Chapitre 1 - L'Université des Lys

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Nous portons tous un masque. Qu’il soit bon ou mauvais. Intentionnel, ou façonné par notre entourage proche, ou éloigné. Cette protection nous permet de nous cacher aux yeux du monde, de se protéger.

J'ignore encore quel est le mien, s’il m’est propre ou créé de toutes pièces par mon père, à travers les âges. Les fêlures de mon âme, ouvertes par un apprentissage sévère ou par une solitude profonde, jouaient probablement un rôle sur la vibration de mon être.

Mon regard se perdait sur le plafond blanc et sans vie de ma chambre, avec pour seule compagnie, le bruit d’un ballon de basket que je faisais rebondir entre mes mains moites. Bientôt, mes pas fouleraient les couloirs de l’université, m’obligeant à m’ouvrir aux autres, pour la première fois de ma vie.

Dans cette petite ville isolée au cœur des montagnes, je n'avais aucune connaissance, ni de lieu ni de personne, à part son nom, aussi court qu'ennuyeux : Plaine. Jamais mes pieds n’avaient parcouru ses rues, comme si le danger se cachait dans l’ombre, prête à me toucher du bout des doigts, et m’entraîner avec elle. Du moins, j’eus toujours le sentiment que mon père le croyait.

« Ne t’aventure jamais seul, Mattheus », résonnaient les paroles de mon père, dans mon esprit.

Si vous me demandiez mon avis, je vous dirais que c’était absurde. Après tout, j’étais un membre des Altruistes, un être immortel. Nous étions faits d’os et de sang, comme les humains, à la différence que nous n’étions pas affectés par les effets du temps, ou bien par la maladie. Si bien que je m’interrogeais sans arrêt sur ce choix d’isolement.

— Prépare tes affaires, Mattheus. C’est bientôt l’heure.

La voix de mon père brisa le silence, m’obligeant à stopper mon geste. À l’instar d’un jukebox, je me mettais en marche simplement en glissant une pièce dans la machine.

J’attrapais ma valise, terminant de la remplir de mes maigres possessions. Mon père, adepte du détachement, me rappeler sans cesse : « N’attache aucune valeur aux choses, Mattheus. ». Comme si l’idée de m’amouracher d’un pull m’avait déjà traversé l’esprit ! C’était ainsi, entre nous. Un échange de leçons plus que de sentiments.

— Allez, dépêche-toi !

Accompagné par le son des roulettes sur le parquet, je rejoignis mon père dans l’entrée, posant un regard sérieux sur ses yeux d’un bleu translucide.

— Je suis prêt.

Sa tête fit un mouvement à peine perceptible, avant qu’il ne déverrouille la porte et sorte dans la lueur matinale de notre allée. Traînant ma valise comme un poids mort, je le suivis jusqu’au coffre de sa Velvia, avant de la jeter comme un corps à la mer.

La vitre du véhicule me renvoyait le visage de mon père : une même stature, des cheveux d’une noirceur profonde, une peau aussi blanche que la neige. Nous n’étions pas liés par le sang, pourtant, nous portions les marques d’une même essence. Cette ressemblance ne s’arrêtait pas aux portes du physique, mais s’étendait comme un cancer, au plus profond de moi.

Les Altruistes étaient confiés à des Gardiens, choisis par le Grand Conseil lui-même. La responsabilité leur incombait de nous enseigner la loi, la discipline et tout un panel de connaissances barbantes. Après tout, nous étions les outils qui régissaient le monde, n’est-ce pas ?

Mon père s’arrêta à mes côtés, aussi expressif qu’un ancien Garde Royal. Sa respiration était contrôlée, comme tout ce qui le constituait. C’était son credo, probablement appris dans un livre qu’on pourrait appeler « Les lois du Grand Conseil pour les nuls ».

« Ne t’attache pas aux êtres, Mattheus. »

— Avant de prendre la route, je voulais t’offrir quelque chose.

D’une main ferme, il plongea dans sa sacoche en cuir Vegan et en sortit un livre massif, dépourvu de titre, familier à mes yeux.

