Chapitre 9 - Amour d'enfance

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* Mattheus*


Depuis la soirée rock, je n’avais pas eu de nouvelles d’Alice. Inquiet, je lui avais envoyé plusieurs messages laissés sans réponse. Si bien que j’avais simplement fini par lui indiquer que j’étais disponible, à n’importe quel moment de la journée, si elle avait besoin de moi.

Avec mon expérience dans les âmes, je savais ce qu’elle pouvait ressentir. Un soir, j’étais passé devant sa porte, prêt à toquer. Seulement, j'ignorais si elle souhaitait ma compagnie. Si ça avait été le cas, peut-être me l’aurait-elle fait savoir

De toute façon, j’avais également mon lot de problèmes. Après la soirée rock, j’avais découvert avec stupeur la nouvelle couleur de mon âme. Elle n’avait pas bougé depuis, me laissant dans l’incompréhension. Mon esprit peinait à se concentrer sur autre chose que ça. J’étais paralysé, n’ayant aucune solution pour faire évoluer les choses. Force m’était de constater que je n’avais aucune piste pour la remettre à sa couleur d’origine. De plus, j’étais entièrement seul dans cette histoire. Tant que je ne comprenais pas ce qu’il m’arrivait, je ne pouvais me confier à personne.

Chaque jour, je me rendais en cours avec la boule au ventre. J’avais l’impression d’être épiée à tout instant, m’obligeant à être constamment sur mes gardes. Comme si une ombre m’attendait au détour d’un chemin, prête à me mettre la main dessus.

Enfin, je n’avais pas d’autre choix que de me rendre à mon cours du jour. Le point positif, c’est que j’avais « l’après ». C’était le moment de la semaine que j’attendais le plus : me plonger de nouveau dans une âme.

En traversant les couloirs à la hâte, j’arrêtai ma course devant la peinture statique que j’avais vue le premier jour. Je ne cessai de me demander pourquoi elle était inerte.

— Vous êtes bien matinal.

Je poussai un léger cri de surprise. Comme les couloirs étaient silencieux, je ne m’attendais pas à croiser quelqu’un. En me retournant, j’eus le soulagement de voir Monsieur Rhânlam, les mains derrière le dos. Cette posture me rappelait mon père, qui se tenait toujours comme cela quand il était pensif.

— Oui, répondis-je, maintenant plus calme.

Il vint se placer à mes côtés, son regard détaillant la peinture.

— Le mont Elbrouz, dit-il.

— Vous connaissez cette peinture ?

— Bien sûr. Tu sais, avant d’arriver ici, j’avais une vie, répondit-il sur le ton de la plaisanterie.

Je lui lançai un regard en biais, étonné de cette blague. C’était peu commun d’entendre l’un de nos enseignants, d’habitude si sérieux, se perdre dans l’humour.

— Ce mont est connu par un cercle restreint, notamment car il est calme. C’est très agréable. J’ai beaucoup voyagé à travers le monde. Mais ce mont reste dans mon cœur.

Une nouvelle fois, je portai mon regard sur lui, intrigué.

— Ça vous manque ?

— De voyager ? Non. Quand on est de ce monde depuis aussi longtemps que moi, c’est bien de pouvoir se poser un peu. Et puis, j’aime enseigner mon savoir.

— Comment êtes-vous devenu professeur ?

— Comme pour tout, c’est le Grand Conseil qui choisit ses enseignants. Un jour, ils m’ont fait la proposition. Après en avoir discuté avec mon binôme, nous nous sommes dits qu’il serait bon que je sois ici.

— Vous n’aimiez plus être un Maître de La Mort ?

— Oh si, j’adorais ça. Mais dans la vie, il faut savoir saisir les opportunités quand elles se présentent.

Un silence s’étira entre nous. Son regard était perdu dans la contemplation du mont. Je perçus une lueur dans ses yeux, comme la mélancolie d’une période révolue. Dans ses traits, il y avait quelque chose de familier. Je ne comprenais pas pourquoi j’avais cette sensation que nous étions liés, comme si un fil invisible s’était noué entre nous. C’était étrange, comme sentiment. Il représentait peut-être une figure plus paternelle, comme je n’en avais jamais eu.

