Chapitre 2 - Lueur verte

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Les peintures qui ornaient les murs de l’école se mouvaient avec une grâce fluide, comme si elles répondaient à la cadence de mes pas. Leurs trajectoires m’étaient inconnues, mais je me laissais emporter par la danse des formes, qui s’entrelaçaient et se mêlaient avec la sensualité d’un ballet céleste. Les dessins semblaient s’épanouir sous mes yeux, créant une mélodie secrète, comme un air joué sur un instrument à bec, flottant dans l’air.

Que signifiaient ces œuvres vivantes ? Et pourquoi étaient-elles là, sur ces murs froids et silencieux ?

Mon regard s’attarda sur une peinture végétale, si étrange qu’elle semblait irréelle. Des tiges vertes s’élevaient vers le ciel, frémissant sous la caresse d’une brise invisible. Deux soleils éclataient dans un même feu, leur chaleur palpable, douce, que je pouvais presque sentir sur mon visage.

Un tintement clair de cloche brisa la torpeur, réveillant une douleur sourde dans mon crâne. Instinctivement, mes mains se portèrent à mes tempes, cherchant à apaiser la douleur. Mais il n’était pas temps de me perdre dans la confusion. Le temps pressait, et je me mis en marche sans plus tarder, l’angoisse de manquer le début de mes cours me poussant à avancer. Il n’était pas question de décevoir mon père. Surtout pas. Mais au-delà de lui, il y avait en moi cette irrépressible volonté de prouver ma valeur. Ce besoin viscéral de briller, de trouver ma place dans ce monde. Trop longtemps j’avais vécu dans l’ombre de sa figure imposante. « Sois digne de ton vieux père », résonnaient encore ses paroles dans mon esprit, comme un écho qui ne voulait pas se taire.

Alors que je m’enfonçais dans les couloirs, les peintures qui ornaient les murs semblaient se transformer sous mes yeux, se tordre et se mouvoir. Mais l’une d’elles, plus que les autres, capta mon attention. C’était une scène d’un sommet enneigé, baigné dans une brume épaisse et humide. Ce paysage me paraissait familier, mais j’étais incapable de remettre un nom dessus. L’avais-je contemplé avec mon père ? Ou bien l’avais-je vu dans un documentaire ?

Ce n’était pourtant pas cette étrange sensation de déjà-vu qui me retenait. Non, ce qui me frappait, c’était que cette peinture, elle, ne bougeait pas. Elle ne dansait pas, ne vivait pas. Elle restait figée. Comme si elle était… morte.

Le brouhaha des élèves me ramena brutalement à la réalité. À en juger par la foule qui se pressait au bout du couloir, je n’étais plus bien loin de ma destination. Quand je pénétrai dans la salle, Mirabella était déjà installée. Je m’assis à côté d’elle, notant son expression concentrée, absorbée dans ses pensées. Puis, lorsqu’elle me remarqua, un sourire éclatant illumina son visage.

La R.D.Â, que j’avais vu plus tôt, entra dans la pièce, dans un silence formel. Leur pas lourds résonnaient dans le pièce, faisant taire les élèves. Ils passèrent entre les rangs, nous observant longuement, avant de finalement quitter la salle. Je me demandais s’ils répèteraient ce rituel à chaque cours.

— Bonjour à tous, fit la voix du professeur, rompant le silence pesant qui s’était installé. Je suis Monsieur Tantum — il écrivit son nom sur la géante tablette tactile derrière lui, d’une écriture bancale — votre nouveau professeur et guide, de l’Âme et ses secrets.

Il se tourna alors vers nous, sa posture changeant pour mieux nous faire face. Ses yeux, perçants comme des lances, balayèrent chaque élève, un à un. Son visage, marqué par l’expérience, portait les traits d’un quadragénaire, orné d’une moustache touffue qui semblait garder les secrets du temps. Sa chevelure en bataille brillait légèrement, comme si chaque mèche avait été nourrie par une énergie cachée. Sur son nez, une paire de lunettes à monture transparente, si petites qu’on se demandait comment elles restaient en place. Probablement soutenues par la force d'un nez patate, murmurait un coin de ma pensée.

Mais ce qui m’intrigua le plus, ce fut son regard, dur et perçant. L’espace d’un instant, je crus voir en lui l’écho de mon père. Une vague de nervosité envahit mes mains, qui devinrent moites. Il me semblait sonder chaque fibre de mon être, chercher au fond de mon âme, et découvrir mes faiblesses. J’eus l’impression d’être un échec ambulant.

