Équinoxe

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“Mardi 22 septembre 2020 - 17:00”

L’homme jeta un énième coup d’œil à l’horloge qui errait, aléarmonieusement et sans issue, sur son écran de veille ; nostalgie des vieilles versions Windows. Il aimait tout ce qui était vieux.

Après avoir éteint l’ordinateur, il lissa de sa puissante main la patine de peuplier blanc de son bureau. Par précaution, l’homme brun refusait que les enfants s’en approchent, quitte à fermer la porte à clé lorsqu’il devait s’absenter. Trois cents ans. Le meuble avait trois cents ans et l’homme par ses soins patients et persistants soignait la patine, année après année, des cernes de l’arbre sacrifié.

Sa nervosité montait au fil des heures ; il serait bientôt temps. D’ailleurs, la lumière de l’astre céleste commençait à s’estomper et les ombres de la nuit promettaient de franchir la barrière et d’envahir son refuge. La silhouette massive tapota avec délicamour la surface lisse de son bureau. Il faudrait le quitter.

Bientôt, il faudra abandonner la maison.

L’homme à la crinière indisciplinée s’était habitué à son petit royaume éphémère. À ce monde un peu curieux. Ces quelques mois de ce côté de la frontière paraissaient toujours une sorte de… vacances pour lui. Même s’il ne faisait ce sacrifice que pour elle.

Un arôme évadé de la cuisine lui titilla les narines. Il remua lentement la tête, souriant d’un air indulgent. Elle avait encore préparé de la soupe à la citrouille. Comme si Persy ne savait pas quel jour on était. Elle en préparait tous les ans, à la même date, depuis que les enfants étaient en âge d’en manger. Sauf qu’ils ne la mangeaient jamais.

Les enfants d’ailleurs ? Où étaient-ils ? Ils devaient tous se préparer pour le passage, l’heure approchait. Aucun bruit ne résonnait dans la maison ; silence inquiétant.

Mû par un instinct un peu particulier, le gabarit massif du père se déplia et s’approcha de la petite fenêtre, unique accès vers l’extérieur de sa tour de contrôle ; le spectacle le fit sourire encore une fois. Les enfants étaient prêts. Évidemment. Pour eux, c’était maintenant, le départ en vacances.

Makaria, la benjamine, avait posé sa petite valise, sur le seuil de la maison, sa pelucalin préférée, abandonnée en équilibre sur cette dernière ; elle jouait avec son aîné, Zagreus tandis que Mélinoé, la cadette, comme souvent les observait de ses yeux sombres. Le gamin faisait semblant de la pourchasser avec son immense parapluie noir replié alors que la petite, rieuse, s’enfuyait, protégeant le panier de grenades de sa mère, fruit symbolique de leur dispute feinte. La fillette rit aux éclats alors qu’il faisait mine de la capturer vivante et de lui arracher le cœur.

Makaria adorait ce jardin. Makaria adorait toutes les maisons de sa famille, elle était le bonheur faite femme, enfin fillette. Son papa, sa maman, son frère Zagre, comme elle l’appelait, et Mélinoé, la sérieuse, était son univers, son petit sas de félicité. Dans l’innocence de sa jeunesse, elle ne saisissait pas encore les enjeux dont sa famille avait été la pomme de discorde. Elle ne souffrait nullement des conditions de cet exil perpétuel auxquels ils étaient condamnés.

Mélinoé, la cadette, attendait calmement, comme toujours, les poursuivant de son regard sombre, attentif. Son caractère inquiet et pensif l’empêchait de participer à leur jeu. Elle était consciente de l’instant à venir et partagée entre l’envie d’innocence et la nostalgie qui lui écrasait le cœur. Bientôt, elle franchirait une fois de plus le porche de leur propriété. Sans oser se l’avouer, ces départs réguliers l’inquiétaient parfois, comme beaucoup de choses.

Zagreus ne s’embarrassait pas de telles pensées. Il suivait ses parents, il jouait sans limites avec ses sœurs. Il pouvait inventer festins et festivités où il invitait sa famille à savouguster autour d’une table fictive. Son imagination et sa joie étaient un tremplin, une corne d’abondance, distillant le plaisir. Il jouissait et faisait jouir les siens, de chaque instant, à la manière de son oncle soi-disant. Toute évocation de cette ressemblance amenait une grimace sur le beau visage de sa mère et le rire grinçant et rare de son père.

Zagreus saisit une grenade du panier et d’un geste habile qui trahissait une longue habitude l’égrena rapidement. Makaria s’assit alors sans façon sur la grande pierre plate trempée qui leur servait d’aire de jeu et, sous l’ondée légère, renversa son petit cou pâle en arrière, ouvrant la bouche, adorable trappe offerte au plaisir gustatif. L’aîné donna la becquée à la petite. Elle gloussa en s’étranglant dès le premier pépin gorgé de soleil et de parfums. Attirée à son tour, Mélinoé s’approcha timidement, il l’accueillit par un sourire et lui tendit une poignée de grains de soleil sombres.

