Chapitre 10 - Une journée avec Le Corbeau
* Alice *
J’attendais Mattheus à la table du restaurant Le Temple doré. Je ne lui avais pas vraiment reparlé depuis la soirée rock — hormis deux ou trois messages —, le soir où ces trous du cul de ma fac m’avaient drogué. La soirée avait pourtant si bien commencé, il avait fallu qu’elle finisse de manière amère. Je n’avais pas hésité à les balancer à l’infirmière et aux flics, et ces porcs avaient été exclus de l’école dans un premier temps. Ça ne supprimait pas ce qu’ils m’avaient fait, mais au moins, ils n’étaient plus là. Je n’aurai pas à les croiser tous les jours.
Pour le reste, je n’avais pas trop d’espoir. Les peines encourues pour ce genre de délit n’étaient malheureusement pas très élevées. Depuis que Pangea s’était unifié, les lois étaient en faveur des agresseurs. Ils risquaient simplement six mois d’enfermement ainsi que l’interdiction de disposer des médicaments d’immortalité. Tout tournait autour de ça, désormais. Mais, je me battrai jusqu’au bout pour qu’ils paient de leurs actes.
Sur internet, j’ai reçu de nombreux messages de soutien. Parfois, je participais aussi à des manifestations avec le groupe des Anges Noirs, un groupe de rebelles. Notre but était principalement de lutter contre la commercialisation des pilules de pseudo-immortalité. Mais également contre la répression des minorités. L’humain avait toujours été voué à répéter les mêmes erreurs, sans jamais en tirer une leçon. Mais nous étions là, à agir contre cette société.
D’ailleurs, une manifestation était prévue le weekend prochain pour les droits des femmes, et l’augmentation des peines d’agression sexuelle. Je cliquais sur « participer ». Puis, je rangeais mon Platphone dans ma poche.
J’étais arrivée en avance au restaurant, comme à mon habitude. J’aimais la ponctualité, ça me donnait l’impression d’au moins maîtriser quelque chose dans ma vie. Ce n’était pas grand-chose, mais ça me permettait de repérer les lieux avant l’arrivée des autres. Même si je connaissais déjà ce restaurant.
Ma quête de réponse sur la mort de ma mère était encore au point mort. Je n’avais pas encore convaincu Mattheus de m’aider, je ne savais pas si j’y arriverais un jour. Après tout, je ne savais pas ce qui se cachait derrière et peut-être qu’il prendrait des risques en cherchant pour moi. Il pourrait être exclu. Je pensais l’écarter de ce projet et essayer de chercher toute seule. Le seul problème, c’est qu’il me fallait un badge pour avoir accès à la partie des bourgos.
Ce garçon provoquait quelque chose en moi. Comme si nous vibrions d’une même énergie. Parfois, j’avais l’impression qu’il était également perdu, comme s’il se posait des questions sur lui-même. Surtout, quelque-chose en lui m’intriguait, sans que je pusse l’expliquer.
Je me levais quand je l’aperçus entrer dans le restaurant. Je lui fis un signe de la main pour qu’il sache où j’étais installée. Sa démarche était franche, déterminée. Il paraissait sûr de lui. Le saisissant par l’épaule pour lui faire la bise, je remarquai un léger recul de sa part. Peut-être n’aimait-il pas faire la bise aux gens. Moi-même, je trouvais ça gênant.
Ses yeux verts transperçaient les miens, comme s’il cherchait à sonder mon âme. Arrivait-il à lire en moi ?
Je me mordillais la joue. Il fallait bien l’avouer, il était beau à regarder. Je frissonnais. Pour une bonne ou une mauvaise raison, je ne savais pas encore. Son contact était réconfortant, comme s’il avait quelque chose en lui de familier, de sécurisant.
Ce n’était pas le mec le plus souriant de la terre. Comme si le ciel lui était tombé sur les épaules. Cet air sérieux qu’il portait comme un gant. Je lui lançai un sourire, qu’il me rendit. C’était une sorte de grimace, comme s’il n’avait jamais appris à sourire de sa vie. C’était peut-être pour ça que je le trouvais intrigant, ce côté psychologue en moi, l’envie de sauver les âmes brisées. Alors que j’aurais dû commencer par sauver la mienne.