— Ça fait combien de temps que vous enseignez ?

— À peu près une vingtaine d’années.

Presque autant de temps que je suis de ce monde.

— Ça ne vous manque pas, de ne plus voir votre binôme ?

— Qui t’a dit que je ne le voyais plus ?

Il me fit un clin d’œil avant de me planter là, pour repartir vers sa salle. Une autre question me vint en tête, seulement celle-ci ne me concernait pas directement. Je m’élançai à sa suite.

— Attendez ! Je peux vous poser une question ?

Il me lança un regard amusé en biais.

— Ce n’est pas ce que tu fais depuis que tu es arrivé ?

Je lui fis un demi-sourire.

— Je t’écoute, ajouta-t-il, me faisant un signe de tête.

— L’Âmularium est-il toujours sous haute surveillance ?

Le professeur s’arrêta d’un coup, si bien que je le percutai de tout mon buste.

— Normalement oui. Pourquoi ?

Je tapotai mes vêtements, comme si le choc avait froissé mon pull. Puis, je relevais la tête vers lui.

— Si quelqu’un cherchait à s’y introduire. Disons… Un humain. Quelles seraient ses chances ?

— De l’ordre du zéro. Pour commencer, un humain ne pourrait pas pénétrer dans notre aile. Il serait repéré par le scan de l’entrée. Si par le plus grand des hasards, il y parvenait, il y a toujours un membre de la R.D.Â. posté devant. Pour couronner le tout, le Grand Conseil déciderait de s’occuper de lui.

— Je vois.

Le professeur planta son regard perçant dans le mien, si bien que je réalisai qu’il ne m’avait pas lancé un coup d’œil avant cela. Maintenant que je me faisais la réflexion, je prenais conscience qu’il ne me regardait jamais dans les yeux.

Ses paroles firent leur chemin dans mon esprit, et je m'apercevais qu’Alice ne pourrait jamais pénétrer dans nos locaux. Pire, si elle le faisait, elle serait éliminée. Je ne pouvais pas la laisser faire. Pourtant, au fond, j’avais envie de l’aider. Vraiment. Mais ce n’était pas possible, pas dans un monde tel que le nôtre.

— Mattheus… murmura mon professeur, coupant court à mes réflexions. Je te conseille de faire attention avec ce type de question… Surtout, protège toujours ton âme.

Mes sourcils remuèrent sous le coup de l’étonnement. Que voulait-il dire par « protège toujours ton âme » ?

Monsieur Rhânlam tourna les talons et entra dans la salle. Moi, je restai immobile, comme paralysé par ses mots. Au loin, j’apercevais Melvin qui m’observait, le regard sombre. Il finit par venir vers moi, me saluant avant d’entrer dans la salle sans ajouter quoi que ce soit. Qu’avait-il entendu de notre conversation ?

— Tu viens, Matt ?

En tournant la tête, je constatai que Vilenia était là, tout sourire. Elle fit un mouvement de tête pour m’inviter à la suivre, ce que je finis par faire. Mirabella entra juste derrière moi. Nous nous échangâmes un sourire silencieux, heureux de nous voir.

Une fois assis, le son du verre qui s'entrechoque éveilla mes sens, avide de me sentir vivant à nouveau. Je sentais la présence de cette drogue, et je désirais ma dose hebdomadaire.

— Je vous rappelle que les âmes que je vous confie ne sont pas toutes jeunes. Elles sont classées “noires” dans l’Âmularium. Ce qui veut dire que ces âmes n’ont jamais su trouver la paix, et ne peuvent pas être réincarnées. Il peut y avoir plusieurs raisons pour un tel blocage : l’amour, la haine, le choc, la douleur, la culpabilité… Toutes ces choses peuvent affecter une âme jusqu’à son noyau, au point que nous, Maître de La Mort, ayons du mal à l’effacer. Parfois, elles s’accrochent.