— C’est…

— Oui, me coupa-t-il. Il t’accompagnera, t’aidera dans ton développement. Observe, pratique, comme je te l’ai enseigné.

D’abord hésitant, je finis par m’en saisir rapidement, comme si j’avais peur qu’il change d’avis. Le poids du volume égalait les secrets qu’il recelait. Du bout du doigt, je caressais la couverture rigide, comme pour saluer une vieille amie.

Puis, je pris place dans l’habitacle, au côté de mon père déjà installé. Nous aurions pu nous téléporter, mais l’université, partagée avec les humains, interdisait ce privilège à ceux qui, comme moi, ne maîtrisaient pas encore l’art de l’invisibilité.

Une fois qu’il eut entré l’adresse sur son Platphone, directement connectée à sa Velvia ; elle se mit en marche dans un silence religieux.

Le voyage se fit dans le calme, me permettant de contempler le paysage, à travers le regard d’un nouveau-né. Bien-sûr, mon père m’avait déjà emmené avec lui, parcourir quelques coins de ce monde, me laissant tout de même des connaissances de la vie extérieure. Et, j’avais pu enrichir mon savoir à travers les documentaires que j’avais visionnés. Mais, cette fois-ci, c’était différent. Enfin, je pourrais m’émanciper de mon passé, pour peut-être découvrir qui je suis.

Deux tours étincelantes surgirent des hauteurs, dominant l’horizon comme des monolithes de lumière. Avec tout ce que j’avais appris, j’aurais presque cru trouver une ville faite de ruines, mais il n’en était rien. Je sentis mes sourcils faire un mouvement vers le haut, rompant ma neutralité habituelle.

La campagne avait disparu depuis longtemps, dévorée par l’expansion humaine, mais jamais encore, je n’avais contemplé des bâtiments d’une telle grandeur. Des hologrammes animés parcouraient leurs parois de verre. Une femme aux cheveux de jais s’agitait, croisant les bras, tout sourire, aux côtés d’un homme dégarni, abordant la même expression.

Sans m’en rendre compte, je dus émettre un son d’ébahissement, car mon père avait tourné son regard vers le mien.

— Sais-tu qui est cette femme ? Me demanda-t-il d’une voix grave, voix qu’il prenait quand il tentait de m’apprendre une nouvelle leçon.

Je tournais mon regard vers lui, presque irrité de supporter encore l’un de ses cours sans fin.

— Non.

Ses yeux se perdirent au-delà des vitres teintés, comme perdu dans le passé.

— Te rappelles-tu de cette femme dont je t’ai un jour parlé, celle qui a trouvé le remède contre la mortalité ?

— Ekatya ? Me risquais-je, sans grande conviction.

— C’est exact.

Son visage se tourna une nouvelle fois vers moi, ses iris portant un message lourd de sens.

— L’immortalité partielle se vend aux humains depuis 2086, ce qui a engendré la suppression d’un millier de Maîtres de La Mort, créant un déséquilibre dans notre monde. Cette femme est à la tête du Grand Conseil. C’est aussi elle qui a basculé ce monde dans un régime totalitaire, supprimant le libre arbitre de chaque individu sur cette planète. Ce visage est celui de… de notre perte.

Mon père est un membre du Grand Conseil. Sa vie est donc de répondre aux ordres, donnés par cette femme, Ekatya. Depuis toujours, je l’entends critiquer cet ordre, comme s’il n’appréciait pas son rôle. Pourtant, il continuait de le suivre à la lettre, m’inculquant ces soit disant valeur de vertu. Cela avait toujours été un mystère pour moi.

Le moteur s’éteignit dans un soupir discret. À l’extérieur, je remarquai une pancarte « Université des Lys », m’indiquant que nous étions arrivés à destination. Mon père sortit sans ajouter un mot de plus, retrouvant son masque de neutralité.

En sortant de la Velvia, une sensation d’émerveillement m’envahit. La vue qui s’offrait à moi était d’une beauté à couper le souffle. La ville, parée de mille feux, semblait s’étendre à l'infini, et les lumières, scintillaient dans la nuit.