Sans plus attendre, il s’installa face à moi et consulta le menu. Ses sourcils se froncèrent légèrement, me laissant deviner qu’il ne savait pas quoi choisir.
— Je te conseille le menu « Jardin secret ». C’est celui que j’ai l’habitude de prendre.
J’avais lu qu’il y a plus de mille ans, les humains mangeaient de la viande. À notre époque, c’était illégal. En y réfléchissant, je ne voyais pas comment il pouvait faire pour en manger avant et supporter la souffrance animale. Notre alimentation n’était pas très variée aujourd’hui, mais nous arrivions à nous débrouiller.
Quand le serveur arriva, nous commandâmes la même chose. Je demandais à Mattheus s’il souhaitait prendre une bouteille de vin avec le repas. Après son approbation, je choisis du vin blanc, que je préférais au rouge.
— Ça va mieux ? lui demandais-je.
L’autre jour, je l’avais aperçu recroquevillé dans la cour. Son visage était blême, plus que d’habitude en tout cas. J’ai eu la sensation que quelque-chose de grave lui était arrivé, mais je n’aurais pas su dire quoi. Passées les portes de l’aile des bourgos, je ne sais pas ce qu’il s’y passe. Enfin, je n’avais pas eu le temps de lui demander ce qu’il s’était passé, à la soirée rock. Et, ensuite… Enfin, vous connaissez l’histoire.
— Oui, je te remercie.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
Son air de chien battu m’observa. Il se demandait sûrement s’il pouvait se confier à moi, me faire pleinement confiance. Le pouvait-il ? Oui, je crois que le moment où je le manipulais pour avoir ce que je voulais avait laissé place à la sympathie qu’il m’évoquait. Ne croyez pas que je sois du genre à manipuler les gens d’ordinaire, mais j’avais tellement besoin de réponses que j’étais désespérée. Mattheus était le plateau d’argent qui se présentait à moi quand j’en avais le plus besoin. Maintenant, je me souciais sincèrement de lui. Plus de jeux, de faux-semblant. Je culpabilisais de me servir de lui. Rassurez-vous, c’est de l’histoire ancienne.
— Ils ont découvert que… Pour l’histoire du badge.
Merde. Bien sûr qu’ils allaient le voir, son badge était passé dans le lecteur. Et, avec toutes les technologies dont on dispose aujourd’hui, c’était une évidence. Ce qui m’étonnait, c’est que personne n’était venu me voir. Après tout, ils avaient sûrement filmé notre infiltration.
— J’espère que t’as rien eu de grave.
— Non. Par contre, il faut que je fasse profil bas pendant quelque temps. Et je te conseille de faire pareil. Tu te mettrais en danger à continuer de fouiner.
— En danger ? Au pire, ils me vireront de l’école, je pense que je survivrai.
Son regard sérieux se posa sur moi.
— Ça va plus loin que ça, Alice. Je suis sérieux.
— Je vois ça.
Nos plats arrivèrent, coupant la discussion qui avait pris trop de sérieux à mon goût. Je voulais qu’on passe un moment ensemble pour apprendre à mieux se connaître, pas à déprimer ensemble sur les risques de se faire attraper.
— Ce que je me demande, c’est comment tu as pu voir la salle dont tu m’as parlé la dernière fois, me fit Mattheus.
— La salle des archives ?
— Ouais.
— J’arrive plus à me rappeler comment j’ai réussi à y aller. C’est juste… t’as jamais eu l’impression d’un déjà-vu ? Sans arriver à mettre le doigt sur le souvenir en lui-même ?
— Pas vraiment.
Je haussais les épaules. Je ne savais pas réellement quoi lui dire d’autre. C’est pas comme si j’arrivais à retrouver cette salle, de toute façon.
— Cette pièce est plus gardée que n’importe quelle autre pièce au monde. J’ai vu où c’était, et je te conseille vraiment de ne pas chercher à y aller.