Le professeur marqua une pause, puis reprit :

— Notre but est de soulager l’âme, de l’apaiser. On pourrait nous comparer à des thérapeutes ! D’ailleurs, l’année prochaine, je vous enseignerai la psychologie des cas critiques. Je sais, c’est ironique en parlant de la mort. Mais notre rôle est d’aider les vivants comme les morts.

« Je vais vous distribuer votre fiole du jour. Cette fois, je viendrai vous rejoindre dans vos visionnages afin que l’on puisse avancer ensemble. Pour vous donner des pistes. Observez bien, et qui sait ? Vous pourrez peut-être nous aider à comprendre ce qui bloque.

Après ces belles paroles, le professeur nous distribua les fioles. Cette fois-ci, il m’avait déposé une âme rouge entre les mains. Lors d’un des cours de Monsieur Tantum, nous avions appris qu’une âme rouge était liée au sentiment amoureux. La mienne avait donc un problème de cœur.

— Bien, vous pouvez commencer, annonça Monsieur Rhânlam en tapant dans les mains. Normalement, vous êtes maintenant aptes à vous accrocher jusqu’au bout. Observez un maximum de choses avant mon arrivée.

Sans attendre une minute de plus, je disposais mon œil devant la fiole.

[...]

Un tourbillon de couleur. Des cris. De la joie. Des rires. Des bruits de tambour. De la musique. C’était un carnaval. Des personnes défilaient dans les rues, déguisées. Les rires s’élevaient dans la foule. Une petite fille blonde courait entre les jambes des convives, une banderole à la main. Elle rejoignait un groupe d’enfants âgés de cinq ou six ans. J’étais au milieu de ce groupe. Les enfants avaient tous une âme blanche pour le moment. L’âme de l’innocence. Je n’avais pas encore assez l’habitude des fioles pour sentir directement la personne concernée.

Deux fillettes se tenaient par la main et coururent plus loin. Elles sautillaient, riaient. Je me sentis aspiré vers elles. C’était donc l’une d’entre elles dont je visionnais l’âme. Les deux enfants se firent un câlin et un bisou sur la joue.

[...]

À présent, je me trouvais dans un lycée. Les couloirs étaient cernés par des casiers gris. Deux adolescentes — une brune et une blonde — discutaient tranquillement avec deux camarades de classe. C'étaient les deux fillettes que j’avais vues dans le souvenir précédent. Mon ventre faisait des fourmillements. Mes mains étaient moites. Je les frottais automatiquement contre mon jean — sans résultat. Ce sentiment-là, je l’avais ressenti dans la fiole d’Heidi. Je reconnaissais l’amour naissant monter en moi.

Une de ces filles — je ne savais pas encore laquelle — était amoureuse.

Deux garçons bavardaient avec elles. Puis, ils les saluèrent avant de partir. La brune attrapa la blonde par le bras, tout sourire. Toutes deux avancèrent dans les couloirs du lycée.

— Il est pas mal Richard, tu trouves pas ? Fit la brune.

— Mouais.

Je me sentis soudain irrité, agacé. Ma gorge me serrait comme si elle bloquait mes mots.

— Anthony aussi est mignon… ajouta la brune.

La blonde ne répondit pas, n’ayant probablement pas envie de parler garçon. La brune lui lança un regard discret. Elle changea de sujet.

— Tu viens à la soirée d’Isabelle ?

— Normalement oui. Sauf si mes parents ne changent pas d’avis sur ma punition…

— C’est grave quand même, ils peuvent pas te lâcher la grappe tes vieux. T’as rien fait de mal, ils sont chiants à toujours essayer de nous contrôler. On a quinze ans, on est plus des gamines !

La blonde haussa les épaules. Ses parents l’avaient punie à juste titre, puisqu’elle avait fait le mur. Mais elle n’ajouta rien, ne souhaitant pas faire part de ce qu’elle pensait à son amie. Je le ressentais. Elle cachait quelque chose. Ses joues avaient rougi. Elle avait un secret.

[...]

