Chapitre 3 - Le Repère

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— Salut vous deux ! s’écria le brun qui avait proposé la sortie. Installez-vous.

Je jetai un rapide coup d'œil à la place et une grimace involontaire déforma mes traits. Le fauteuil en face semblait avoir connu des jours meilleurs, et franchement, il n’inspirait pas vraiment confiance. Il pourrait donner le sida à n’importe qui, pensais-je, dégoûté. Soupirant, je m'assis tout de même, préférant éviter l’étiquette de celui qui refuse de se mêler.

Autour de la table, cinq autres personnes étaient déjà installées.

— Moi, c’est Timéo, annonça-t-il en toute décontraction. Je fais partie des muses*. Et voici Alasieus, Vilenia, Melvin et Gray. Et vous, vous vous appelez comment ?

* Muses (n.f.) : Êtres inspirants qui se tiennent près des humains pour éveiller leur créativité. Grâce à leur influence, de nombreux individus ont connu le succès, particulièrement dans l'élaboration de discours, poèmes, romans et autres œuvres artistiques.

Je me retrouvais assis à côté de Melvin, au fond de la banquette. Ses boucles blondes, aussi légères que des fils d’or, tombaient devant des yeux bleu clair, presque surnaturels. Il semblait perdu dans ses pensées, mais un léger sourire se dessina sur ses lèvres alors qu’il écoutait Mirabella se présenter. Je me perdais dans la contemplation de ses traits.

— Matt, murmura Mirabella en me donnant un discret coup de coude.

Relevant les yeux, je constatais que tout le monde me regardait, y compris Melvin, qui avait probablement capté mon regard insistant. J'étais loin d'être un pro du discours en public, mais je me devais de faire un effort. Après tout, je ne voulais pas paraître distant ou déplaisant. Je me raclai la gorge et me présentai brièvement, hésitant à dévoiler plus de détails. En vérité, à part mon père, mes documentaires, et mes « aventures » avec les âmes, je n'avais pas grand-chose à partager.

Melvin se redressa soudainement, son bras se tendant, et je remarquai la contraction de ses muscles sous sa chemise. Une étrange assurance se dégageait de lui, quelque chose que j'enviais sans vraiment savoir pourquoi. Peut-être étais-je simplement fasciné par cette confiance qui semblait si naturelle en lui, là où moi, je peinais à savoir ce que je voulais vraiment.

Je remarquai alors la montre qu’il portait. Une pièce ancienne, avec des chiffres romains et un cadran bleu nuit. Ce genre d'objet n’était plus courant, surtout à une époque où tout était devenu connecté. Elle avait un air précieux, soigné, et il semblait y accorder une attention particulière.

— Jolie montre, dis-je, en ne pouvant m’empêcher de remarquer l'élégance du bijou.

Melvin, distrait, sembla soudainement conscient que je lui parlais. Il suivit mon regard et observa sa montre, un éclat fugace traversant ses yeux.

— Oh.

Il observa sa montre. Ses yeux brillaient d’une lueur que je n’arrivais pas à déchiffrer. Ma neutralité m’handicapait pour comprendre les émotions des autres, c’était un énorme désavantage en société, finalement.

— C’est un cadeau de ma mère. C’est une montre des années deux mille.

Un souffle de curiosité s’éveilla en moi. Mes doigts frémirent à l’idée de toucher l’objet, de sentir sous ma peau l’empreinte des âges qu’il portait en lui. Mais, à la dernière seconde, je suspendis mon geste. Était-ce vraiment approprié de toucher les gens ainsi ? Dans le doute, je laissais retomber ma main.

— Elle est stylée, commentai-je simplement.

Il sourit, comme si mes mots avaient suffi à ranimer un souvenir précieux.

— Je l’avais repérée dans une vitrine quand j’avais six ans. J’étais captivé par ces reliques du passé. J’ai aussi une montre à gousset dans ma chambre. Je te la montrerai, un jour.

— Pourquoi pas, répondis-je, intrigué. Tu as d’autres objets anciens ?

— Oh oui ! Des livres aux pages dorées par les âges, des plumes qui ont vu danser l’encre sur le parchemin, une boussole qui connaît les secrets des chemins oubliés, raconta-t-il, une lueur animée dans les yeux.

— Tes Gardiens te laissaient collectionner tout ça ? M’étonnai-je.