— Tu es précieux, Mattheus, me dit-il en posant ma valise à mes pieds. Ne l’oublie jamais.

La fraîcheur de se début de soirée fit danser les quelques mèches de cheveux qui me tombaient devant les yeux.

— As-tu bien saisi ce que j’attends de toi ? Me demanda mon père, retrouvant cette même voix grave et sérieuse que tout à l’heure.

— Oui.

— Te sens-tu prêt à affronter ce qui t'attend ?

— Oui, répétais-je simplement.

— Bien. Sois prudent, Mattheus. Sois digne de ton vieux père.

Dans ses yeux, d’ordinaire implacables, brillait une lueur étrange, insondable, comme une étoile filante qu’on tenterait de saisir dans l’obscurité.

— Quand la Lune rencontrera le Soleil, l’heure sera venue pour moi de rendre mon dernier souffle… Et à toi de prendre ma place. Tu as encore tant à apprendre Mattheus…

Nos regards se croisèrent une dernière fois — c’était là notre ma-nière de dire au revoir, sans mots, sans fioritures. Il n’y en avait pas besoin.

Les derniers échos de ses paroles résonnaient dans mon esprit, emplis de mystère et d'une étrange appréhension. Il semblait me dissimuler quelque chose, mais quoi ? N’était-ce pas lui qui m’avait tout enseigné, tout préparé pour mon futur rôle ? À quoi bon ces heures passées à m’entraîner, à observer, si ce n’était pour m’armer de savoir pour l’avenir ?

Je lui jetai un dernier regard, avant de m’engager sur un sentier de pierre et de gravillons qui serpentait vers les portes du bâtiment aux pierres d’ocre. Un vaste champ d’herbe entourait l’université, donnant au lieu une dimension intemporelle, suspendue entre les âges. Les lumières de la cité se reflétaient sur les hautes fenêtres, illuminant la nuit comme si le soleil refusait de céder sa place. Les Lys, fièrement plantés en tout lieu, chantaient la grandeur de l’université.

Dans le ciel, les étoiles étaient englouties par l’éclat aveuglant de la civilisation. La Lune, elle-même, semblait effacée, disparue dans l’ombre de ce monde bruyant et agité. J’avais toujours ressenti une tristesse infinie face à ce gâchis, ce déni de la beauté céleste. Ne me demandez pas pourquoi, mais j’avais toujours été fasciné par ce spectacle nocturne, un mystère que mon père m’avait un jour fait découvrir, un souvenir gravé à jamais dans mon âme, comme une mélancolie douce et persistante.

La porte en bois brute gronda sous mes mains, et un air de poussière emplit mes narines en entrant. Pourtant, tout ici semblait neuf, d’une propreté presque irréelle. Une touffe de cheveux blonds, aux racines brunes visibles sur le sommet du crâne, se mouvait derrière l'écran d'un ordinateur. Le grand bureau en bois d’ébène était imposant malgré l’immensité du hall.

Une femme rondelette, débordant d’enthousiasme, se leva d’un mouvement vif et m’accueillit chaleureusement. Sur son pull en laine rose bonbon, un badge scintillait, portant le nom de « Brendelia ».

— Bonjour Monsieur ! Puis-je voir votre pass d’entrée ainsi que votre pièce d’identité, s’il vous plaît ?

Le tic-tac insistant de l’horloge derrière Brendelia me pressait d’une urgence silencieuse. Je fouillai mes poches, entre quelques papiers de snacks et miettes oubliées. Quelques déchets s’écrasèrent au sol, et je ressentis le poids du regard perçant de Brendelia se poser sur moi. Un morceau de carton, fripé et en partie déchiré, finit par émerger.

Quand je le tendis à la secrétaire, elle écarquilla les yeux, figée un instant. Mais sans un mot, gardant la bouche légèrement ouverte, elle observa mon pass.

Dans ma poche restante, ma pièce d’identité n’avait pas souffert du chaos.