Cette fois-ci, je me retrouvai au milieu d’une soirée étudiante. Rien à voir avec la soirée costumée à laquelle j’avais assisté dans ma résidence. L’ambiance était plus… Trash. L’alcool coulait à flot, la drogue semblait circuler de partout et pas d’adulte à l’horizon. Certains se roulaient des pelles à s’en décrocher la mâchoire. J’eus un rictus de dégoût. Les tenues des invités paraissaient d’un autre temps. Les filles avaient crêpé leurs cheveux. Les hommes portaient des pantalons pattes d’éléphant. Si je me référais à mes connaissances historiques, il s’agissait d’un thème sur les années 1970.

Je sentis mes boyaux se tordre. Je me sentis soudainement mal à l’aise, nauséeux. Ce n'étaient pas mes propres sentiments, mais je comprenais qu’on puisse se sentir mal dans ce genre d’ambiance. Moi-même, je ne savais pas si j’aurais apprécié.

Mon regard se porta automatiquement sur la brune, que j’avais aperçue dans les souvenirs précédents. Elle dansait au loin, collé-serré avec un des garçons qui lui parlaient dans le lycée.

La blonde était assise, je sentais la douloureuse sensation du métal dur sous mes fesses. Son cœur était triste. Une douleur naissant dans le bas de mon ventre. La brune ne faisait pas attention à elle. Ses mains caressaient les cheveux du jeune homme tandis qu’elle dansait contre lui. Puis, ils s’embrassèrent passionnément, leurs langues entrèrent en collision.

À cette vue, mon cœur se brisa en mille morceaux. Je sentais mon rythme cardiaque accélérer. Chacun de ses battements me faisait souffrir. Un poids se forma au fond de ma gorge, me donnant envie de hurler à m’en déchirer les poumons.

La blonde ne tenait plus en place sur sa chaise, la rage montait de plus en plus en elle. D’un bond, elle se dirigea dans la foule d’un pas décidé. Elle s’arrêta à côté de son amie.

— Ça va pas la tête ?!

La brune se dégagea de l’étreinte du garçon.

— C’est quoi ton problème Marie ? lança la brune à la blonde.

— Arrête de jouer la pute !

Elle hurlait si fort que tout le monde se retourna sur elles.

— Mais ça va pas la tête ? répliqua de nouveau la brune, folle de rage.

— Tu te dandines contre lui comme une poule sur son œuf ! T’as le feu au cul ! Tu me fais peine à voir.

— Va te faire foutre !

Marie gifla la brune et quitta la pièce en pleurant. Je sentais ma main brûler. Je voulais bousculer toutes les personnes autour de moi, tant ma douleur prenait de l’ampleur. Parcourant chaque centimètre de ma peau.

Marie titubait. Une fois dehors, elle hurla comme une folle. Tout le monde la regardait, mais elle s’en fichait. Elle hurla de plus belle. Elle renversa tout ce qui se trouvait sur une des tables extérieures, tapa dans des gobelets au sol, shoota dans un caillou. Je sentais sa tristesse au plus profond de mes tripes.

[...]

Marie buvait un cappuccino, seule dans un bar. Son regard se perdait à travers la fenêtre, observant les passants qui se pressaient. L’hiver avait envahi la ville, des flocons tombaient du ciel. Un homme passa devant la vitrine, traînant un sapin à sa suite. Elle but une nouvelle gorgée, reportant ses yeux sur sa boisson. Je sentais l’arrière-goût âpre du café sur ma langue.

Les sourcils de Marie se levèrent, elle fit un léger sourire.

— Excuse-moi d’être en retard, Richard n’arrivait pas à retrouver les clefs de l’appartement.

La jeune brune, que je connaissais que trop bien, s’installa en face de Marie et défaisait son écharpe en laine. Elle commanda un chocolat viennois. Puis, elle posa son regard dans le mien — Ou plutôt celui de Marie.

J’étais surpris de la revoir. Avec la violence de la baffe à la soirée du souvenir précédent, je ne m’attendais pas à la rencontrer de nouveau.

— Tu voulais me voir ? demanda Marie.

— Oui...

— Je t’écoute.