Un éclat d’amusement passa dans son regard.

— Bien sûr. Pourquoi, pas toi ?

— Je… Euh… Non, on ne peut pas dire ça, non.

— Pourquoi ?

— Mon père m’a toujours dit qu’il ne fallait pas s’attacher aux objets…

— Plutôt sévère, fit-il avec une moue. Qui étaient tes Gardiens ?

— J’en ai connu qu’un. Maurelius.

Un frisson d’étonnement sembla traverser Melvin. Son souffle se suspendit, et je vis sa bouche s’entrouvrir légèrement avant qu’il ne reprenne contenance. Un éclat nouveau, presque solennel, dansa dans ses prunelles. Il jeta un regard furtif vers Timéo, absorbé dans une conversation animée avec Vilenia et Gray.

— Les légendes voyagent toujours par trois… murmura-t-il, comme récitant une vérité ancienne.

— Hein ?

— C’est ce qu’on raconte, non ?

Un silence s’étira entre nous, vibrant d’une tension indicible. Son regard pesait sur moi comme s’il cherchait à lire une prophétie invisible inscrite dans mes traits. Puis, ses traits finirent par se détendre, s’effaçant dans un éclat de rire. Son sourire s’agrandit, et d’un geste à la fois brusque et complice, il me donna une tape sur l’épaule, me secouant légèrement comme on le ferait d’un compagnon de route. J’étais perdu. Je l’entendrais presque me dire avec enthousiasme « sacré Matt ! ».

— Alors, dis-moi ! Comment c’était, ton enfance avec lui ? Était-il un bon professeur ? Est-ce qu’il t’a raconté des histoires du passé ? Avait-il des habitudes particulières ?

Je plissai les yeux, un sourire en coin.

— T’es bien curieux.

— Que veux-tu, ton histoire m’intrigue !

— Si tu le dis.

Jamais encore, on ne m’avait posé tant de questions. Mais en vérité, ce n’était pas bien sorcier. Melvin, le regard vif et curieux, attendait patiemment que je brise enfin le silence. Il arqua un sourcil, comme un chevalier en quête de réponses, un rictus amusé au coin des lèvres.

— Alors ? lança-t-il, son ton aussi léger que pressant.

— Disons que c’était… structuré. Une vie réglée comme une horloge. Je ne saurais pas trop quoi te dire de plus.

— Et sa vie en tant que Maître de la Mort ? Il a dû en voir, des choses…

— Tu le connaissais ?

— Pas personnellement. Mais mes parents, eux, oui. D’où ma curiosité.

Je fronçai les sourcils.

— Vraiment ? Pourtant, il ne m’en a jamais parlé.

Melvin pinça les lèvres et, l’espace d’un instant, son regard s’égara vers Mirabella, qui discutait nonchalamment avec Gray. Puis, dans un mouvement fluide, il passa son bras derrière moi sur la banquette et se pencha légèrement, un sourire joueur étirant ses traits.

— Et la demoiselle à côté de toi… Mirabel, c’est ça ?

Mirabella.

— C’est quoi son truc ?

Je le fixai, perplexe.

— Son truc ?

Il humecta distraitement sa lèvre inférieure, comme s’il cherchait ses mots.

— Tu sais… ce qu’elle aime, ce qui la fait vibrer.

— Je ne la connais que depuis ce matin, donc… aucune idée.

— Je vois.

Il se cala de nouveau contre la banquette, l’air pensif, un léger pli au front. Il y avait chez lui une énergie brute, une chaleur inattendue pour un Maître de la Mort. Ce n’était pas le même genre de connexion que celle que j’avais perçue avec Mirabella, mais c’était tout aussi intense. Une sensation familière, presque instinctive. Et pourtant, l’instinct n’avait jamais été mon fort. Avais-je une bonne intuition ?

— Ça ne te dérange pas de ne pas connaître ton père ? demanda soudainement Melvin.

— Non.

Je haussai les épaules. La vérité, c’est que je n’y avais jamais vraiment réfléchi. Le passé était ce qu’il était, et je n’avais aucun pouvoir pour le réécrire.

— Et toi ? Ripostai-je après une courte pause. Tes parents ?

Il marqua un temps, puis se pencha à nouveau vers moi, son sourire revenant, plus léger cette fois.

— Rien de bien extraordinaire.