Les mômes ne portaient que le simple pantalon de toile noire et la tunique unie de lin crème que l’homme leur avait confié le matin-même. Malgré la pluie battante et le vent frais qui soufflait depuis plusieurs jours, le père ne s’inquiétait pas d’un éventuel rhume de ses enfants. Ils ne craignaient rien. L’homme leva la tête, repérant la position d’Hélios dans le ciel, qui dardait ses derniers traits à travers une trouée de nuages menaçants ; plus que quelques heures. Il soupira de bonheur ou de tristesse.

– Persy ? appela-t-il doucement.

Il n’avait nul besoin d’élever la voix, il savait qu’elle l’entendait.

– Je suis prête.

Il descendit alors dans l’entrée de leur petite maison et elle le rejoignit aussitôt. Elle était toujours aussi belle. Après tant d’années, la voir ainsi, pleine de vie, de chaleur, renforçait chez l’homme, la certitude qu’ils avaient fait le bon choix. Braver leurs familles. Affronter les difficultés. Cela leur avait bien réussi. Ils avaient créé leur propre foyer et vivaient un compromis idéal.

La femme, déplaça élégamment sa longue chevelure sur son épaule gauche, et glissa avec confiance sa petite main dans celle, puissante et nerveuse, de son époux. Il nota le petit colifichet, une sorte de barrette tressée en épi de blé, qu’elle avait placé dans ses cheveux dorés. Cadeau de sa mère. Typique. Il pinça les lèvres, mais ne dit rien. Ensemble, ils sortirent et fermèrent derrière eux le battant de leur foyer d’été.

Persy refusa de laisser ses pensées prendre un tour nostalgique. Elle avait fait son choix, peu importe les récriminations incessantes de sa mère l’accusant d’avoir suivi le couloir des traîtres, d’avoir franchi la poterne entre deux mondes inconciliables. Persy aurait suivi la kunée fusque de son mari au bout du monde. C’est ce qu’elle avait fait d’ailleurs. Elle était comblée avec lui, avec ses enfants aussi et égoïstement, peu lui importait que le monde en pâtisse.

À la vue de leurs parents unis sur le seuil, les trois enfants abandonnèrent leur jeu et les suivirent immédiatement sans dire un mot. Ils ne semblaient pas ennuyés de quitter leur demeure. C’était pour eux un jeu, une décision d’adultes qu’ils ne discutaient pas et exécutaient avec plaisir.

S’ils savaient le bazar que tout cela avait causé, songea le chef de famille.

Enfin. Ce temps était révolu et sa belle-mère acceptait presque - oui presque - de lui parler si, par hasard, ils se rencontraient. Il souffla, éloigna le souvenir désagréable de cette femme et se mit en route avec sa petite troupe. L’homme n’avait pas l’habitude d’hésiter. Il ouvrit le portillon de la propriété et laissa défiler les enfants en rang d’oignons devant lui.

Makaria portait vaillamment sa petite valise inutile et sa pelucalin à tête d’ourse, Zagreus, lui, avait attrapé le panier de grenades et la main de Mélinoé. Persy adressa son magnifique sourire confiant en passant devant son compagnon. Il claqua alors le portail derrière eux, sans le verrouiller. Précaution inutile : personne n’oserait s’aventurer en ces lieux. La famille le retrouverait intact et rouillé, dans quelques mois.

Le bois n’était pas loin.

La famille atteignit rapidement le lieu de leur “promenade” annuelle : une sente mal tracée s’enfonçait dans les bois.

L’emplacement de la maison avait été choisi, de nombreuses années auparavant, pour la proximité de cette forêt ; isolé. Ils étaient les seuls habitants à des kilomètres à la ronde. Sans faire de bruit, ils avançaient sous le couvert boisé. Quelques rares moineaux sifflaient courageusement, avec défi au-dessus de leurs têtes avant de s’éloigner à tire-d’aile de cette famille particulière.

L’homme appréciait de plus en plus cette balade. Cette bouffée de senteurs d’automne. Le rouge éclatant de ce secteur du bois était un régal pour ses yeux noirs qui faisaient provisions de souvavenirs, de couleurs chatoyantes. Il s’emplissait de sensations, de couleurs. Celles des feuilles orange, jaunes ou marron bruissant dans le vent. Celles, décolorées et cassantes qui craquaient sous leurs pieds en libérant le fumet si particulier de cette saison.