— Les prisons aussi sont bien gardées, plaisantai-je.
Mattheus m’observa avec les sourcils froncés.
— Elle est comment cette pièce, au juste ? lui demandais-je, reprenant mon sérieux.
— Alice…
— Tu croyais que je lâcherais l’affaire aussi facilement ? Le taquinais-je. J’ai besoin de trouver cette pièce.
— Je t’aiderai. Je te demande juste de patienter, s’il te plaît...
Je levais les yeux au ciel.
— OK, j’attendrai. De toute façon, j’ai trois ans à tirer ici, voire cinq si je prolonge mes études, alors j’ai du temps.
Il me fit un sourire-grimace, puis attaqua son plat qu’il n’avait toujours pas touché. Je le laisserai tranquille à ce sujet, essayant de lui faire confiance pour son aide.
— Et ton père dans tout ça, t’as pas réessayé de lui demander des informations ? me demanda Mattheus.
— Non. Il est aussi fermé qu’une huître à ce sujet. Je pense qu’il me cache un truc, mais je pourrais pas lui tirer les vers du nez sans avoir au moins un minimum d’information.
— Pourquoi il te cacherait un truc ?
— J’sais pas, un instinct. Mais je me trompe peut-être. Il était si dévasté quand ma mère est morte qu’il se peut qu’il soit simplement trop triste et brisé, qu’il souhaite parler d’autre chose.
— Ah bon ? Et pour toi, c’était pas trop difficile chez vous ?
— Au début. En fait, ma mère n’est pas vraiment morte.
— Comment peut-on ne pas être vraiment mort ? lança Mattheus, intrigué.
— Elle a disparu sans laisser de trace.
— Alors, comment tu sais qu’elle est morte ?
— Ma mère ne nous aurait jamais quittés si elle avait été vivante. Jamais.
— On connaît jamais vraiment les g…
— Jamais, répétai-je, exaspérée.
Il fit la moue.
— Au début, tu disais ? me reprit-il.
— Ouais. Au départ, quand elle a disparu, mon père était dévasté. Pendant plusieurs mois, il s’enfermait dans sa chambre et je l’entendais à travers la porte. J’étais jeune, je savais pas comment gérer tout ça. Mon père m’a ensuite élevée. C’était cool, notre petite vie à tous les deux, notre routine. Puis, on a eu des problèmes financiers. Et puisque j’insistais pour venir dans cette école… Il a dû accepter du travail supplémentaire. Il voulait acheter ces médocs d’immortalité, mais je sais pas si j’en veux.
— Pourquoi ?
— Est-ce que j’apprécierais autant la vie si je savais que je pouvais empêcher d’y mettre fin ? Quand on sait que les choses se finiront un jour, on a tendance à beaucoup plus apprécier. C’est comme une musique, quand tu l’écoutes, tu savoures, car tu sais qu’elle se finira. Eh bien, la vie, c'est pareil. Ça en gâcherait la saveur.
Mattheus m’observa, surpris. Son regard était intense, comme si j’avais déclenché quelque-chose en lui avec ces simples mots. Leur délire d’immortalité, je n'y avais jamais adhéré. Déjà parce qu’il fallait payer un rein pour y avoir accès. Et, dans quelles conditions ? Nous étions trop sur cette terre, il serait temps un jour de laisser la nature reprendre ses droits. Bien sûr que je voulais vivre, que je voulais avoir le temps, mais pas comme ça. Pas si ça devait avoir des conséquences sur le reste.
Mon père n’avait jamais insisté. Il comprenait. Même si de son côté, il devait en prendre. J’avais l’impression qu’il vieillissait lentement.
— Tu es surprenante, me confia Mattheus.
Je lui fis un sourire. Mes joues s’empourprèrent sans pouvoir m’en empêcher.
— Je sais. Et encore t’as pas tout vu, répondis-je.
— On a le temps, répondit-il sur le même ton de plaisanterie.