— Ah oui ?

— Ouais. Disons que je menais ma barque sans trop de vagues. J’avais la liberté d’aller et venir, de collectionner mes objets anciens, de traîner avec mes potes, comme Timéo ici présent. C’était top.

— Je vois.

— Matt, ça te dit qu’on aille reprendre à boire ? Intervint Mirabella, coupant court à notre échange.

— Ouais.

Je lançai un signe de tête à Melvin, qui me répondit par un salut militaire exagéré, un sourire en coin. Alors que je suivais Mirabella, je jetai un dernier regard vers lui. Je le surpris à observer la jeune femme, mais lorsqu’il croisa mon regard, il détourna aussitôt les yeux vers le reste du groupe.

— Je te sauve des griffes de ce type, il parle trop.

Je haussai un sourcil, sceptique.

— Moi, je l’ai trouvé sympa.

— Moi, je l’ai trouvé prétentieux.

— Ah bon ? Répliquai-je, surpris. Qu’est-ce qu’il a dit de si particulier ?

Mes parents me laissaient sortir, je pouvais collectionner des objets et blablabla… Sérieusement, t’as vu comment il se la raconte ?

D’un geste parfaitement synchronisé et absolument pas discret, nous lui jetâmes un regard appuyé. Melvin riait fort, s’animant sur la banquette comme un conteur passionné, ses muscles se contractant sous l’enthousiasme.

— Franchement, je ne vois pas où est le problème, lui fis-je remarquer.

Mirabella laissa échapper un soupir.

— Je sais pas… Je le sens pas.

Un doute fugace traversa mon esprit. Était-ce mon instinct qui vacillait ou bien le sien ? Après tout, je venais à peine de rencontrer Melvin. Je ne connaissais pas non plus Mirabella depuis longtemps, et pourtant, une confiance implicite s’était installée entre nous. Mais pouvait-on vraiment détester quelqu’un sans raison ?

Après avoir commandé deux bières en bouteille – hors de question de poser mes lèvres sur ces verres douteux – Mirabella m’attira vers une autre banquette. Des visages familiers se dessinèrent dans la pénombre du lieu. Notre assise vibra légèrement sous les mouvements excités de Melvin derrière nous.

— Non mais sérieux, il peut pas arrêter de gesticuler comme ça ? Grommela Mirabella.

Je laissai échapper un rire discret. C’est vrai qu’il dégageait une énergie débordante.

— Salut vous deux, lança une voix posée.

Je me tournai vers un garçon aux yeux vairons.

— Moi, c’est Célestin. Et lui, c’est Cole, ajouta-t-il en désignant son voisin d’un geste du pouce. Petite mise en garde : ne croyez jamais un seul mot qui sort de sa bouche.

Cole lui administra un coup de coude, mais son sourire trahissait son amusement.

— Et la petite naine au bout, c’est Nybélia.

Eh ! protesta-t-elle aussitôt.

Célestin se contenta d’un sourire malicieux avant de poser son regard sur nous. Mon attention se fixa sur lui. Son visage était… parfait. Il incarnait tout ce que je trouvais captivant chez les gens. Ses yeux vairons – l’un bleu, l’autre marron – semblaient capables de voir le monde sous deux angles différents. Sa peau, teintée de reflets rosés, contrastait avec la mienne, bien trop pâle. Ses cheveux châtains, agrémentés de nuances bleutées, évoquaient les plumes d’un corbeau sous la lune. Et son sourire, ourlé d’une bouche dessinée à la perfection, dévoilait des dents éclatantes, impeccables. Fascinant.

Cole, assis à sa gauche, lui ressemblait trait pour trait, à une seule différence : ses yeux, d’un bleu et d’un vert perçant.

Absorbé par l’étude silencieuse de leurs visages, j’en oubliai Nybélia. Je me rattrapai aussitôt, tournant mon attention vers elle. Elle était effectivement petite, mais cela ne l’empêchait pas d’irradier une énergie solaire. Ses longs cheveux bruns cascadaient sur ses épaules, encadrant un regard pétillant de malice.

— Oui, je suis une Naturelle*, répondit-elle à Mirabella, qui venait de lui poser la question. Et vous ?