— Eh bien… Je trouvais ça dommage que l’on se soit autant éloigné. J’aimerais bien retrouver notre amitié. Depuis cette soirée chez Isabelle, rien n’a plus été comme avant. Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi… Mais tu me manques.

Marie éluda son récit en buvant une nouvelle fois de sa boisson chaude. Je sentis mon cœur s’emballer, ma gorge était en feu comme si les mots qui sortiraient bientôt allaient me faire du mal.

— Toi aussi, tu me manques. Mais nous ne pourrons jamais plus être amies.

La surprise déformait ses traits. Elle semblait choquée, déçue. Ce n’était probablement pas le genre de réaction qu’elle attendait en venant à ce rendez-vous.

— Je…

Aucun mot ne sortait de la bouche de la brune.

— Tu ?

— Je pensais que tu voudrais me revoir.

— Eh bien, non. Désolée Sandrine, mais je ne souhaite plus être ton amie.

— Je vois. Pourquoi avoir accepté mon invitation ?

— Par curiosité.

Sandrine se leva doucement, comme si ses membres étaient engourdis. Elle venait de prendre conscience qu’elle n’avait finalement plus rien à faire là. Je sentais mon cœur se déchirer une nouvelle fois. L’empathie de Marie m’envahissait.

Dans mes pensées, je voyais plusieurs images de la vie de Marie et Sandrine ensemble. De leurs joies, de leurs rires, de leurs pleurs. Marie semblait faire le bilan de leur vie toutes les deux. Le deuil également.

Je sentais que c’était dur, comme si cette perte était trop douloureuse. Je sentais ce poids jusqu’au plus profond de mon âme. Ma gorge était sèche, je peinais à déglutir. Pendant quelques secondes, Marie ferma les yeux, m’empêchant de voir Sandrine se revêtir de son manteau.

Puis, en rouvrant les yeux, Marie se pencha par-dessus la table et saisit le bras de Sandrine.

— A… Attends.

La brune observa la main que Marie venait de poser, puis releva son regard vers elle. La surprise se lisait une nouvelle fois sur ses traits.

— Pourquoi ne pas se voir de temps en temps…

— C’est vrai ?

— Oui.

— Ce weekend, Richard et moi fêtons notre première année dans notre nouvel appartement. Tu devrais venir, ça serait bien. On va faire une fondue.

— OK. Tu m’envoies ton adresse par SMS ?

Sandrine hocha la tête avant de quitter le bar.

[...]

— Hors de question que j’y aille toute seule, fit Marie.

— Mais attends, je ne vais quand même pas venir avec toi ! répliqua une petite brune.

— Elle m’a dit que je pouvais venir avec quelqu’un.

— Je ne me vois pas débarquer chez elle…

— Pourquoi ?

— Je vais me sentir inférieure, répondit la brune, soucieuse.

— N’importe quoi !

— Si, c’est une rivale de taille !

— Parce qu’elle est plus grande que toi ? se moqua Marie.

Cette dernière fit des chatouilles sur le ventre de la brune, qui se mit à rire. Elles étaient toutes les deux dans une petite pièce avec une imprimante. La lumière clignotait. Doucement, Marie caressa le visage de la brune. Je sentis la douceur de sa peau sous mes doigts.

— Marie… fit cette dernière, le rose aux joues.

— Sybille…

Les deux femmes se sourient. D’un regard, je sentais l’affection qu’elles avaient l’une pour l’autre.

Marie saisit Sybille par les mains et la plaqua contre l’imprimante. Elle l’embrassa avec ardeur. Ma bouche brûlait de désir. Sybille attrapa Marie par la taille pour resserrer son étreinte. Les doigts de Marie se baladèrent dans la chevelure de lionne de Sybille. Je sentais son odeur de fleur, qui lui collait bien à la peau.

Soudain, un bruit se fit entendre derrière la porte. Les deux collègues se séparèrent immédiatement, à bout de souffle. Un homme entra dans la salle en sifflotant, lançant l’imprimante. Marie caressa ses lèvres du bout des doigts, encore brûlante de désir.