Une fois que j’eus fini mon plat, je regardai la carte des desserts. Je ne savais pas de quel côté mon cœur penchait entre le salé et le sucré, c’était toujours un plaisir pour moi de terminer le repas avec une sucrerie. Et, au pire, si je prenais du poids, ce n’était pas difficile, je n’avais qu’à prendre une de leurs pilules qui fait maigrir. Ce que les humains n’inventeraient pas de nos jours. Je rêverai parfois d’autres choses, d’un autre monde. Mais, il fallait que je me contente de celui-là, n’est-ce pas ? Si seulement j’avais pu naître à une autre époque.
— Tu veux un truc, toi ? Lui demandai-je.
— Je sais pas.
— Tu vas quand même pas me laisser faire la goinfre toute seule ?
Mattheus ria.
— OK, je vais tenter la tarte au citron.
Après avoir commandé nos desserts, ce fut mon tour de poser des questions à Mattheus sur son père. Je ne savais pas pourquoi, mais cette question le mettait tout de suite mal à l’aise.
— Mon père était strict. J’ai pas grand-chose à dire sur mon adolescence, me répondit-il.
— T’avais pas d’ami, là d’où tu viens ?
— Pas vraiment.
Je penchais la tête sur le côté.
— Je ne sortais jamais, rajouta-t-il face à mon expression dubitative.
— Jamais jamais ? Même pas pour aller en cours ?
— J’avais les cours à domicile donc… Non.
Le pauvre. Ça n’avait pas dû être facile pour lui de vivre exclu du monde. Surtout dans le contexte actuel où on est sans arrêt connecté les uns avec les autres. Ça me renvoyait à ma propre vie, à ma relation avec mon père. Ces derniers temps, il ne me contactait que très rarement. Alors, oui, ça n’avait rien à voir avec lui. Mais quelque part, je me disais que je devais m’estimer heureuse que mon père se soucie de moi. Ça faisait quelques jours que je le ghostais, dans l’espoir qu’il vienne me voir, inquiet. Je sais ce que vous allez vous dire, que c’était mal de faire peur aux gens pour qu’ils vous montrent de l’attention. Mais quand il s’agissait de vos parents, arriviez-vous vraiment à réagir de la bonne manière ?
— Vous avez gardé contact ? lui demandais-je.
— On ne peut pas dire ça, non.
— Pourquoi ?
— Notre relation a toujours été… Particulière. Ton père te manque ?
Je fis la grimace. Après tout, c’était ma faute. C’était moi qui avais posé la question. Ses yeux s’enfoncèrent en moi une nouvelle fois. C’était étrange, cette façon qu’il avait de regarder l’autre, comme s’il arrivait à me lire.
— J’imagine que oui, dit-il à ma place.
— Oui, il me manque, confirmai-je. Je fais d’ailleurs la morte pour qu’il vienne me voir.
Merde, mais pourquoi je lui dis ça, moi ?
— Je comprends.
Nos desserts avaient été déposés devant nous sans qu’on y prête attention. Mattheus n’ajouta rien et mangea le sien.
— Délicieuse, cette tarte ! S’écria-t-il.
Que c’était agréable de parler et de ne pas se sentir jugé. De laisser apercevoir notre vrai nous, sous notre carapace et de voir que l’autre nous acceptait comme on était. Décider de faire confiance à la bonne personne, c’était un sentiment plaisant.
— Je te parie que tu n’arriveras pas à la finir entièrement, le provoquais-je.
— Tu veux vraiment jouer avec moi ? se moqua-t-il.
— Oh oui, répondis-je, taquine.
— OK, vendu. On parie quoi ?
— Si tu perds, tu te déguises en poule et tu viens égayer mon cours du mardi matin en amphi, entre dix heures et midi.
— Et si tu perds ?
— On en arrivera pas là.
Pour avoir déjà mangé ce dessert, je savais qu’il était interminable. Déjà parce qu’il était énorme, mais en plus, car le citron devenait vraiment écœurant au bout d’un moment. Alors même s’il avait un palais gustatif anesthésié, il ressentirait quand même cet arrière-goût.
Au bout de quelques minutes, je le vis se frotter le ventre.
