Chapitre 4 : Julien

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Julien se réveilla avec le froid mordant qui lui transperçait les os. Il ouvrit les yeux lentement, se réajusta sous sa couverture usée, cherchant un peu de chaleur dans cet abri de fortune qu’il avait trouvé sous un porche. Paris s’éveillait autour de lui dans une indifférence tranquille, les premiers bruits de la circulation remplissant l’air comme une symphonie lointaine.

Julien vivait dans la rue depuis bientôt cinq ans, une succession de mauvaises décisions et de malchances qui l’avaient conduit là. Avant, il avait un emploi dans une petite entreprise de bâtiment, un appartement modeste, et une vie sans éclat mais stable. Mais l’accumulation des dettes, la perte de son travail, et une séparation douloureuse l’avaient fait glisser lentement mais sûrement vers le point de non-retour. Maintenant, il passait ses journées à arpenter les rues, à chercher de quoi manger et un coin tranquille pour se poser.

Il se redressa péniblement et observa les passants qui se hâtaient autour de lui. La plupart évitaient son regard, pressés par leurs propres soucis. Il avait appris à ne plus leur en vouloir ; la ville n’avait pas le temps pour ceux qui trébuchaient. Mais de temps en temps, il croisait des visages familiers, des gens qui lui adressaient un sourire furtif ou un geste de politesse.

Julien connaissait les habitudes de certains d’entre eux. Comme cette femme qu’il voyait chaque matin, Clara, toujours absorbée dans ses pensées, le pas rapide, le regard fuyant. Ou cet homme, Lucas, qui s’arrêtait parfois pour lui donner quelques pièces. Julien savait reconnaître chez eux les signes d’une vie en déséquilibre, d’une quête silencieuse qui les habitait. C’était un peu comme regarder dans un miroir brisé où chaque morceau reflétait une part de lui-même.

Aujourd’hui, il décida de se rendre au square où il avait l’habitude de passer ses après-midis. Le soleil perçait timidement les nuages, et Julien appréciait ces moments de lumière, aussi fugaces soient-ils. Sur le chemin, il passa devant une boulangerie où l’odeur du pain chaud le fit saliver. Il fouilla ses poches et rassembla quelques pièces. De quoi s’offrir un petit-déjeuner simple, mais suffisant pour réchauffer un peu son estomac vide.

Assis sur un banc, il mordit dans sa baguette en regardant les enfants jouer dans le parc. La scène lui rappela sa propre enfance, bien lointaine maintenant, mais encore vivante dans un coin de sa mémoire. Julien n’avait jamais vraiment eu l’ambition de conquérir le monde ; il avait juste voulu une vie tranquille. Mais la vie avait ses propres plans, des plans dont il n’avait jamais été le maître.

En observant autour de lui, il remarqua une jeune femme qui peignait sur un chevalet portable. Sofia. Il l’avait déjà vue ici quelques fois, concentrée sur ses toiles, comme si le reste du monde n’existait plus. Aujourd’hui, elle travaillait sur un paysage urbain, capturant les immeubles gris et les touches de verdure du parc avec une sensibilité qui semblait presque magique.

Julien hésita avant de s’approcher. Il n’aimait pas s’immiscer dans la vie des autres, surtout celle des artistes, qui lui semblaient appartenir à un univers différent. Mais il y avait quelque chose dans les couleurs qu’elle utilisait, un éclat de vie qui contrastait avec le béton environnant.

— C’est beau, ce que vous faites, dit-il d’une voix rauque, presque timide.

Sofia releva la tête, surprise. Elle lui adressa un sourire léger, sans trace de jugement, et continua de peindre.

— Merci, répondit-elle simplement. C’est encore en cours, mais j’essaie de capturer un peu de cette ville… avant qu’elle ne change encore.

Julien hocha la tête, sans vraiment savoir quoi ajouter. Ils restèrent un moment silencieux, chacun absorbé dans ses pensées. Sofia peignait, et Julien se contentait de regarder, comme un spectateur qui assiste à une performance qu’il ne comprend pas totalement mais qui le touche quand même.

— Vous peignez souvent ici ? demanda Julien finalement, plus par envie de prolonger cet échange que par réelle curiosité.

— Dès que je peux, avoua Sofia en haussant les épaules. C’est le seul endroit où je me sens vraiment libre, je crois. Le reste du temps, je bosse au café, ou je me perds dans les galeries à rêver que mes toiles y seront exposées un jour.

Julien sentit une pointe de tristesse dans ses mots. Il connaissait ce sentiment, celui de rêver d’un autre endroit, d’une autre vie, sans jamais être certain de pouvoir y accéder.

— Vous devriez essayer, dit-il soudain. Vous avez du talent. La ville pourrait peut-être changer, mais vous pouvez capturer ce qu’elle est maintenant. C’est important.

Sofia sourit, touchée par ces mots inattendus. Julien n’avait pas l’air de quelqu’un qui donnait des conseils, et pourtant, il venait de lui offrir une vérité qu’elle n’avait pas osé formuler elle-même.

— Merci, répondit-elle doucement. Ça me donne envie de continuer.

Julien acquiesça, puis se leva, prêt à reprendre sa route. Avant de partir, il jeta un dernier coup d’œil à la toile de Sofia. Pour lui, c’était plus qu’un paysage ; c’était une capture de la vie, des ombres et des lumières qui faisaient la ville, ses habitants, ses espoirs et ses désillusions.

Il s’éloigna, le cœur un peu plus léger. Il n’avait peut-être pas grand-chose, mais il restait ces moments où la solitude de la ville se brisait, ne serait-ce qu’un instant. Des rencontres brèves, des regards échangés, des mots qui résonnaient comme des échos de ses propres pensées. Et c’était suffisant pour continuer, pour trouver chaque jour une raison de se lever et d’affronter le monde.

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