— Salut les filles, lança-t-il gaiement.

— Salut Sylvain, répondit Marie, essoufflée.

Il repartit aussi vite qu’il était venu, ses feuilles fraîchement sorties de l’imprimante.

— Je n’ai pas trop envie d’aller dans l’appartement de la fille que tu as toujours aimée. Je ne me sens pas à la hauteur. Tu la connais depuis toujours… Et puis tu l’as dit toi-même, tu ne te sens pas capable de la supprimer définitivement de ta vie.

— C’est un bout de moi, de mon passé… Mais tu sais très bien que c’est toi que j’aime. Je n’ai plus aucun sentiment amoureux pour elle.

— Promis ?

— Promis.

Marie lui fit un sourire chaleureux auquel Sybille répondit par une grimace.

— Bon d’accord, tu as gagné.

[...]

Marie et Sybille étaient désormais devant une porte en bois décorée d’un petit ange.

— Cucul, grogna Sybille.

Marie lui donna un coup de coude et lui fit signe de se taire. La porte s’ouvrit quelques secondes plus tard.

— Salut Marie, lança Sandrine. Et tu es… ?

— Sybille, enchantée, répondit-elle en lui tendant sa main, que Sandrine saisit fermement.

L’entrée se prolongea sur un grand salon, décoré avec goût. Marie reconnut le style de Sandrine. Quelques cadres étaient accrochés au mur, dont un que Marie reconnut. C’était un cadre avec une chouette de forme géométrique qu’elle lui avait offerte quand elles avaient commencé le lycée.

Deux personnes étaient déjà arrivées et installées sur les chaises de table. Marie reconnut Anthony, qui avait vieilli. C’était un ami de Richard. Un autre garçon était attablé, mais elle ne l’avait jamais vu auparavant. Tous se saluèrent et s’installèrent autour de la table.

— Marie, tu reconnais Anthony je présume ? lui fit Sandrine.

— Oui effectivement.

— Tu sais qu’aujourd’hui, il est devenu un grand ingénieur ?

— Non, je ne le savais pas. Nous n’avons pas gardé contact.

— Ce qui est dommage, lui murmura Anthony, les yeux remplis d’étoiles. Tu es toujours aussi belle, Marie.

Tout le monde avait les yeux rivés sur elle, en attente d’une réponse. Marie était mal à l’aise et fit un sourire timide. Sybille n’était également pas à son aise. Cette dernière lui fit du pied, lui témoignant son soutien et lui rappelant qu’elle était sa copine.

Une autre personne les avait rejoints, une femme aux cheveux crépus. Elle dégageait une classe naturelle. C’était une proche amie de Sandrine. Elle semblait enjouée à l’idée de rencontrer Marie et lui fit la bise avec énergie.

Le dîner se déroulait bien, malgré le fait que Sandrine faisait des allusions sur Anthony et Marie. Sybille avait la mâchoire contractée. Sa bouche était pincée, elle serrait sa fourchette avec force.

Marie saisit sa main sous la table afin de la rassurer.

— Je ne pourrai pas continuer comme ça, murmura Sybille entre ses lèvres toujours pincées.

Sandrine apporta le dessert avec Richard.

— On a une annonce à vous faire, lança Sandrine, joyeuse.

— On va se marier ! répliqua Richard.

Tous applaudirent avec joie, sauf Marie et Sybille. Elles le firent avec nonchalance.

— Tu pourras accompagner Anthony, Marie…

— Euh…

— Il a une grosse voiture super confortable, vous pourrez faire le trajet ensemble et il pourra...

— Ça suffit ! La coupa Sybille.

Tout le monde se tourna vers elle.

— Qu’est-ce que… commença Sandrine.

— Tu ne comprends toujours pas ? continua Sybille, amère.

— Comprendre quoi ?

Sandrine se redressa, dominant Sybille. Elle la regardait de haut, comme pour la mettre en garde de ne pas ruiner son dîner. Mais Sybille s’en moquait, ce dîner n’avait aucune importance.

— Que Marie s’en tape de ton Anthony ! Ce n’est pas du tout son genre.

