Chapitre 22
Avec les hommes qui entouraient Vespef, notre nombre était passé d’un peu moins de quarante à plus d’une centaine. Inutile de dire qu’avec un tel nombre, il était exclu de traverser l’Ocar. Les autorités auraient assimilé cela à une attaque et auraient envoyé l’armée. Et comme depuis mon coup de force dans cette mine la Pentarchie n’était pas en odeur de sainteté, ils ne nous feraient pas de cadeau. Dans l’archipel, nous étions intouchables, mais sur leurs terres c’était autre chose.
Un fait qui étonna tous ceux qui ne venaient pas d’Helaria fut l’établissement de la hiérarchie. J’étais la guerrière libre, spécialement formée pour ce genre d’expédition et la plus compétente. Vespef se plaça donc spontanément sous mes ordres. En quand je dis qu’elle s’était mise sous mes ordres, si je l’avais envoyé nettoyer les latrines, elle l’aurait fait. Je ne le fis pas, même si je suis sûre qu’elle se serait bien mieux débrouillée que les hommes qui s’en chargeaient. La magie présentait des avantages après tout. Mais déchaîner les forces cosmiques juste pour éliminer quelques étrons me semblait quelque peu excessif.
Le surlendemain de nos retrouvailles, nous organisâmes un conseil de guerre.
— Wotan m’a donné rendez-vous en face de Boulden, sur la rive gauche, annonçai-je.
— C’est bizarre comme endroit, remarqua Meton.
— Pas tant que ça. Boulden se trouve au sud du plateau d’Yrian, c’est le premier emplacement d’où on peut traverser l’Unster. Sur la rive gauche, l’Ocar ne pourra pas voir ce que nous trafiquons. Je suppose que Wotan ne veut pas nous mettre en cause pour ne pas provoquer l’empire. En plus, à cet endroit, la forêt est suffisamment épaisse pour nous protéger des hofecy géants qui infestent l’est du continent.
— Atteindre Boulden ne sera pas une sinécure, remarqua Vespef. Avec cent quarante hommes et femmes qui traversent ses terres, l’Ocarian va réagir.
— C’est pour ça que j’ai décidé de diviser nos troupes en trois parties qui rejoindront la destination toutes par un trajet différent. Les compagnons de Vespef seront répartis en deux groupes. Je prendrais la tête du premier, et Meton se chargera du second.
— Et le troisième groupe ? demanda Meton, les esclaves que nous avons récupérés chez Staploss.
— C’est Ksaten qui commandera.
— Moi, pourquoi moi ? demanda la guerrière.
— C’est vrai, pourquoi elle ? appuya l’adjoint de Vespef, un dénommé Privvax. Nous disposons de notre propre organisation.
— Parce que je veux des personnes formées au métier des guerriers libres. Meton ne l’est pas, mais il travaille depuis assez longtemps avec moi pour connaître nos méthodes.
Ksaten me regarda intensément. Non seulement je venais de confirmer son statut de guerrier libre, mais en plus je l’avais fait devant un pentarque. Plus personne ne pourrait lui refuser ce titre.
— Qu’ont les guerriers libres que ne peuvent pas faire les guerriers.
— Nous avons été formés à travailler en terre étrangère sans provoquer de vague avec les autorités locales. Après cette mission, je devrais revenir ici. Et je ne tiens pas à me faire arrêter dès que je remettrai le pied dans le pays.
Il se tourna vers Vespef pour chercher son soutien.
— Désolé, dit-elle d’une voix traînante, c’est Saalyn qui commande. Pas moi.
Elle était épuisée, mais il faut dire qu’elle avait passé toute la matinée de veille à utiliser sa magie pour soigner mes blessures. Le beau cocard que j’arborais à l’œil gauche avait disparu ainsi que la petite plaie dans ma chute de rein. Mais surtout, mon dos avait récupéré toute sa force et quelques jours d’exercice lui rendraient sa souplesse. La contrepartie était qu’une nuit de sommeil ne lui avait pas permis de retrouver toute son énergie. Mais j’escomptais que demain elle pourrait nous suivre sans problèmes.
Comme Vespef ne le soutenait pas, Privvax s’inclina.
Le lendemain, le voyage de retour commença. Meton s’occupa de la première troupe à partir, tôt le matin. Je voulais une personne expérimentée pour ouvrir la marche. Ksaten partit avec le deuxième groupe. Je préférais passer après elle pour rattraper une éventuelle erreur de sa part. Elle prit la route au milieu de la journée. Je partis le lendemain à l’aube. J’avais conservé Dinlirsle avec moi parce que j’avais besoin de ses compétences de charpentier. Comme nous fermions la marche, je souhaitais disposer d’un maximum d’arme pour nous défendre. Je l’installais dans le chariot pour qu’elle puisse nous fabriquer suffisamment de lances. Je voulais aussi garder Vespef avec moi. Maintenant que je l’avais retrouvée, il n’était pas question que je la quitte des yeux.
