buissons ont été arrachés, les oiseaux ont disparu, des plages ont été englouties, d’autres sont apparues, comme si Zanahary, le créateur de tout, avait décidé de refaire le monde.

Mihanta et Bakoly regardent l’abri dont rien ne reste, hébétés, hagards, encore assourdis du vacarme du vent. Personne ! Il ne reste plus personne, à part eux deux ! Ils descendent jusqu’à l’ancien campement où il ne trouve que du sable, sans aucune trace d’un passage humain. Ils vont au puits pour boire, sachant qu’ils vont le trouver submergé. À peine y sont-ils que deux silhouettes apparaissent : Soamiary et Tsimavio sont vivantes ! Ils descendent vers la mère et la fille, leur cœur mélangeant joie des retrouvailles et angoisse de la suite. Petit à petit, comme surgissant du sol, d’autres apparaissent. Se savoir vivant après un tel cataclysme entraine rires et effusions.

Mihanta compte ceux qui réapparaissent ; avant la tempête, ils étaient encore sept et quarante ; rares étaient les lunes sans une cérémonie pour accompagner un des leurs et offrir sa dépouille à la mer. Il refusait de réfléchir sur ces disparitions, trouvant toujours une cause, masquant leurs faiblesses physiques grandissantes, même si le rythme diminuait ; beaucoup n’avaient pas dépassé le premier taona. Il refusait, parce que son esprit projetait cette tendance dans l’avenir, laissant peu de chances à ceux qui avaient résisté jusque là. Aujourd’hui, après la fin de la tempête, il ne dénombre que neuf et trente membres. Huit ont été emportés, balayés de l’ile par ce souffle puissant. Il connait tous les noms : Tefy, Fanilo, Herizo, Heritanjona, Anoka, Bary, Ibiazavola. Le dernier lui arrache le cœur ; c’est impossible, pas lui, pas Takalo ! Il est sage, prudent. Il va revenir…

Mihanta part en courant, en hurlant, l’esprit défait. Bakoly le retrouvera, agité de soubresauts, ravagé par les pleurs. Elle sait qu’elle ne peut rien. Le chagrin et le désespoir doivent sortir, même s’il doit en mourir. Seul l’épuisement calmera l’agitation, avant son endormissement. Bakoly craint le réveil, qui sera terrible. Elle s’approche, s’accroupit, pose sa tête sur ses genoux. Elle reste des heures, lui caressant les cheveux, fredonnant une chanson triste. Ils sont seuls, car le reste des survivants s’affaire à recouvrer leurs maigres biens.

Mihanta se réveille, alors que Bakoly, le tenant toujours, s’est à son tour enfoncée dans le sommeil. Le mouvement la sort de sa torpeur. Le regard de Mihanta l’effraie par sa froideur, comme si la vie n'était plus présente. Serait-il devenu un kinoly ?

Mihanta se redresse, en gardant les yeux sur le sable. De façon étonnante, il se lance dans un long discours, entrecoupé de silences. Elle n’est pas certaine qu’il s’adresse à elle, car ses paroles ressemble plutôt à une réflexion à voix haute. Du reste, elle n’en perçoit pas tous les mots.

— Les esprits m’ont abandonné…

— Je le savais…

— Ils m’ont pris mon frère, ils m’ont arraché la moitié de mon âme…

— Qu’ai-je fait pour les fâcher ?

— Pourquoi n’ai-je pas suivi leur…

— Takalo, il ne fallait pas !

— Interdit d’aimer…

— Il fallait le repousser.

— Ils me l’ont pris…

— Plus jamais…

Après un long moment de prostration, il se relève. Bakoly le regarde, sans parvenir à accrocher ses yeux. Elle avait eu du mal, mais elle avait réussi à soutenir son regard, s’offrant ainsi à lui sans défense, avec le profond désir que Mihanta la possède entièrement.

En retour, elle avait trouvé autant de belles choses que de terrifiantes. Elle avait cru à de la peur, mais, avant tout, Mihanta doutait de tout, interrogeait tout, sans cesse. Parfois, elle ressentait une profondeur, ou plutôt une hauteur, qui prouvait sa perspicacité. Elle avait surtout surpris des élans infinis de tendresse, qui ne pouvaient que la transformer en amoureuse dévouée. Si Fenosoa avait partagé cette flamme, alors il avait dû être le plus heureux des enfants, puis des hommes. Ses souvenirs étaient réapparus lentement, surtout ceux de leur première rencontre. À la cérémonie de retournement de son oncle, elle avait vu ces deux garçons aux épaules collées, aux bras emmêlés. Intriguée, elle s’était approchée et avait croisé les yeux de Mihanta. Une attraction infinie, couverte par un affolement l’avait figée. Fenosoa s’était alors détaché, offrant des yeux rieurs et accueillants, une stature réconfortante, avec une timidité touchante. Mihanta s’était éloigné, puis tenu à distance, quasiment invisible, tandis que la tendresse grandissait avec son frère. Pourtant, il restait en permanence avec eux, puisque Fenosoa ne se racontait qu’en utilisant le pluriel.

La suite, Bakoly l’apprendra un soir, un de ces moments où la mer cesse de rugir, ou la brise légère rafraichit les corps et la lumière du couchant apaise les cœurs. Mihanta, dans un rare abandon, lui avait alors révélé sa grande impression lors de ce premier et bref échange qui l’avait tétanisé. Fenosoa avait réagi le premier ; il s’était retiré, avouant, dans un petit rire, qu’il n’aurait pas su quoi faire. Le plus étrange suivit : Fenosoa était son frère et il dit l’immense joie qu’il aurait trouvée d’avoir Bakoly comme sœur ! Est-ce à ce même moment, ou plus tard, qu’il lui porta le coup maudit : Bakoly était la femme de Fenosoa ; jamais elle ne sera la sienne !

La jeune femme regarde celui qui est son homme, même s’il la refuse. Non, Mihanta ne peut devenir un kinoly, car il est un pur esprit. Elle ne peut rien pour lui et ne pourra jamais rien. Sa vie aussi vient de s’achever. Elle va continuer à assister l’homme qu’elle aime, même s'il est détruit.

Une longue cérémonie funéraire accompagne la perte de leurs quatre compagnons et quatre compagnes, avalés par la mer. Mihanta garde les yeux secs, absent de ce partage.

Quand le rite se termine, les regards se tournent vers lui, attendant une réaction de leur ody gasy, le seul maintenant qui détient la sagesse. Mihanta tourne le dos et s’en va.

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