— Ah ouais et c’est quoi son genre ?

Sybille lui fit un sourire dédaigneux et embrassa Marie à pleine bouche. Celle-ci lui rendit son baiser avant de s’écarter légèrement.

— On va y aller, nous… Fit Marie en pointant la sortie du doigt.

Elles se levèrent sans un mot. Sybille lança un regard noir à Sandrine, qui semblait encore sous le choc.

[...]

Je me retrouvais à présent dans une manifestation. Je sentais les passants me bousculer. Hurler des mots contre le système. Certaines pancartes évoquaient le groupe des « Anges Noirs ». Marie avançait avec énergie, les larmes coulant sur ses joues. Mes yeux étaient embués. Mes pieds me faisaient un mal de chien. Marie était sûrement là depuis des heures.

— Les Anges Noirs contre Xander ! Les Anges Noirs contre Xander !

— À bas l’immortalité, déchéance de l’humanité !

Tandis que Marie militait, entourée d’autres âmes, je sentais le creux qu’elle avait en elle. Cette impression de n’être rien. Inexistante. Cela me fit penser à mon père et à toutes ses années de solitude.

Soudain, la scène se figea. Tous les mouvements étaient suspendus, même ceux des oiseaux dans le ciel. Monsieur Rhânlam apparut à mes côtés.

— Alors, ça avance ?

— Oui. Je me sens pas vide d’énergie comme les fois précédentes.

— C’est que ton corps s’habitue. Tu as une petite idée de la manière dont tu dois procéder ?

— Non…

— Viens.

Je le suivis et nous tournions autour de Marie. Je constatais à présent que des larmes avaient séché sur ses joues. Le professeur fit un geste de la main, redonnant vie à la scène. Cette fois-ci, je pouvais observer librement les alentours, je n’étais plus lié à Marie. Le professeur se plaça derrière son buste, approchant sa bouche de son oreille.

— Tout va bien, respire. Calme-toi, prends une grande respiration. Tu te sens légère désormais. Toute ta peine s’envole.

Ensuite, il se tourna vers moi.

— Notre boulot, c’est ça : soulager les âmes en peine. Nous sommes la petite voix qui murmure dans leur tête, qui les aide à ajuster leurs pensées, à leur donner quelque chose à quoi se raccrocher. La promesse d’un renouveau. Pour rendre l’âme blanche, tu devras effacer toutes les scènes, supprimer les sentiments. Pour cela, tu peux circuler dans le défilé d’images. Mettre sur pause, rembobiner…

— Rembobiner ?

— Oui, pour chercher des indices, pour comprendre d’où vient le traumatisme. Les âmes critiques demandent des recherches plus approfondies, plus minutieuses. Notre rôle est de trouver ce qui coince et de le supprimer. Ainsi, l’âme aura plus de facilité à redevenir blanche. Observe autour de toi, écoute ton cœur, celui de l’âme à qui tu es liée. Ici, vois-tu pourquoi elle est malheureuse ? Pourquoi elle se sent si lourde ?

— Elle est amoureuse de son amie d’enfance, mais elle ne lui a jamais avoué.

— Oh si, elle finira par lui dire. Ce n’est pas ça. Je pense que le traumatisme vient de ses parents. Mais si cette âme est encore dans les cas critiques, c’est que je n’ai pas non plus trouvé la solution.

— Ce sont vos cas qu’on étudie ?

— Tout à fait. Si jamais tu as des idées, je suis preneur. Un regard supplémentaire est toujours bon à prendre.

— On ne travaillera pas sur des âmes simples ?

— Quand vous devrez apprendre d’autres choses, si. Les âmes critiques sont un bon exercice. Ça vous prépare vraiment à ce qui va arriver par la suite. Ce que je vous demande ici, c’est de travailler votre regard, votre sens de l’analyse. Je vais te montrer.

Il fit un geste de la main, les propulsant de nouveau dans la scène du dîner.