Comme pour apaiser ma tourmente, mes doigts s’égarèrent sur ma bague. Les pierres noires paraissaient m’observer, leurs reflets m'épient. Je la retirai, observant chaque relief du serpent sculpté, comme si cela me permettait de fuir les yeux du professeur. Mais ses prunelles me transperçaient, m’observant, m'évaluant. D’un geste brusque, je rangeai la bague dans ma poche, levant la tête avec une lenteur maladroite, tentant de me concentrer sur l'instant.

— Avant que nous ne commencions, déclara-t-il, je veux que vous répondiez à une question fondamentale. La plus importante, peut-être. Qu’est-ce qu’une âme ?

Sans un mot de plus, la question s’inscrivit derrière lui, flottant sur la tablette, comme une énigme suspendue dans l’air. Plusieurs mains s’élevèrent — y compris la mienne, bien sûr.

Facile comme question, me disais-je.

— Oui, vous, dit-il, pointant une élève à ma gauche, dont les cheveux roux cascadaient comme un fleuve de feu.

— L'âme, commença-t-elle d’une voix claire et assurée, est le noyau de l’être, le "soi" qui réside dans le corps et le guide. Sans l’âme, le corps serait un simple contenant vide, une coquille sans vie. C’est elle qui insuffle la vie, la pensée, la parole, les émotions, les désirs… Elle façonne la personnalité et l'identité, unissant le corps et l’esprit dans une danse éternelle.

— Très bien, mademoiselle, répondit Monsieur Tantum, c’est une définition complète, mais je souhaiterais que vous plongiez plus profondément au cœur de votre âme. Oubliez Lysara, cherchez au fond de vous-même. Qui d’autre aurait quelque chose à ajouter ?

Deux, trois mains s’élevèrent dans l’air, cherchant à capter son attention.

— Oui, vous là-bas, indiqua-t-il un jeune homme, sa voix s’adoucissant, mais emplie de profondeur.

Il était d’une stature imposante, son teint marqué par le soleil ardents des terres sahariennes. Ses yeux étaient comme deux pierres d’onyx, éclatantes de mystère, profondes et inaccessibles. Sa voix, grave et vibrante, s’éleva dans la salle.

— L’âme est la couleur de l’être, déclara-t-il avec assurance, sa signature unique à travers le corps. Elle n’est jamais lisse, toujours marquée, brisée parfois par le passage du temps. L’âme ne meurt jamais. Elle se forge, se transforme, voyage à travers les âges, se réincarne, se taille au fil du destin.

Monsieur Tantum laissa un moment de silence flotter, avant de s’exclamer avec une ferveur palpable.

— Oui ! s’écria-t-il, un éclair d’enthousiasme traversant ses yeux. L’âme a une couleur, une essence ! Une marque, une vérité profonde ! Oui !

Son exaltation résonna dans la pièce, comme un chant envoûtant, une mélodie qui se perdait dans l’air, emportant avec elle le poids de ses mots.

Ses yeux glissèrent sur la salle, suspendus dans le temps, cherchant une réaction de notre part. Il semblait croire que, sous ses mots, nous nous lèverions tous, unis, pour le saluer dans un élan d'admiration. Mais, à la place, le silence régnait, pesant et profond, interrompu seulement par le léger bourdonnement des mouches qui osaient troubler ce calme.

Son visage se tordit en une grimace, un éclat de frustration traversant brièvement ses traits.

— Vous ne disposez pas encore de la vue, dit-il, mais chacun de vous porte en soi une couleur d’âme, invisible à vos yeux. Moi, je peux percevoir chaque histoire, chaque vécu, chaque frisson passé dans cette salle. Je peux sonder votre âme, la puiser pour en extraire ce que je souhaite. Grâce à la couleur de votre essence, je sais qui vous êtes, quel est votre rôle ici. Cette couleur est fixe, immuable, votre essence ne change pas. Contrairement aux âmes humaines, qui, elles, sont... changeantes.

Il haussait les épaules, comme si ce mot, « changeante », ne méritait que peu d’importance, avant de reprendre son souffle.

— Ce n’est pas un nom très original, ajouta-t-il, un brin de moquerie dans sa voix, mais au moins, il est évocateur. Et maintenant, vous allez sûrement me demander…

Il se racla la gorge et reprit d’une voix aiguë « Mais monsieur, comment on fait pour voir une âme ? ». Puis, il reprit sa voix initiale :

— Eh bien, il suffit d’ouvrir son esprit, d’élargir sa perception, de regarder au-delà des formes, de percevoir avec l’âme elle-même. Voir l’autre, dans sa profondeur, jusqu’au noyau de son être.