Elle me scruta par-dessus ses lunettes épaisses, un regard perçant, mais sans jugement.

— Mattheus Occis… Mattheus Occis, murmura-t-elle en tapotant sur son clavier. Ah, vous êtes là ! Chambre 244, au second étage. Voici votre clé et le badge d’accès. Il vous permettra de pénétrer dans vos quartiers ainsi que dans l’aile gauche pour vos cours. Avez-vous besoin d’aide pour votre valise, Monsieur Occis ?

— Non.

— Très bien, Mattheus. Bonne soirée.

Derrière son comptoir, un escalier majestueux en marbre s’élevait, ses paliers s’étendant vers le ciel, révélant un plafond qui semblait défier la gravité, distant de trois mètres ou plus à chaque étage.

Après avoir passé mon badge devant le scanner, un bip retentit, résonnant dans le silence du couloir. Son écho s’étira, me suivant jusqu’à ma porte, comme une présence invisible. Loin de l’apparence soignée et accueillante de l’extérieur, cet étage baignait dans une obscurité inquiétante dont les murs, drapés d’un noir abyssal, paraissaient avaler toutes lumières.

Je glissai la clé dans la serrure et, à l'instant où elle tourna, une sensation de soulagement s’empara de moi. L’odeur fruitée de l’orange flottait dans l’air, quelque peu inhabituelle après la lavande, parfum familier du réconfort.

La chambre, petite et austère, semblait un sanctuaire laissé à l’abandon. Le bois vieilli du mobilier était gravé de traces du temps, mais c’était tout ce que j'avais désormais. Le lit, la table de chevet, la lampe, l’armoire, le bureau, la chaise – tout paraissait figé, comme une scène d’un passé révolu. Seuls les rideaux beiges, flottant contre la fenêtre légèrement ouverte, donnaient de la vie à la pièce. Des draps du même acabit étaient pliés sur mon bureau.

Épuisé, je me laissai choir sur le matelas nu. Mes doigts s’attardaient sur la bague en or blanc, formant un serpent sinueux et indomptable, trônant sur mon majeur. Ses yeux d’onyx perçant l’obscurité, immobiles, semblaient me porter un jugement sévère.

« Pour te rappeler qui tu es… » m’avait dit mon père, en m’offrant ce premier cadeau. Un geste aussi rare qu’inattendu, qui avait entraîné un flot de questions dans mon esprit.

L'autre présent qu'il m'avait offert était un collier, orné d'un œil où dansait une éclipse, mystérieuse, au cœur de son iris. « Ta destinée. »

Bien que j'eusse accueilli ses cadeaux avec une certaine douceur, je savais que mon père n'agissait jamais par simple caprice. Ces objets, je le sentais, étaient liés à ma mission, à mon avenir. Je n'étais pas dupe. Avec le temps, j'avais appris à me taire, à laisser mes questions flotter sans réponse. Après tout, il ne dévoilait jamais ce qu'il jugeait inutile de savoir.

À l’aube de cette nouvelle vie, les avertissements de mon père tournaient en boucle dans mon esprit, comme une vieille mélodie folle.

« Ne t’implique pas Mattheus. » « Ne te mêle pas aux humains Mattheus. » « Ne créée aucun lien Mattheus. » « Ça pourrait être dangereux. » « Dangereux ! » « Danger… »

Une mélodie incessante, qui jouait avec mes nerfs. C’était comme si j’étais pris dans un filet invisible, une marionnette façonnée à son image. Mais quel danger pouvait-il bien y avoir pour un immortel, hein ? Personne ici n’avait la capacité de détruire mon âme, certainement moins les humains avec qui nous partagions les lieux. Que craignait donc mon père ?

**

Au lendemain d’une nuit agitée, où le sommeil s’était fait capricieux, je me préparai pour mon premier jour. Pour me donner du courage, je serrai contre moi le livre noir que m’avait offert mon père. Ce n’était pas un simple ouvrage. C’était Le Livre. Mon futur outil de travail. Son odeur, celle des vieux manuscrits empreints de secrets, m’apaisa instantanément.