Le premier jour se passa sans problème. Le soir, pendant qu’une troupe réduite montait le camp, le reste se mit en chasse pour nourrir le groupe. Alors que la nuit commençait à tomber, j’entendis une branche craquer. Sur le moment, je n’y prêtais pas attention.
— Tiens tiens, comme on se retrouve.
Je reconnus la voix de Staploss. Je me retournais. Il était entouré d’une vingtaine de gardes. Non seulement je possédais moins d’hommes autour de moi, mais tous ne savaient pas se battre. J’étais très inférieure numériquement.
Vespef vint se placer à côté de moi.
— Je ne penserais pas que tu serais assez stupide pour te lancer à ma poursuite, dit-elle d’un ton très dur.
Jamais je ne l’avais entendu parler de cette façon. J’ignorai ce que Staploss lui avait infligé, mais elle n’était pas près de lui pardonner.
— De mieux en mieux. Ma meilleure affaire depuis des siècles. Et sans propriétaire encore.
Il fit un signe, deux hommes s’avancèrent pour la saisir. Elle balança ses poings en avant. Aussitôt, ils s’embrasèrent. Elle utilisait sa magie différemment de Wotan. Au lieu de projeter des boules de feu, elle le créait sur place. Les deux hommes hurlèrent sous la souffrance, se roulant au sol pour étouffer les flammes.
Staploss déglutit. Ah ! C’était moins facile maintenant qu’elle avait retrouvé sa gemme. Je ne pensais pas qu’elle disposât assez de puissance pour nous apporter la victoire. Mais cela fit réfléchir les autres. Staploss envoya deux nouveaux gardes, qui refusèrent de bouger.
— Mais enfin, sa magie est limitée, s’écria-t-il, elle ne pourra pas tous nous tuer.
— Qui teste pour savoir si j’en ai encore en réserve ? les défia-t-elle.
Mais où était passé ma pentarque douce et fragile. Je ne reconnaissais pas cette furie qui l’avait remplacée. Elle avait dû bien en chier avec lui.
Deux autres hommes s’enflammèrent. S’en fut trop, la moitié s’enfuit sans demander leur reste. Les derniers lâchèrent leurs armes. Toutefois, les exploits pyrotechniques de Vespef avaient rameuté ceux des nôtres dispersés dans la forêt. Bientôt, des hurlements en provenance des frondaisons nous parvinrent. Finalement, les chasseurs rentrèrent au camp. Ils poussaient devant eux les hommes de Staploss, bien moins nombreux que ceux qui avaient fui un instant plus tôt.
La situation avait changé. Maintenant, c’était Staploss qui était notre prisonnier.
— Je crois qu’on fait moins le malin, remarquais-je.
— Qu’allez-vous faire de moi ?
— Un exemple, dit Vespef, pour que tout le monde sache ce qu’il en coûte de réduire un Helariasen en esclavage.
— Vous n’allez pas me tuer ?
— Je vais me gêner.
Elle s’avança vers le trafiquant.
— Non ! cria une voix féminine.
Dinlirsle se présenta, une lance à la main, et s’interposa entre Vespef et Staploss.
— Tu ne toucheras pas à ce monstre, dit-elle.
— Comptes-tu m’en empêcher, renvoya Vespef, comment.
Dinlirsle brandit son arme sur Vespef, lui enfonçant la pointe juste au-dessus de la poitrine. La tension était électrique. Les Helariaseny surveillaient la jeune femme qui menaçait la vie de leur pentarque. Mais seuls deux ou trois d’entre eux l’avaient mise en joue. J’allais intervenir, mais Privvax me saisit le poignet et me retint.
— Soit honnête, dit Dinlirsle. Estimes-tu que ce monstre t’a fait plus de mal qu’à moi ?
Les deux femmes se toisèrent un moment.
— Il est à toi, dit finalement Vespef.
— Non ! s’écria Staploss, pas elle !
— Désolé, dit Vespef.
Elle poussa la lance sur le côté. Dinlirsle se tourna vers l’esclavagiste.
— Prends ton arme, ordonna-t-elle.
— Non !
— Tu préfères que je t’éventre comme un lâche ?
Il brandit sa dague.