Cette fois-ci, le silence était chargé d’attente.

— Alors, que diriez-vous de vous exercer ? Vous allez commencer par observer vos camarades. Choisissez quelqu'un, et ensemble, nous allons apprendre à éveiller la vue.

Une voix féminine se fit entendre, douce comme un murmure du vent :

— On se met ensemble ?

Je levai les yeux pour croiser son regard océan, calme et mystérieux.

— Si tu veux, répondis-je.

Son sourire s’élargit jusqu’à ses yeux.

Après avoir disposé nos chaises face à face, nous nous perçûmes, l'un dans l'autre, dans le silence profond de l'instant. Nos regards se croisèrent, et un voile de gravité s’installa sur le visage de Mirabella. Ses traits se figèrent, son esprit se concentra, et je sentis l’atmosphère se charger d’une intensité nouvelle. Prenant une profonde inspiration, j'essayai de me poser, de me centrer, de trouver une ancre dans le plus profond de son regard.

Voir ne devait pas être une chose bien complexe. Contrairement aux humains, privés de ce don, nous, les Altruistes, en étions les maîtres. La vue de l'âme coulait en nous comme un fluide naturel, une seconde peau qui nous enveloppait. Nos âmes étaient entières, pures, achevées, comme un miroir parfait de notre être.

Mais le chemin vers l'âme de Mirabella se révéla plus complexe que ce à quoi je m’étais préparé. Le lieu dans lequel je m’aventurais m’évoquait une peinture vivante, flottant à un niveau éthéré. Le paysage m’entourait de sa douceur, d’une tranquillité presque chantante. L’envie de siffloter effleura mon esprit, mais je la laissai partir, n’ayant jamais appris à faire chanter mes lèvres ainsi.

Sans savoir exactement où m'orienter, je suivis un chemin de terre qui se dessinait à ma droite. Mais bien vite, le lieu prit une tournure plus sombre. Des lianes se mouvèrent autour de moi, bourdonnantes comme des serpents affamés, se couvrant d’une substance noire, lourde, presque sanguine.

Je me battis contre leurs étreintes, usant de mes bras pour repousser ces tentacules, mais leur force était démesurée, me forçant à reculer. Un élan d’instinct me poussa à me coucher au sol, me glissant comme une ombre sous leur étreinte. Je rampai, chaque mouvement me rapprochant de ma liberté. Finalement, après un combat silencieux, je parvins à m’échapper de leur piège, le souffle court mais le cœur battant d’une étrange victoire.

Devant moi, un séquoia majestueux s’élevait. Mon pas était mesuré, attentif, à l'affût d'un autre piège, mais la nature se calma. Son tronc, vaste et ancien, était creusé en son centre. Là, une lueur noire ondulait, vibrante, dansante. L’âme de Mirabella ? Je m’approchais, hypnotisé par ce spectre mouvant, lorsque quelque chose attira mon regard. Derrière, une lumière plus faible, verte, vacillait comme une flamme mourante, prête à s’éteindre.

Je tendis ma main, attiré par cette étrange lueur, mais avant que je ne puisse la toucher, un puissant élan m’éjecta brusquement de l’esprit de Mirabella.

En un instant, je retrouvai la réalité. Mirabella me regardait, ses sourcils levés, son regard ouvert sur un étonnement palpable. Ses lèvres s’entr'ouvrirent, comme si elle était sur le point de parler, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Elle semblait aussi déstabilisée que moi, suspendue dans l’invisible, entre le monde de l’âme et celui de la chair.

— Ça va ? lui demandai-je doucement.

Elle prit un instant avant de répondre. Puis, une lumière douce et apaisante traversa ses traits, et elle murmura :

— O… Oui, ça va.

Sa voix me réchauffa, comme une brise légère qui apaise une mer agitée, et le sourire qui se dessina sur ses lèvres fit disparaître les ombres qui m'entouraient.

— Alors, tu as vu mon âme ? Continuai-je.

Un voile blanc traversa ses yeux, fugace, mais je crus y percevoir une touche d'inquiétude, un souffle de doute.

— Matt… murmura-t-elle. Oui, je… J'ai vu un morceau de ton âme, mais… J'ai également vu autre chose… Une lueur rouge, et je…

Avant qu’elle ne puisse continuer, une voix grave interrompit notre échange.

