Chapitre 2 : Lucas
Lucas Dupont referma la porte de sa salle de classe avec un soupir de soulagement. Le dernier élève venait de partir, traînant des pieds et un cartable trop lourd pour ses épaules frêles. Le silence qui s’installa dans la pièce déserte lui sembla à la fois apaisant et oppressant. Les murs jaunis par le temps, les tables griffonnées de messages anodins, et l’odeur persistante de craie et de désinfectant : tout cela formait un décor familier, mais désespérément figé, comme sa propre vie.
Lucas enseignait la littérature depuis presque dix ans, mais l’enthousiasme des débuts s’était lentement éteint, remplacé par une lassitude qu’il peinait à dissimuler. Les élèves étaient jeunes, souvent inattentifs, trop préoccupés par leurs téléphones pour écouter ses explications sur Hugo, Zola, ou Flaubert. Il se demandait parfois si ses cours avaient encore un sens, si sa passion pour les mots pouvait encore toucher quelqu’un.
Il jeta un coup d’œil à son téléphone. Aucun message de sa fille, Léa. Elle avait 9 ans et passait le week-end chez sa mère, dans une maison bien trop grande pour elles deux. Il savait qu’elle lui en voulait, même si elle ne le disait jamais vraiment. Le divorce avait laissé des cicatrices, et Lucas avait du mal à comprendre comment recoller les morceaux de cette relation fragile.
Il ramassa ses affaires, son sac lourd de livres et de copies à corriger, et sortit dans la cour du lycée. Les rires des élèves résonnaient encore au loin, mais lui se sentait de plus en plus étranger à cet univers. Sur le chemin du retour, il s’arrêta comme à son habitude dans un petit café, son refuge quotidien. Le serveur le connaissait bien et lui apporta un expresso sans qu’il n’ait besoin de commander.
Il sortit un carnet de notes de son sac et commença à griffonner quelques idées. Lucas rêvait d’écrire un roman, un vrai, mais chaque tentative finissait en ébauche avortée, en phrases incomplètes et personnages sans vie. Pourtant, il persistait, car écrire était l’unique moyen de mettre des mots sur le malaise qui l’habitait.
Son regard se posa sur une jeune femme assise à une table voisine. Elle pianotait frénétiquement sur son ordinateur portable, un air concentré et soucieux sur le visage. Clara Martin. Il l’avait déjà croisée ici plusieurs fois sans jamais lui adresser la parole, mais il connaissait son nom : il l’avait entendu lorsqu’elle avait commandé au comptoir une semaine auparavant.
Il se demandait ce qu’elle pouvait bien écrire avec autant de détermination. Peut-être un rapport pour son travail, ou un e-mail personnel qu’elle hésitait à envoyer. Ils étaient voisins de café, partageant chaque jour ce même espace sans jamais se parler. Lucas se surprit à imaginer quelle vie pouvait bien cacher ce visage grave.
Les heures défilaient, et Lucas restait plongé dans ses pensées. Son téléphone vibra enfin. Un message de Léa, une simple photo d’elle avec son chat. Rien de plus. Mais ce petit geste lui réchauffa le cœur, et pour un instant, il oublia la fatigue qui lui pesait.
Il rangea son carnet, vida sa tasse d’un trait, et se leva. Dehors, le ciel s’était couvert de nuages menaçants. Il remonta son col, prêt à affronter la pluie qui ne tarderait pas à tomber.
En traversant le boulevard, il aperçut de l’autre côté de la rue une figure familière : Julien, le sans-abri qui faisait partie du décor quotidien de ce quartier. Lucas l’avait vu tant de fois qu’il aurait pu le dessiner de mémoire : la barbe grisonnante, le manteau troué, et ce regard dur mais résigné.
Julien ne demandait jamais rien, ou presque. Il se contentait d’être là, un témoin silencieux de la ville et de ses passants. Lucas hésita un instant, puis sortit quelques pièces de sa poche. Il s’approcha et les glissa dans la main de Julien.
— Merci, murmura Julien sans lever les yeux.
— Ça va ? demanda Lucas, plus par politesse que par réelle curiosité.
Julien haussa les épaules. Ils échangèrent un regard bref, un de ceux qui en disent long sans qu’un mot ne soit prononcé. Lucas se détourna et continua son chemin, le bruit des gouttes de pluie commençant à marteler le sol.
Il se sentait étrangement lié à cet inconnu. Julien représentait tout ce que Lucas redoutait le plus : l’échec, l’abandon, le naufrage silencieux d’une vie. Mais en même temps, il voyait en lui une résilience brute, un courage qui, lui, lui faisait défaut. Lucas poursuivit son chemin, la tête basse, avec le sentiment que cette journée ordinaire n’était finalement qu’une parmi tant d’autres, mais qu’elle contenait aussi, comme toutes les autres, une infinité de possibles.
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