* Naturels (n.m. ou n.f.) : Individus chargés de veiller sur la nature et d’entretenir l’équilibre écologique. Ils s'occupent de faire pousser les fleurs et les arbres, d’entretenir les bouquets, de faire couler l’eau, de la purifier, et de prendre soin de tout ce qui touche à la faune et à la flore. Contribue à la survie humaine.

— La Mort, comme Matt, répondit Mirabella en me désignant d’un geste vif.

Je hochai légèrement la tête en guise d’approbation.

— Et vous deux ? Poursuivit-elle. Vous êtes des Cupidons, je me trompe ?

Un même sourire illumina les visages de Célestin et Cole.

— Tu ne te trompes pas, c’est exactement ce que nous sommes, répondirent-ils d’une seule voix.

— Cupidon ? Répétai-je. Ça consiste en quoi, exactement ?

— À faire naître l’amour dans le cœur des humains.

— Vraiment ? Demandai-je, intrigué. Et… à quoi ça sert, l’amour ?

Célestin manqua de s’étouffer avec sa bière, recrachant une gorgée sous l’effet de la surprise.

— Attends mec, t’es sérieux ?

— Bah… ouais, pourquoi ?

Un éclat moqueur traversa son regard.

— Tu fais bien partie de La Mort, toi, lâcha-t-il en riant.

Je ne comprenais pas où il voulait en venir. Bien sûr, j’avais vu des documentaires, des séries, des films sur l’amour. Je savais ce que c’était. Mais pourquoi vouloir influencer ce sentiment ? Pourquoi s’évertuer à le provoquer, à le guider ? Était-il si essentiel dans la vie des humains ?

— Eh ! s’écria Mirabella, outrée. Je fais aussi partie de La Mort, je te signale ! Et pourtant, je sais très bien à quoi sert l’amour !

Célestin éclata de rire.

— Pour répondre à ta question, l’amour, c’est ce qui relie les âmes, déclara-t-il avec un sourire bienveillant. Dans le monde humain — et dans le nôtre aussi, d’ailleurs — c'est ce qui permet d’affronter le quotidien avec légèreté. L’amour soulève le cœur, il enivre, il ensorcelle. Il est puissant. Je dirais même qu’il dirige le monde. On est tous accros à ça, d’une manière ou d’une autre.

Dirige le monde, n’exagérons rien, soufflai-je en roulant des yeux.

Célestin secoua la tête, amusé.

— Tu n’imagines même pas ce que les gens sont capables de faire par amour. J’en déduis que tu n’es jamais tombé amoureux, hein ?

— Non.

— C’est rare, l’amour. C’est encore plus rare que ce soit réciproque.

Je haussai légèrement les épaules.

— Pour le provoquer, j’imagine qu’il faut rencontrer du monde… Ce qui n’a jamais été une option avec mon père, précisai-je.

— Comment ça ?

Je lui racontai en quelques phrases mon enfance passée entre quatre murs, sous le joug d’un homme trop protecteur ou peut-être tout simplement trop strict. Son visage se crispa sous l’effet du choc.

— C’était pareil pour toi, Mira ? demanda-t-il en se tournant vers elle.

— Plus ou moins, admit-elle. Disons que j’avais un peu plus de liberté, mais… la vie avec mes parents était stricte. Très stricte.

— Tu as connu l’amour, pendant ton adolescence ?

Un silence s’installa. Mirabella sembla peser ses mots. Célestin, lui, la scrutait avec fascination, avide de comprendre ce que l’amour représentait pour elle.

— Pas vraiment, finit-elle par murmurer d’une voix plus grave qu’à l’accoutumée.

Puis, relevant les yeux vers lui, elle lança :

— Et toi ? Tu nous poses la question, mais tu ne nous as pas dit si c’était ton cas.

Le sourire de Célestin se figea.

— Moi… ? Eh bien… Disons que c’est compliqué.

Un éclat de tristesse traversa ses yeux vairons. Instinctivement, je levais la main, prêt à la poser sur son épaule, lui apportant la chaleur de mon réconfort. Mais je suspendais mon geste, ne sachant pas vraiment s’il était convenu d’agir ainsi. Quand je vis les regard se tourner vers moi, je finis par déposer ma main sur l’épaule de Célestin, qui répondit par un sourire timide. En jetant un coup d’œil vers Mirabella, je vis qu’elle aussi semblait absorbée par ses pensées, son regard perdu dans le vide. Une mélancolie fugace passa sur son visage.