— Alors ? demanda le professeur d’un ton qui se voulait rassurant. Est-ce que vous vous en sortez ? Le chemin vers l’âme n’est pas toujours aisé, mais avec le temps, un seul regard vous permettra de voir sans effort. Pour le moment, concentrez-vous. Ne vous inquiétez pas, nous prendrons le temps de nous exercer.

Il ajouta, un sourire à peine perceptible aux lèvres :

— Pour la prochaine session, je voudrais que vous lisez les pages cinq, six et sept. Cela concerne la signification de chaque couleur.

Je rangeai mes affaires lentement, mes pensées flottant encore dans le tourbillon des images et des paroles. Un garçon passa à côté de moi, me frôlant à peine, murmurant quelques mots au professeur avant de se tourner vers nous.

— Pour que nous puissions tous faire connaissance, Melvin et moi avons réservé le bar « Le Repère » pour ce soir. Ce n’est pas très loin. Si cela vous convient, on vous attendra là-bas à partir de dix-neuf heures.

Il sourit avant de se détourner, retournant récupérer ses affaires dans un mouvement fluide. Les murmures parcouraient les rangs, une excitation palpable flottant dans l’air. Mes camarades semblaient tous enthousiastes à l’idée de cette soirée. Une étrange sensation de solitude m’envahit, comme une brume. C’était la première fois que je m’interrogeais réellement sur ma sociabilité. Habitué à la solitude, je n'étais pas certain de ma place parmi eux, au milieu de ces âmes qui s’épanouissaient autour de moi.

— Ça te dit qu’on y aille ensemble ? Me demanda Mirabella, son regard doux et curieux fixant le mien.

Le monde sembla suspendu à cette question, un léger souffle de vent caressant mes pensées. Je la remerciais intérieurement pour sa proposition, me soulageant de l'angoisse de devoir y aller seul.

— Pourquoi pas ? Répondis-je, le cœur un peu plus léger.

Nous traversâmes ensemble le chemin vers les dortoirs. Lorsqu'elle commença à monter les marches, elle se tourna vers moi, ses yeux pétillants d'une lueur douce.

Avant que je ne puisse lui répondre, une voix m'interpella.

— Mattheus, on m’a laissé ça pour toi.

Brendelia me tendait une enveloppe vierge d’écriture. Intrigué, je saisis le message, sortant la feuille glissée à l’intérieure.

"Tu me dois un nouveau livre. Réf. 559638, trouvable facilement en librairie. Viens toquer quand tu l’as. Alice, Bât. B, chambre 64."

Bâtiment B... C'était l'aile des humains. Mais comment avait-elle su qui j’étais, sans même connaître mon prénom ? Et comment Brendelia avait-elle su à qui remettre cette lettre ?

— Qu’est-ce que c’est ? Me demanda Mirabella tandis que nous montions les marches vers notre étage.

— Une erreur.

Sans réponse, je laissai la lettre se froisser entre mes doigts avant de la jeter, oubliée, dans la première poubelle que je trouvai.

— On se retrouve sur le seuil dans une trentaine de minutes, ça te va ?

— OK.

**

Avant de sortir, je me souvins que j'avais laissé ma bague favorite dans la poche de mon pantalon. Je me précipitai pour la récupérer et la glisser à nouveau sur mon doigt. Je ne partais jamais sans elle.

En arrivant dans le hall, je fus surpris de découvrir que Mirabella était déjà là. Sa robe bleue nuit, parsemée de fleurs, épousait ses formes avec une élégance saisissante. Elle pianotait rapidement sur son Platphone, l’air grave, comme si chaque seconde comptait. Son sac à main argenté flottait entre ses doigts, presque suspendu dans l’air.

À l'instant où je fis un pas, elle leva les yeux et me remarqua immédiatement.

— Tu sais où se trouve le bar ? Demandai-je en la rejoignant, l'esprit encore un peu ailleurs.

— Ouais, j’ai regardé sur Lysara. C’est pas loin, répondit-elle d'un ton léger.

— OK.