Un peu de vie, un peu de mort à la fois. Secrètement, il adorait emporter une brassée de lumière avec lui. Il savait qu’il en était de même pour son épouse.

En cette fin d’après-midi, le jour et la nuit combattaient pour une durée, plus longue, ou plus courte, de l’un et de l’autre. Équinoxe.

À cette heure, la nuit promettait de vaincre, mais les derniers rayons du soleil perçaient encore çà et là le couvert végétal, ils éclaboussaient de leur lumière les chevelures luminorées de la femme et de Zagreus. Makaria et Mélinoé, les petites filles, étaient, elles, de petits concentrés de leur père et leurs toisons d’ébène ne luisaient vraiment, de façon infernale, qu’à la lueur des bougies.

Les enfants chuchotaient entre eux quelques secrets en sautillant derrière leurs parents. Peu sensibles à la beauté des lieux, ils cherchaient, qui, motif à chamaquineries, qui, petit trésor à placer dans sa valise. Zagreus le premier trouva son bonheur. Une magnifique chenille aux stries jaunes et noires lézardait sur le tapis de feuilles cherchant la sortie du piège végétal. Le garçon laissa ses sœurs prendre un peu d’avance puis s’accroupit, pencha la tête presque au sol pour scruter l’animal rampant. Son esprit ne s’attarda pas sur l’anormalité de la présence automnale de la chenille, il scrutait les minuscules membres coordonnés et hideux qui feraient merveille dans la longue chevelure sombre de Mélinoé.

– Zagreus !

L’interpellation brève et autoritaire lui fit relever la tête. Le père, les bras croisés sur sa poitrine, le toisait quelques mètres plus loin. Sans même un regard de regret pour le lépidoptère en devenir, il courut rejoindre sa famille.

La marche reprit.

Makaria, le nez en l’air, fouillait de ses perles de jais les environs. La fillette adorait… tout. Les bruits furtifs des êtres vivants dont elle avait une conscience aiguë. Les couleurs de la vie qui exultaient ici dans une explosion sensuelle. Les senteurs pourrissantes de l’humus, source de vie. Ses petits pieds sautillants arrêtèrent leur course alors que le regard de la petite tombait sur le corps gris et trempé d’un mulot. La bestiole, couchée sur le côté, frémissait à peine ; la vie s’écoulait de son flanc dans un flot rouge absorbé par la terre. Immédiatement à genoux, Makaria croisa les prunelles affolées du petit mammifère mourant.

Elle leva la tête vers ses parents qui attendaient impassibles sa réaction.

La menotte de la fillette effleura le pelage gris mouillé. Les oreilles de l’animal frémirent sous la caresse ; les halètements douloureux de la bestiole s’apaisèrent. Les petites billes noires plantées dans celles de l’enfant se firent plus calmes et c’est dans un dernier souffle apaisé que le rongeur franchit les portes de la mort. Les lèvres de l'enfant s’étirèrent en un petit sourire compatisfait et la famille reprit son chemin.

Ils arrivèrent au centre de la forêt et franchirent sans encombre la barrière d’un fourré épineux. À travers leurs paupières nictitantes, deux reptiles enlacés accueillirent, oscillant de plaisir le passage de leur Maître.

Persy redressa les épaules et serra plus fort la main de son époux adoré. Elle avait savouré ces dernières minutes dans son monde, sur son terrain. Depuis des temps immémoriaux, ils suivaient ce même sentier entre les herbes fanées, puis en sens inverse lorsque les jeunes pousses ne pointaient pas encore hors de terre. La vie de cette femme, éternel voyage entre deux univers restait cependant heureuse. L’accord scellé la satisfaisait. Quittant quelques instants du regard l’ombre de plus en plus impressionnante de son homme, elle parcourut la clairière où le groupe s’était figé. Les cyprès chauves, en l’honneur de l’automne et de l’homme, égayaient de leurs fines feuilles flamboyantes la sombre trouée. L’odeur entêtante, provocante, de la menthe s’insinua dans les narines de la femme. La blonde épanouie en repéra la source et écrasa d’un talon altier et vengeur la plante ennemie. D’un pas léger, elle rejoignit son époux.

Entre deux vénérables chênes, cachée derrière un bloc de granit aussi ancien que la Terre, elle était là, telle le propylée de l’Acropole.

L’homme, émouxcité à sa vue, faillit trahir son plaisir par un sourire. Son ombre effrayante s’étendit devant eux atteignant la Porte de leur demeure d’hiver.

La sinistre excavation d’où exhalaient des bouffées de glace et de douleurs, la Porte des Enfers, s’ouvrit à son signal muet.

Hadès s’effaça pour que sa famille pénètre, chez lui, chez eux, jusqu’au prochain équinoxe.

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