Je ne les connaissais pas encore assez pour briser ce moment de silence. Alors, je le respectai.

Célestin fut le premier à rompre l’atmosphère pesante en se raclant la gorge.

— Vous pensez qu’il va bientôt crever ? lança-t-il.

Je haussai un sourcil.

— Hein ?

D’un mouvement de tête, il désigna le serveur derrière le bar, un vieil homme voûté au dos si courbé qu’il en formait presque un arc de cercle.

— Qu’est-ce que j’en sais ? Répliquai-je.

— Vous êtes pas censés la sentir, vous, la Mort ?

— La mort ? Oui. Mais là, je ne sens plus rien depuis deux heures à part l’odeur de vomi, grognai-je, une grimace de dégoût sur le visage.

Célestin éclata de rire.

— Ce n’est pas être trop dur, de causer la mort ?

Causer la mort ? Non. On ne tue pas. On ne fait que récupérer l’âme d’une personne qui est déjà partie. Ce n’est pas à nous d’agir sur le cycle de la vie.

— Va dire ça à Ekatya et son mari, lança-t-il d’un ton amer.

Je plissai les yeux, intrigué.

— Qui ça ?

— Ce sont eux qui ont mis au point la formule d’immortalité en 2086.

— Ah.

Les paroles de mon père résonnèrent dans mon esprit, comme un écho lointain. C’était elle, la créatrice des médicaments d’immortalité partielle, dont l’ambition avait mis en péril l’avenir même de notre race.

— Et vous, vous en pensez quoi ? demanda-t-il en baissant la voix, puisqu’il venait d’aborder un sujet interdit.

Je jetai un regard en biais à Mirabella. Ce genre de discussion n’était pas exactement bien vu, surtout en public. Le Grand Conseil avait des oreilles partout… et... Eh bien, ils ne prenaient pas très bien la contestation, si vous voyez ce que je veux dire*. Ne pouvant m’en empêcher, je balayais la salle du regard, m’attendant presque à voir débarquer la R.D.Â.

* Par la mort, au cas où vous n'auriez pas compris...

— Désolé, je n’aurais pas dû poser la question, s’excusa-t-il aussitôt.

— On bouge ? Proposai-je en étouffant un bâillement.

— Ouais.

Après quelques salutations rapides, nous quittâmes le bar et nous engageâmes dans la rue sombre.

— Tu connaissais déjà Cole et Nybélia ? Demandai-je à Célestin en gravissant les marches du long escalier.

— Oui. Cole et moi avons grandi ensemble. Nous sommes comme des frères. Et Nybélia vivait dans le même quartier que nous. On passait nos soirées à traîner ensemble, à refaire le monde. On était un trio inséparable.

Il marqua une pause avant d’ajouter, plus doucement :

— Puis, Cole et Nybélia ont fini par se mettre ensemble. Ce n’était plus comme avant. J’avais l’impression d’être la troisième roue du carrosse.

— Je vois.

— Ils se sont séparés juste avant qu’on vienne ici. Mais la gêne est restée… Alors j’évite de les voir ensemble.

— Ça te dérange pas ?

— Non. J’ai fini par m’y faire. Cole et moi, on s’est promis de garder un lien fort. Une soirée par semaine, juste nous deux. Ça me va très bien comme ça.

— Ça doit être chouette, d’avoir quelqu’un sur qui compter depuis toujours.

Un silence s’installa avant qu’il ne nous retourne la question :

— Vous avez grandi seuls, tous les deux ?

Mirabella et moi échangeâmes un regard.

— Oui, répondis-je simplement.

— Pareil, souffla-t-elle.

Célestin se pinça les lèvres.

— Ça a dû être dur… Je sais pas comment j’aurais fait sans Cole.

Je haussai les épaules, mais au fond de moi, un étrange sentiment monta. Une espèce de manque que je n’avais jamais vraiment pris le temps d’analyser. Un lien fort et indéfectible avec quelqu’un d’autre… Qu’est-ce que ça pouvait bien faire ressentir ?

— J’avoue que je suis bien contente d’être ici, souffla Mirabella. Vivre avec mes parents était… irrespirable.

— Ils ne te laissaient pas sortir non plus ? Lui demandai-je, me rappelant ce qu’elle avait dit plus tôt.

Elle haussa légèrement les épaules.