Nous empruntions les escaliers de pierre qui nous attendaient, nous menant dans le tumulte sonore de la ville en contrebas. Les pas de Mirabella, légers mais distincts, brisaient le silence qui s’était installé entre nous. Je n’avais pas encore tous les codes sociaux, mais une force invisible me poussait à m’intéresser à Mirabella. Une partie de moi avait l’impression d’avoir retrouvé une vieille amie. C’était une étrange sensation, mais plutôt agréable. Je me tournais doucement vers elle, ne sachant pas exactement comment faire. Après tout, je n’avais jamais eu de vrai conversation, hormis avec mon père. Si nous pouvions appeler ça une conversation…

— Tu fais partie de la mort ? Ton âme était noire, demandais-je, me jetant à l’eau.

— Ouais, répondit-elle sur ce même ton tranquille.

Elle me lança un regard en biais avant de reprendre :

— Cette lueur rouge que tu avais à côté de ton âme… Qu’est-ce que c’est, à ton avis ?

Je haussais les épaules. Nous étions censés n’avoir qu’une couleur d’âme, peut-être était-ce l’écho de nos vies humaines.

— Toi aussi, tu avais une lueur à côté de ton âme. Elle était verte. Ça te parle ?

Ses sourcils se froncèrent dans un mouvement lent, comme si elle réfléchissait en même temps. Cependant, elle n’ajouta rien de plus, se concentrant sur notre chemin.

Nous n’avions pas reparlé de cette décharge électrique, mais je taisais ce sujet. Comme ma peau n’avait jamais effleuré celle d’une autre personne — en dehors de mon père — je ne savais pas si cela était normal, en réalité.

— J’aurais aimé qu’on nous dise dès le départ qui serait notre binôme, lança-t-elle, rompant le silence entre nous.

— Notre binôme ? Répété-je, un peu pris au dépourvu.

— Bah ouais, on aura un binôme, tu savais pas ?

— Si, je sais. Même si j’ai jamais vu celui de mon père, je sais qu’on est supposé être en duo.

— T’es pas curieux ? Tu veux pas savoir avec qui tu passeras ton éternité ?

Je haussai encore les épaules. En vérité, je n’y avais jamais réellement réfléchi. Pendant toute mon enfance, j’avais surtout attendu ce moment où je pourrais enfin m’émanciper, quitter mon père, et commencer une vie à moi.

— Comment ça se fait que tu n’aies jamais vu le binôme de ton père ? Me demanda-t-elle.

Dans la lueur des néons qui baignaient la ville, ses yeux brillaient d'une lueur presque éthérée. J’eus l’impression de passer mon temps à remuer les épaules. Elle devait se dire que j’étais stupide.

— C’est bizarre quand même, l’éducation de la relève revient aux deux Maîtres…

— Je ne suis pas sûr que ça change quelque chose me concernant, répondis-je, pensif.

— Ah bon ?

— Mon père a vécu très longtemps. Son savoir vaut pour deux.

Mirabella esquissa un léger sourire. Je voyais dans son regard une certaine bienveillance, sans doute pour le respect que j'avais pour mon père, malgré l’âpreté de son enseignement.

— Je pensais plus au fait de devoir rendre des comptes au Grand Conseil. Après tout, s’ils nous mettent en binôme, c’est aussi pour ça. Même si à mon sens je…

Elle s'interrompit soudain, laissant ses mots flotter dans l'air, suspendus dans le temps. Je plongeai mon regard dans le sien, un sourire subtil aux lèvres, comme pour lui murmurer silencieusement qu’elle pouvait tout confier, sans la moindre crainte.

Elle me fixait toujours, ses yeux grands ouverts, empreints d'une étrange culpabilité, comme si ses paroles l’avaient trahie.

Le silence, lourd et oppressant, s'étendait entre nous tel un abîme béant. Elle restait muette, et, dans ce vide, je me demandais si c’était à moi de briser ce silence, de franchir ce gouffre naissant entre nous. Une étrange sensation m'envahissait, comme un pressentiment. Une certitude inexplicable se forgeait dans mon esprit : je pouvais lui accorder ma confiance. C’était comme si nos destins étaient liés par un fil invisible, tissé dans l’ombre du destin.

Pourtant, avant d'oser rompre ce silence, mes yeux se déplaçaient furtivement autour de moi, à l’affût du moindre mouvement. Mon père m’avait inculqué une forme de vigilance constante, une paranoïa, ancrée dans mes veines.

— Je vois pas l’intérêt de nous surveiller à ce point, murmurais-je.

Mirabella haussa les sourcils, puis un sourire trouva son chemin sur ses lèvres. Ses yeux brillaient d’une lueur que je ne saurais décrire.

— On est bien d’accord, répondit-elle avec cette même prudence.