Je laissai mes doigts effleurer ses pages encore vierges, savourant leur douceur sous ma peau. Bien que l’ouvrage fut vide, je ne… À ma grande surprise, la page suivante s’ouvrit sur une dizaine de noms. Que faisaient-ils là ?

Antoine Santin, Sophie Laurent, Aleksei Belinski, Karim Sellami, Nathaliâa Delvaux, Jaya Mahal, Ludwiyg Reinhold, Sébestii Benton, Gabriel Garcia, Aimée Ilunga.

« Il t’accompagnera, t’aidera dans ton développement. Observe, pratique, comme je te l’ai enseigné. » résonnaient les paroles de mon père.

Je connaissais les règles : il existait deux types d’écritures pour inscrire les morts. Une normale et une en italique. Les morts temporaires étaient toujours en italique. Or, ces noms ne l’étaient pas. Leur date de mort était encore lointaine, bien trop pour qu’ils apparaissent si tôt. D’ordinaire, les noms fixes ne surgissaient que deux à trois semaines avant leur collecte. En revanche, les morts temporaires apparaissaient de manière chaotique, parfois des mois, des semaines, voire des secondes avant leur échéance. Mais à ce stade de ma formation, je n’étais pas censé en avoir.

Ce mystère devrait attendre. L’heure avançait et je ne pouvais me permettre d’être en retard. Je rangeai précipitamment Le Livre dans le tiroir de ma table de chevet, enfilai ma veste et sortis en hâte. Le froid mordant du début de novembre ne m’affectait que peu, mais il fallait préserver les apparences. Après tout, nous partagions cette université avec les humains, et leur monde se pliait aux caprices du climat. D’après les documentaires sur le monde humain, le changement climatique avait évolué de manière drastique au cours des deux derniers millénaires.

Dans ma précipitation, je bousculai quelqu’un. Une jeune femme aux cheveux blonds cendrés. Une humaine. Ses affaires s’éparpillèrent sur le sol, essentiellement des livres. Je lui lançai un regard furtif avant de poursuivre mon chemin. Un craquement me fit baisser les yeux. L’un de ses ouvrages venait de céder sous mon pas. Mais après tout, ce n’étaient que des objets sans attache.

— T’excuse surtout pas, connard ! hurla-t-elle dans mon dos.

Je levai un sourcil, surpris par son emportement. Pourquoi s’énervait-elle ainsi ? Mon père m’avait toujours enseigné à ne pas m’attacher aux choses matérielles. Peut-être n’avait-elle pas reçu la même éducation. Peut-être que son père à elle ne voyait aucun mal à ce qu’elle chérit ses livres… Étrange fonctionnement, tout de même.

Je pressai le pas, reléguant cette rencontre sans importance à l’oubli. Pour rejoindre mes cours, je devais traverser la cour intérieure de l’université. Les Altruistes — le nom que nous avait donné le Grand Conseil — avaient leur propre aile, située à gauche du bâtiment principal.

Lorsque je franchis les imposantes portes automatiques, un jardin s’offrit à moi. Une étendue d’herbe parfaitement taillée entourait une fontaine majestueuse. Des papillons de synthèse voletaient dans les airs, miroitant sous la lumière artificielle.

« La jeunesse est la clé du pouvoir. »

La voix surgit derrière moi, émanant d’une reproduction 3D de la femme que j’avais déjà aperçue sur les écrans en entrant dans la ville. Sur les murs alentour s’affichaient les images des produits d’immortalité, leur éclat publicitaire tranchant avec l’ombre des lieux.

Un brouhaha incessant emplissait l’espace. Les humains, reconnaissables à leurs uniformes rouges, bleus et noirs, se regroupaient dans l’aile droite qui leur était réservée. Nous, en revanche, n’avions aucune contrainte vestimentaire.

Sortant le badge que m’avait remis Brendelia, je le passai devant le scanner. Les portes s’ouvrirent sur un sas, puis une seconde barrière vitrée, teintée cette fois-ci. Un balayage rapide analysa mon corps, m’autorisant l’accès à l’enceinte de l’établissement.