— Saalyn, tu peux me prêter ton épée ?
— Bien sûr, répondis-je.
Je la décrochais de mon dos et la lui tendit, poignée en avant. Elle la dégaina, me laissant le fourreau entre les mains. De son côté, elle prit un bouclier de sa fabrication et l’équipa au bras gauche. Les assistants se mirent en cercle, ménageant un espace.
Staploss attaqua sans attendre qu’elle soit prête, mais le bouclier intercepta le coup. Le tortionnaire recula, il avait l’air surpris. Tel qu’il avait frappé, la protection aurait dû se briser. Visiblement, ses idées fonctionnaient. Elle riposta à son tour, mais déstabilisé par l’échec de ce qui aurait dû être un assaut décisif, l’homme se défendit. Mais il se reprit vite et le combat s’engagea. Staploss était bon, mais Dinlirsle semblait à la hauteur. Jamais je ne me serais douté de ses capacités. Pourtant je l’avais vu s’entraîner tous les jours avec son compagnon. Maintenant, je savais pourquoi.
La bataille se prolongeait. Les techniques étaient différentes, Staploss comptait sur sa force et son poids pour donner des coups violents, Dinlirsle utilisait au contraire son agilité pour esquiver. Il n’arrivait pas souvent à la toucher. Et chaque fois, le bouclier interceptait le coup. Staploss voulut en finir, il s’élança. Elle se poussa, fit une roulade et se retrouva derrière lui. Elle n’hésita pas, lui assenant un coup dans les reins. Il se retourna vivement, apparemment sa blessure ne le gênait pas, mais en réalité le combat était fini. À partir de ce moment, il n’arriva plus à la toucher. Par contre, chaque coup qu’elle donnait portait. Finalement, le corps tailladé de tous les côtés, il s’effondra. Son arme s’échappa de sa main. Il se retourna sur le dos. Elle se mit au-dessus de lui. Un pied de chaque côté de la poitrine. La posture était imprudente, mais elle ne risquait plus rien. Il était à bout de force.
— Pitié, l’implora-t-il.
— Elle n’avait que dix ans ! hurla-t-elle.
Puis elle enfonça la lame dans la gorge du trafiquant. Elle la maintint en place jusqu’à ce que le corps, pris de convulsion, s’immobilisât. Elle eut du mal à dégager l’épée. Le visage froid, elle me la rendit.
— C’est une bien belle arme, me dit-elle.
— Ce fut un bien beau combat, répondis-je.
Puis elle se mit à genoux devant Vespef.
— Je t’ai menacé, dit-elle, fais de moi ce que tu désires.
— Ce n’est pas moi qui commande, Saalyn décidera de ton châtiment.
Merci Vespef. Je ne voulais pas le sanctionner. Mais je ne pouvais pas laisser cet acte impuni.
— Nous statuerons sur ton sort plus tard. Pour le moment, dégage de ma vue, ordonnais-je.
Elle disparut et se perdit au milieu de la troupe. Je me dirigeais vers les prisonniers.
— Votre employeur est mort, leur dis-je. Comptez-vous le venger ?
— Il ne faisait que nous payer, répondit l’un d’eux, nous ne lui devons aucune loyauté.
— Déposez vos armes et repartez vers le nord sans vous revenir en arrière. Si vous nous suivez, vous le regretteriez.
Il jeta un coup d’œil sur Vespef.
— Aucune chance, dit-il, nous ne sommes pas suicidaires.
Un à un, ils se retournèrent. Puis ils s’en allèrent. Nos hommes les laissèrent partir.
Vespef réagit alors.
— Vous deux ! ordonna-t-elle à deux membres de la troupe vaincue, restez ici !
Profitant de ce qu’ils étaient noyés dans la masse, les deux interpellés continuèrent leur retraite. Mais à la façon dont leur nuque se raidit, je les repérais aussitôt.
— J’ai dit, restez ici !
Ils furent brutalement attirés en arrière et atterrirent aux pieds de Vespef. Ils se redressèrent sur les avant-bras en levant un visage terrorisé vers elle.
— Vous aviez dit que nous pouvions partir.
— Les autres peuvent partir, répliqua-t-elle, mais nous avons un compte à régler, tous les trois.
— On n’a fait qu’obéir aux ordres. C’est Staploss le vrai coupable.
Elle ne répondit pas. Son visage inexpressif m’effraya au plus haut point. Je ne l’avais jamais vue aussi dure de toute ma vie. J’ignorai le litige qui existait entre eux. Mais je compris qu’ils allaient mourir. Et pas de la façon la plus agréable.