Cependant, nous n’ajoutions rien de plus, par peur d’être surpris, d’être accusé de complot contre le Grand Conseil. Mais je voyais ce sourire encore sur ses lèvres, comme si tout son être était plus rassuré.

Son Platphone émit un son aigu, signe que nous étions arrivés.

— C’est là ?

Elle désigna une ruelle étroite, une grimace de dégoût effleurant ses traits. Je suivis le mouvement de son doigt, et mes yeux se posèrent sur le lieu. Mon expression se déformait, tout comme la sienne.

La ruelle semblait perdue dans l’oubli. Elle débouchait sur une petite cour abandonnée, où des lettres de néon rouge, suspendues par deux câbles effilochés, vacillaient faiblement. L’éclat blafard des ampoules clignotantes peinait à éclairer le chemin, ne laissant qu’une pâle lueur pour nous guider. Le nom du bar brillait : Le Repère.

— J’imagine…

Si j’avais été un humain, j’aurais ressenti de l’inconfort dans une ruelle telle que celle-ci. La scène paraissait tout droit sortie d'un mauvais rêve, un décor typique de film noir où les ombres se glissent dans chaque recoin. L’endroit tout entier portait l’odeur du délabrement. Des poubelles pleines, oubliées contre le mur, exhalaient une odeur putride qui se mêlait à l’air vicié. Je ne pouvais m’empêcher de me demander si l’intérieur serait tout aussi repoussant que l’extérieur.

— Ça pue… Lâcha-t-elle, se couvrant le nez avec son coude, en continuant d’avancer.

Des rats s’aventuraient entre nos pieds, dévalant les pavés. Depuis l’interdiction de consommer de la chair animale, après la troisième guerre mondiale en 2058, ces créatures proliféraient dans les rues, comme une ombre insidieuse que les autorités n'arrivaient pas à maîtriser. J’avais vu un documentaire sur la question, et bien que des mesures fussent prises pour limiter leur nombre — en castrant les mâles, par exemple — leur présence était devenue un fléau.

Arrivés devant la porte, je pris soin de tirer la poignée avec la manche de mon pull. Ce n’était pas que j’étais maniaque ou hypocondriaque, mais il y avait un minimum de propreté à avoir.

L’odeur qui s’échappait de l’intérieur me frappa aussitôt. Un mélange suffocant de vomi, d’alcool et de sueur, un parfum de déchéance. Pourquoi avoir choisi ce bar, de toutes les possibilités ? N’étions-nous pas supposés être dans une école de riche ? Était-ce là notre malédiction, en tant qu’Altruiste, de finir dans une décharge ambulante ?

— Non mais sérieux, c’est quoi cet endroit ? Rouspéta Mirabella dans mon dos.

L’intérieur du bar était un reflet exact de ce à quoi je m'attendais : une scène d’abandon et de délabrement. La tapisserie rose pâle était en lambeaux, déchirée par le passage implacable du temps. Le parquet, vieux et craqué, gémissait sous nos pas, comme s’il peinait à supporter le poids des années qui l'avaient usé. Les banquettes en cuir rouge, déformées et déchirées, se dressaient en trois rangées dévastées et certaines encore portaient l’empreinte laissée par les corps des malheureux qui les avaient occupées. Au fond, deux tableaux pendaient faiblement, suspendus par un fil fragile, comme s’ils étaient à l’instant prêt à s'effondrer et à rejoindre le sol dans un éclat.

Derrière le comptoir, un barman aux épaules voutées, semblant porter sur lui les années d’une vie infiniment prolongée, nettoyait des verres dans un silence pesant. Son apparence trahissait une existence d’une longévité anormale, due aux horreurs des médicaments. Il était là, figé dans l’immobilité d’un temps qui lui échappait, portant sur lui la décrépitude de l’endroit. Sa barbe, grise et graisseuse, effleurait presque le sol, comme une triste métaphore de la vie qui, tout comme lui, s’accrochait obstinément à des fragments du passé. L’air qu’il dégageait semblait lourd de l'odeur de la négligence, une puanteur qui imprégnait l’atmosphère, comme une malédiction attachée à ce lieu.

Une sensation étrange m’envahit, comme si le temps lui-même avait oublié cet endroit. Le monde extérieur continuait de vivre, d’évoluer, mais ici, tout était figé, suspendu, comme si la pièce était condamnée à se laisser mourir dans le silence de son existence moribonde.

Au fond, je vis des camarades de classe, et Mirabella me saisit par le bras pour me guider vers eux.

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