— Au début, si. Mais tout a changé quand j’ai eu seize ans. Après ça, ils ne voulaient plus que je fasse quoi que ce soit sans eux.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Son regard se perdit un instant dans le vide. Un silence lourd s’installa, comme si elle pesait le poids de ses souvenirs. Je n’insistai pas. Parfois, le silence était plus respectueux qu’une question de trop.

Célestin, fidèle à lui-même, brisa l’atmosphère en un clin d'œil :

— À votre avis, on va commencer par apprendre l’invisibilité demain ?

— Probablement, répondis-je. C’est le don qu’on partage tous, après tout.

— Mais pourquoi doit-on être invisibles ? Demandai-je en fronçant les sourcils.

Mirabella se racla la gorge et prit une voix grave et théâtrale :

Hey, ça va mec ? Je viens récupérer ton âme. Un sucre avec ton café ?

Elle haussa un sourcil en nous regardant d’un air faussement sérieux. Célestin explosa de rire.

— Ouais, pas très rassurant comme approche, admit-il.

— Mon père m’a raconté qu’avant, nous étions visibles, reprit Mirabella. Un Maître de la Mort est allé récupérer une âme… et la femme du défunt l’a attaqué avec son sac à main. Elle l’a frappé encore et encore. Évidemment, il n’a pas bronché. On ne peut pas mourir, après tout. Mais figurez-vous qu’elle a quand même essayé de l’étouffer !

Célestin ouvrit de grands yeux, mi-amusé, mi-perplexe.

— Sérieux ?

— Véridique. C’est après cet incident que le Grand Conseil a décidé que nous devions maîtriser notre don d’invisibilité. C’est plus sûr… et surtout, plus sain.

— Ça se tient, reconnus-je en hochant la tête.

— Et puis, si vous voulez mon avis, c’est mieux de ne plus côtoyer les humains une fois qu’on commence à travailler, ajouta Mirabella d’un ton détaché.

— Tu les aimes pas ? demanda Célestin, intrigué.

Elle haussa les épaules.

— Pas vraiment. Avec le temps, j’ai fini par comprendre qu’ils sont… cruels, irrespectueux, idiots.

— Rien que ça ! s’exclama-t-il en riant.

Mirabella lui lança un sourire en biais, mais ne rajouta rien.

Je levai les yeux et constatai que nous étions arrivés. Après avoir souhaité bonne nuit à Célestin, je gravis les marches en silence aux côtés de Mirabella. Un sentiment étrange me traversa. Comme si quelque chose la pesait.

Je n’étais pas un expert en émotions, loin de là, mais…

— Tout va bien ? Demandai-je, brisant le silence.

Elle tourna la tête vers moi, surprise, puis laissa échapper un soupir léger.

— Je suis juste fatiguée, ne t’en fais pas. Mais merci de t’en soucier.

Elle me sourit faiblement, avant de déposer un baiser rapide sur ma joue. Puis elle disparut dans sa chambre.

Je restai un instant immobile, la main sur ma joue, avant de secouer la tête. Moi aussi, j’étais épuisé. Pourtant, je n’avais pas encore lu les pages que nous avait donnés Monsieur Tantum.

Après avoir enfilé mon short de pyjama, je me jetai sur mon lit, allumai mon Platphone et me plongeai dans ma lecture. Ma propre description :

« La Mort : Caractéristiques et Fonctionnement de son Âme

L’Âme de La Mort est de couleur noire, car elle résulte de l’absorption de toutes les âmes humaines. Par nature, La Mort adopte une posture neutre. Un(e) Maître(sse) de La Mort ne ressent aucune émotion intense, ce qui lui permet de conserver une objectivité absolue dans l’exercice de ses fonctions. Ses perceptions se limitent aux visionnages, qui lui offrent une compréhension des sentiments humains puisqu’il/elle les éprouve directement.

Le rôle du/de la Maître(sse) consiste à accompagner les individus dans leur libération avant l’effacement de leur âme. Toutefois, l’Âme de La Mort peut parfois présenter une teinte gris foncé. Cette altération se manifeste lorsque le/la Maître(sse) éprouve des émotions, ce qui est plus fréquent durant la jeunesse. Néanmoins, cet état demeure temporaire et disparaît une fois que le/la Maître(sse) maîtrise pleinement ses fonctions. »

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