Là, tout changeait. À l’opposé du reste de la ville, les lieux semblaient d’un autre temps. L’obscurité pesait, filtrée à travers d’innombrables fenêtres qui peinaient à laisser entrer la lumière. Des tableaux s’alignaient sur les murs, portraits d’inconnus aux regards perçants.

Dans un coin à ma gauche, deux membres de la R.D. étaient statiques. J’avais déjà entendu parler d’eux, bien sûr, la Régularisation Des Âmes. Mais c’était la première fois que je les voyais en personne, en chair et en os, avec leur présence imposante.

La R.D.Â, c’était la police du Grand Conseil. Les bras armés de la loi. Ceux qui veillaient à ce que personne ne dépasse les bornes, qui traquaient les fraudes, les défectueux, les gêneurs. Ils obéissaient aveuglément, sans compromis. Leur présence me rendait mal à l’aise, détournant le regard comme si j’étais coupable d’un crime.

Une femme, installée derrière un bureau étriqué, triait des feuilles avec une précision mécanique. Ses cheveux brun étaient noués en un chignon serré, ses lunettes rondes glissaient sur son nez. Derrière elle, était inscrit « Université du Grand Conseil ». Des élèves se pressaient dans les couloirs.

— Bonjour, Mattheus, lança-t-elle en me regardant droit dans les yeux.

Je tressaillis légèrement. Comment connaissait-elle mon nom ?

— Rendez-vous dans la grande salle, indiqua-t-elle en pointant un couloir à droite. Par ici, puis tout de suite à gauche.

— Merci.

Le chemin était simple à trouver : il suffisait de suivre le tumulte des élèves surexcités. La grande salle était un euphémisme. Son ampleur écrasante, ses arches de pierre rappelant celles des cathédrales d’antan, tout en elle imposait le respect.

Je pris place à côté d’une fille aux cheveux blonds polaires, nattés avec soin et parsemés de petites fleurs. Son style vestimentaire évoquait une pierre tombale recouverte de bouquets éclatants.

Elle tourna son visage vers moi, un sourire naturel sur les lèvres. Un sourire sans artifice, juste un mouvement de bouche fluide. Pourtant, je n’avais jamais réussi ce simple geste. En matière d’émotions, mon père ne laissait transparaître qu’un éternel froncement de sourcils, comme si rien n'avait jamais pu l’atteindre. Comment en aurais-je été autrement ?

À treize ans, j'avais tenté de me préparer, m'exerçant devant le miroir. Mon sourire, toutefois, n’était qu’un masque dénué de vie, ressemblant davantage à celui des interrogés pris dans les griffes d’un psychopathe... ou des fous, perdus dans leur propre tourmente. « Pourquoi souris-tu comme un imbécile ? » m’avait demandé mon père, son ton tranchant comme une lame. « Pour faire comme les humains », avais-je répondu, dans ma naïveté. Jamais je n'oublierai le regard qu’il m’avait lancé ce jour-là. Bien que je n’aie pas su déchiffrer ces expressions rares qui se dessinaient sur son visage, une gêne profonde m'avait envahis. « Tu vaux mieux que ça », m’avait-il dit en me tournant le dos, comme pour marquer un point silencieux.

Comme j'avais pu paraître ridicule ! Depuis ce jour, j'avais abandonné toute tentative d'imitation.

Je plongeai mon regard dans le sien, et, sans en comprendre la raison, un sentiment d'affection inattendu naquit en moi.

— Salut, lançais-je simplement.

— Salut, répondit-elle, son sourire ancré sur son visage comme une lumière immuable, éclatant dans l’ombre.

Je m'efforçai d'imiter ce rayon, mais mes lèvres tremblaient sous le poids de l'effort.

— Un problème ? demanda-t-elle.

— Oh, non, aucun, répondis-je, reprenant un visage neutre.

— D’accord, dit-elle alors, un éclat d’amusement dans ses yeux. Moi, c'est Mirabella.