Les deux soldats s’étaient remis debout. Ils faisaient face à ma pentarque. Leur expression témoignait de leur panique.
— Pitié, dit l’un d’eux.
— Vous en avez eu avec moi ? Mes cris vous faisaient rire.
Brusquement, la main gauche de chaque homme se tordit bizarrement. Je pus entendre les os se briser. Ils se mirent à hurler sous la douleur. Au bout d’un moment qui me parut interminable, elle cessa son supplice. Ils étaient tombés à genoux, serrant leur membre mutilé contre la poitrine, des sanglots dans la voix.
J’avais craint le pire. D’après ce que m’avait dit Dirlinsle, j’avais imaginé des tortures violentes. Si Staploss s’était contenté de lui briser les mains, il avait fait moins que je le pensais. Bien que douloureuse, une telle blessure guérissait en quelques douzains. D’ailleurs, n’importe quel os qu’ils auraient pu lui casser se serait déjà ressoudé depuis le temps.
J’étais bien loin de la vérité. Les hurlements reprirent. Les os des bras cédèrent à leur tour. L’un d’eux traversa la peau. Mais le pire était à venir. Leurs cris montèrent brusquement dans les aiguës. Ils se roulaient par terre pour échapper au supplice. Une tache de sang apparut à l’entrejambe du premier, bientôt imité par le second.
Les hurlements, la vision de ces hommes que l’on mutilait, tout ceci était insupportable.
— Ça suffit ! m’écriais-je.
Vespef tourna son regard vers moi. Elle avait l’air surprise. Puis son visage se détendit. Les hurlements se transformèrent en gémissements et en pleurs.
— Vous avez de la chance, dit-elle, c’est elle qui commande.
Elle se détourna des deux hommes pour s’éloigner en direction de sa cabane. Quelques-uns des compagnons des deux suppliciés les ramassèrent pour les emmener avec eux. La terreur déformait leur visage. Nul doute que ceux-là ne s’en prendraient plus à des intérêts helarieal.
Un regard circulaire sur le camp me montra les visages consternés de notre groupe. Ils désapprouvaient ce qui s’était passé. Si Vespef n’avait pas été une pentarque, sacrée aux yeux de son peuple, ils l’auraient arrêté.
Je rejoignis Vespef. Elle s’était immobilisée un peu plus loin. Elle semblait en état de choc. Je sortis un mouchoir de ma poche et le lui tendit. Elle le prit, étonnée. Je désignais mon sternum. Elle regarda sa propre poitrine. La pointe de la lance avait entaillé la peau entre les deux seins.
— Oh ! dit-elle.
Elle posa son doigt sur la plaie. Une légère lueur éclaira la phalange. Quand elle essuya le sang, la blessure était refermée. Sous la surprise, je ne pus m’empêcher de toucher la peau absolument intacte.
— J’ignorai que tu pouvais te soigner toi-même.
— Moi aussi, mais je n’avais jamais essayé.
— Tu ne sais pas ce que tu peux faire ?
— Nous ne sommes pas des bawcks, la connaissance de nos pouvoirs n’est pas innée. Elle nécessite entraînement et exploration.
Elle écarta ma main de sa poitrine. Me rendant compte de ce que j’étais en train de faire, je me sentis gênée.
— Que s’est-il passé ? demandais-je.
— Ce sont les deux que Staploss avait chargés de me torturer.
— Je l’avais compris. Mais pourquoi de cette façon ?
— Je n’ai rien fait de plus que ce qu’ils m’ont infligé.
Je hochais la tête. Je comprenais. Je trouvais la punition excessive, mais ce n’était pas moi qui avais souffert de la perversité de ces deux-là. Si j’avais été à sa place, peut-être que… Non, jamais je n’aurais fait cela. Je les aurais tués proprement, comme Dirlinsle l’avait fait avec son adversaire. D’ailleurs, à ce propos…
— Qui n’avait que dix ans ? lui demandai-je pour détourner l’attention.
— Sa sœur.
— Que lui a-t-il fait ?
— C’est à elle de te le dire. Mais elle a été gentille avec Staploss. Il est mort rapidement.
Le cadavre. Il se tenait en plein milieu de notre campement. Il fallait le faire enlever. Je me retournai. Mes hommes n’avaient pas attendu mes ordres. Ils avaient déjà commencé à nettoyer. Laissant ma pentarque se remettre, j’allais m’asseoir dans un coin le temps que le repas soit prêt.
Cette nuit avait été mouvementée. Je me demandais quelle surprise allait encore me tomber dessus d’ici la fin du voyage.
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