Chapitre 10 : Entre Deux Mondes

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Les semaines qui suivirent furent marquées par un équilibre fragile mais apaisant. Chaque membre des Invisibles poursuivait son chemin, tout en se retrouvant régulièrement pour travailler sur leur nouvelle création. Les tensions du dernier dîner semblaient dissipées, remplacées par une compréhension plus profonde de ce que signifiait leur amitié.

Clara, après avoir pris du recul, s’était replongée dans l’écriture avec une intensité nouvelle. Les mots coulaient sur le papier, nourris par ses réflexions sur le groupe, sa propre identité, et le sentiment persistant de marcher sur un fil tendu entre ses aspirations et la réalité. Elle avait reçu plusieurs offres intéressantes de maisons d’édition, mais une en particulier attira son attention : un projet de recueil de textes courts sur les expériences de vies marginales, inspiré par ses rencontres avec Julien et d’autres personnes en situation de précarité. Ce projet, loin de ses écrits habituels, résonnait en elle comme une opportunité de donner une voix à ceux qui, comme Julien, se battaient chaque jour pour être visibles.

Julien, quant à lui, continuait de dessiner. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait légitime dans son art. Il passait des heures dans des coins de la ville, esquissant des scènes du quotidien, capturant des instants fugaces de vie qui, une fois réunis, formaient un portrait intime de Paris, vu par les yeux de ceux qui l’habitent en silence. Ses dessins, bien que modestes, commençaient à intéresser des visiteurs de la galerie, et il envisageait même d’en vendre certains pour se procurer du matériel.

Sofia s’épanouissait dans cette nouvelle dynamique. Son idée de performance interactive prenait forme. Elle avait réussi à obtenir l’accord d’une friche industrielle dans le nord de Paris pour y organiser une installation éphémère. Elle voyait déjà l’espace comme un labyrinthe artistique, où les visiteurs pourraient déambuler et laisser une trace, un mot, un dessin. Elle imaginait des projections sur les murs, des bandes-son mêlant bruits de la ville et voix anonymes, un mélange de chaos et de beauté brute, à l’image de leur groupe.

Lucas, de son côté, se retrouvait à jongler entre ses cours et son implication avec les Invisibles. Ses élèves, intrigués par les bribes de vie artistique qu’il laissait échapper en classe, commençaient à voir en lui un professeur différent, plus accessible, plus humain. Lucas prenait plaisir à parler de philosophie de manière moins académique, à lier les concepts abstraits aux réalités qu’il vivait avec ses amis. Il préparait une série de réflexions philosophiques sous forme de courts essais qu’il envisageait d’intégrer à leur prochaine œuvre, espérant ainsi offrir une dimension supplémentaire à leur projet.

Un vendredi soir, alors que le groupe se retrouvait dans un bar pour discuter des avancées de chacun, l’ambiance était légère, empreinte de l’enthousiasme d’un nouveau départ. Julien sortit un carnet de sa poche, révélant plusieurs croquis qu’il avait faits ces derniers jours. Il les étala sur la table, et les regards se tournèrent aussitôt vers ces dessins qui captivaient par leur simplicité et leur sincérité.

— Ces croquis… Ils sont magnifiques, Julien, murmura Sofia, impressionnée. On pourrait les intégrer dans la performance, non ?

Julien haussa les épaules, un sourire modeste sur les lèvres.

— Pourquoi pas. Mais je pensais peut-être les garder pour quelque chose d’encore plus personnel. Un projet solo, mais en lien avec vous. Comme un dialogue entre nos travaux.

Cette idée plut immédiatement. Leurs œuvres ne devaient pas nécessairement être fusionnées ; elles pouvaient aussi se répondre, s’influencer mutuellement, tout en laissant à chacun l’espace d’exister pleinement.

La soirée se poursuivit entre éclats de rire, échanges animés et confessions discrètes. Lucas, emporté par l’enthousiasme ambiant, se mit à évoquer un projet de podcast sur l’art et la philosophie, où chaque épisode serait une réflexion sur l’une de leurs créations. Il rêvait de conversations profondes et accessibles, où leurs œuvres serviraient de point de départ pour explorer des questions universelles.

Clara, en entendant Lucas, proposa d’écrire des textes d’introduction pour chaque épisode, des fragments poétiques qui captureraient l’esprit de chaque discussion. L’idée plut immédiatement, et bientôt, les Invisibles se retrouvèrent à planifier ce nouveau projet autour de la table, chacun apportant sa pierre à l’édifice.

À un moment, Clara observa ses amis en silence. Elle les voyait discuter, échanger des idées avec une complicité naturelle, comme si ce groupe avait toujours existé. Elle se rendit compte à quel point ces moments lui étaient précieux, à quel point elle avait besoin de cette connexion pour se sentir entière. Sofia, avec sa passion débordante, Lucas, avec sa réflexion tranquille, et Julien, avec sa sensibilité discrète… Ensemble, ils formaient une constellation d’âmes singulières, illuminant le chemin les uns des autres.

Mais ce bonheur tranquille fut bientôt perturbé par une nouvelle inattendue. Alors qu’ils s’apprêtaient à partir, Lucas reçut un appel de son directeur d’établissement. Sa dernière intervention en classe, où il avait évoqué leur œuvre lors d’un cours sur l’engagement artistique, avait suscité des plaintes de quelques parents, inquiets de voir leur professeur mêler sa vie personnelle à son enseignement. Lucas sentit son estomac se nouer. Il savait que les frontières étaient fines, et qu’en exposant ainsi ses élèves à ses passions, il prenait des risques.

Le reste du groupe, en voyant son visage se crisper, comprit que quelque chose n’allait pas. Après avoir raccroché, Lucas leur expliqua la situation, cherchant à minimiser l’impact de cet appel, mais le malaise était palpable.

— Je ne veux pas que ça devienne un problème, dit-il en haussant les épaules. Peut-être que j’ai juste été trop loin…

Sofia posa une main sur son bras, cherchant à le rassurer.

— Lucas, tu as le droit de partager ce que tu es. C’est ça qui rend tes cours uniques. Ne laisse pas ces critiques t’arrêter.

Clara approuva d’un signe de tête.

— Ce qu’on fait ici, c’est précieux. Si ça doit bousculer un peu les normes, tant mieux.

Julien, de son côté, resta silencieux. Il savait mieux que quiconque que les jugements extérieurs pouvaient être destructeurs, mais il admirait la manière dont Lucas restait fidèle à lui-même malgré tout. En silence, il fit le vœu de soutenir son ami autant qu’il le pourrait.

La soirée se termina sur une note plus douce. Malgré les doutes, les peurs et les incertitudes, les Invisibles comprenaient qu’ils étaient en train de construire quelque chose de beau, à leur manière. Ils étaient des passeurs d’émotions, des témoins de vies oubliées, des artistes improvisés cherchant à réconcilier leurs mondes intérieurs avec la réalité.

Avant de se séparer, Sofia leva son verre une dernière fois.

— Aux Invisibles, et à tous les chemins qu’on n’a pas encore explorés.

Ils trinquèrent, le regard tourné vers l’avenir. Un avenir incertain, mais riche de promesses, où chaque pas, chaque création les rapprochait un peu plus de la vérité de ce qu’ils étaient.

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