Dans un mouvement rapide et fluide, elle leva son bras, tendant sa main vers mon torse, telle une offrande silencieuse. Sans y penser, mes doigts se fermèrent autour de la sienne, un geste instinctif, bien que je ne comprisse pas la signification qu’elle y attribuait. Sa main, douce et délicate comme un pétale, semblait porter la douceur du monde. Le vernis rose qui ornementait ses ongles scintillait, parsemé de petites fleurs.

T’as été fleuriste dans une autre vie, non ? Cette question me brûlait les lèvres, mais je me retins de la poser.

— Mattheus.

Un souffle glacé parcourut mon échine, remontant jusque derrière mes yeux, comme une ombre invisible effleurant mon âme. Mirabella arbora une expression de surprise, tout comme moi. Que venait-il de se produire ?

Je retirais lentement ma main de la sienne, mais il n’y eut pas de temps pour les paroles, car soudain, une femme jaillit dans l’allée, dans une démarche assurée. Sa chevelure rouge frisée dansait au rythme de ses pas, comme un feu vibrant sous la brise. Lorsqu’elle atteignit l'estrade et se tourna vers l’audience, ouvrant les bras avec la majesté d’une déesse, la familiarité de ses traits m’éclaira soudain : c’était la même femme que j’avais croisée dans le hall. Mais comment avait-elle pu se transformer à ce point en si peu de temps ?

— Bonjour à tous, déclara-t-elle, sa voix mélodieuse se déployant dans la pièce, pénétrant chaque recoin, chaque silence. — Je vous souhaite la bienvenue en ces lieux. Permettez-moi de me présenter, je suis Madame...

Ses doigts dansèrent dans l’air, formant des lettres telles des tiges parsemées d’épines, créant un nom : Brindillovan.

— Je serai votre professeur en Développement Magique, un art dans lequel vous éveillerez et affûterez vos dons innés. Je suis également la maîtresse et conservatrice des lieux. Ou plutôt, la créatrice, si vous y tenez.

Elle marqua une pause, ses yeux scrutant l’assemblée avec une précision implacable, comme si chaque élève passait sous un rayon X invisible.

— C’est ici, mes chers élèves, que vous allez vous accomplir, que vous allez embrasser la nature profonde qui sommeille en vous, cette essence qui a mûri, invisiblement, au plus profond de votre Âme depuis des siècles. Ensemble, nous apprendrons à libérer votre être intérieur, à le faire grandir, pour qu’il prenne son envol dans ce grand dessein qu’est notre existence. Vous l’aurez compris, grâce à votre Gardien, votre rôle est d’une importance capitale pour la pérennité de ce monde.

Elle laissa résonner ses mots un instant, avant de continuer avec une force tranquille :

— Vous rencontrerez ici les meilleurs maîtres auxquels il m’a été donné d’enseigner. Nous ne nous entourons que de perfection, nous ne formons que la perfection. Oui, vous l’avez saisi : nous attendons beaucoup de vous. Mais rassurez-vous, nous serons là pour vous guider, à chaque étape de votre chemin.

Elle balaya la salle du regard, comme si chaque mot était gravé dans l’air, avant de conclure d’un ton plus léger, mais toujours empreint de cette autorité :

— Assez de parole. Vous trouverez sur vos Platphones vos emplois du temps, vos spécialités respectives, ainsi que les supports nécessaires pour vos cours à venir.

Les Platphones des élèves résonnèrent, leurs sonneries perçant l’air comme des cloches annonçant un nouveau commencement. D’un geste rapide, je tirai le mien de ma poche, laissant l’écran lumineux me guider à travers les arcanes de mon emploi du temps. L'après-midi commencerait par « L’Âme et ses secrets ».

Un souffle profond s’échappa de mes lèvres : un soupir de soulagement. Enfin, j’y étais : à ma place, dans ce lieu où tout allait changer. C'était ici, dans cet antre de savoir et de pouvoir, que je m'apprêtais à forger mon destin et à devenir un Maître de La Mort.

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