— Tu vois la manière dont Marie tient la main de Sybille ? Elle s’accroche à elle comme une bouée de sauvetage ; comme si elle voulait s’échapper de ses sentiments ravageurs. Et regarde Sybille, elle l’agrippe, de peur de la perdre. Au fond d’elle, elle sait que Marie est toujours amoureuse de Sandrine et que ce sentiment ne la quittera jamais. Toutes deux s’aiment, pour des raisons différentes, mais leur relation était belle. C’est dommage que Marie n’ait jamais pu oublier Sandrine.

— Comment voyez-vous tout ça ?

— Tu ne vois pas la vapeur qui s’échappe d’elles ? La couleur de leurs âmes ?

— Non…

— Avec de l’entraînement, tu verras. Sinon, regarde simplement les yeux de Marie. Regarde comme ils brillent, comme ils sont toujours impressionnés, désireux.

J’étais bouche bée. Tout ce que parvenait à voir Monsieur Rhânlam en un seul coup d’œil… C’était impressionnant. J’espérais devenir aussi bon que lui un jour.

Le professeur me ramena à la scène de la manifestation. Je repensais à ce que disaient les pancartes, sur les « Anges Noirs ». Je lui demandais s’il savait ce que c’était.

— C’est un groupe de rebelles qui lutte contre l’oppression humaine. Il paraîtrait même que ce mouvement aurait été repris par les Altruistes, pour lutter contre le Grand Conseil.

Je lui lançai un regard en biais, mais ne réussis pas à capter son regard.

— Bon, c’est terminé pour aujourd’hui, me lança-t-il.

Il claqua dans ses mains et on se retrouva de nouveau dans la salle de classe.

La main de Monsieur Rhânlam était posée sur mon épaule. Tous les autres autour de moi semblaient avoir terminé.

— Très bien, vous progressez de plus en plus, je vous félicite. Continuez comme ça ! La cloche a déjà retenti, vous pouvez y aller.

Mon Platphone vibra dans ma poche. Le prénom d’Alice apparut sur mon écran.

Ça te dit qu’on mange ensemble samedi midi ?

OK, où ?

Je te transfère l’adresse sur ton Platphone

En quelques secondes, j’avais reçu l’adresse. Sans pouvoir me retenir, je poussai un soupir de soulagement. Même si je ne la revoyais que samedi, j’étais tout de même heureux qu’elle m’ait enfin répondu. Je devais admettre que je m’étais inquiété pour elle, plus que je ne l’avais imaginé. La voir dans cet état m’avait donné envie de retrouver les garçons qui lui avaient fait ça et de les ajouter sur ma liste.

En baissant le regard, je me rendais compte que mon écran était toujours allumé sur son message. Je lui répondais par un pouce en l’air avant de ranger mon Platphone.

En quittant la salle accompagnée de Mirabella, Vilenia et Melvin, mon esprit divaguait dans l’âme de Marie. Ce que j’y avais ressenti était un amour pur, sincère. Une part de moi se demandait… Pourrais-je le vivre un jour ? Ce sentiment ? Cette attraction ? Mais comment le pourrais-je… Je représentais la mort. C’était absurde. Complètement stupide. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher d’y songer, de l’imaginer.

Vilenia et Mirabella discutaient du cours. Pour une fois, Melvin restait silencieux, portant son regard sur moi. Une lueur brillait en lui, que je ne saurais interpréter. Était-ce de l’inquiétude ? Ou bien autre chose ? Quelque chose de plus profond ?

Secouant la tête, je reportai mon attention sur notre marche, les paroles de mes deux amies en fond, comme une douce mélodie rassurante.

Je repensais aux paroles du professeur et à ce qu’il avait dit sur les Anges Noirs. Était-ce le début d’une piste pour sauver mon âme ? Devais-je les rechercher ? Cependant, il avait dit que c’était une rumeur. Comment pouvais-je être sûr qu’il existait ?

Il faudrait que je fasse des recherches à ce sujet. Évidemment, je ne pouvais pas utiliser ma tablette, car nos recherches étaient surveillées. Je devais réfléchir à une tactique. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était suffisant pour me donner de l’espoir. Et, comme on dit, l’espoir fait vivre, non ?

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