— Mais c’est quoi, ce gâteau ? Grogna-t-il.
— T’as un costume ? lui demandais-je, fière de moi.
— J’ai l’air d’avoir une garde-robe comme ça ?
— J’sais pas ce que tu fais de tes soirées, le taquinais-je.
Mattheus ne semblait pas plus troublé que ça par mon défi. Comme si le ridicule ne le gênait pas. Il en avait de la chance, j’aurais du mal à me donner en spectacle devant une bande d’inconnus. Même si je me fichais de l’avis des autres, que je ne me laissais pas faire, j’avais ce blocage-là, cette peur bleue du jugement. Je savais que c’était ridicule, quoi que je fasse, il y aurait toujours quelqu’un pour avoir un truc à redire. Mais j’avais toujours peur de ne pas être à la hauteur. Ce qui était paradoxal, car j’avais également peur d’être à la hauteur. Qu’est-ce qu’on pouvait se mettre des bâtons dans nos propres roues, n’est-ce pas ?
— On peut aller en récupérer un ensemble, si tu veux.
Il me fit un léger sourire en s’essuyant la bouche avec sa serviette. Sans le vouloir, je bloquai quelques secondes sur sa bouche pulpeuse. Aurait-elle le goût du citron ?
Alice, ma pauvre, tu dérailles. Je secouai la tête, me remettant les idées en place. Qu’est-ce qui me prenait ?
Nous passions en caisse avant de sortir prendre l’air.
— Je connais une boutique pas loin, lui annonçai-je.
— Ouais, moi aussi. C’est là qu’on avait pris nos costumes pour la soirée, me confia-t-il.
— Oh, ce n’était donc pas une création de tes dix doigts ? Le taquinais-je.
— Je suis pas aussi habile.
J’avais entré l’adresse sur mon Platphone pour me situer la direction à prendre. Je n’avais jamais été doué en orientation. Le chemin nous fit passer par la ruelle où le groupe de garçons m’avait agressé. Je m’arrêtai net, Mattheus comprit tout de suite. Il me prit par les épaules et changea de direction. Sa chaleur m’enveloppa et me rassura, sans que je puisse expliquer pourquoi. Sa présence me faisait du bien.
— Ça va ? Me demanda-t-il, inquiet.
— Ouais. Désolée, je devrais pas me sentir aussi mal…
— T’as pas à t’excuser, Alice. Ce qu’il s’est passé ici n’aurait jamais dû arriver. C’est tout à fait… Humain de se sentir mal.
— Ouais. J’aurais dû me douter que cette année allait mal commencer, pestai-je.
C’est vrai quoi, tous les signes étaient là. Un problème d’odeur dans ma chambre, qui m’avait pris un temps fou à régler avec l’administration. Ensuite, un connard avait ruiné mes livres de cours, qui coûtaient un bras. J’avais laissé un mot à Brendelia, qui connaissait tout le monde, mais cet enfoiré n’avait jamais daigné racheter mon livre ! Silence radio ! Et, le premier jour, un pigeon m’avait chié sur l’épaule. Je veux dire, la planète s’était acharnée sur moi, non ? Oui, j’exagérais, en réalité, il pouvait y avoir bien pire dans la vie. Comme cette fameuse soirée, finalement. Quelle bande de couilles molles !
Mattheus m’interrogea du regard et je lui racontai ma fameuse rentrée. Il sembla tiquer, et fit une grimace.
— Quoi ? C’était toi le fameux pigeon ? me moquais-je.
— Non, par contre, c'était moi le connard…
Je fis les gros yeux, surprise.
— Je suis vraiment désolé, me fit-il avec son air de chien battu.
— Tu as de la chance que je t’apprécie maintenant, sinon tu aurais reçu de drôles de choses au courrier.
Il fit une nouvelle grimace. Ce qui était fait était fait. Il ne fallait pas garder de la rancœur pour ça, non ? Ce n’étaient que des livres après tout. Ou bien étais-je encore trop gentille.
— Heureusement que je t’ai lancé ce pari, ce sera une belle occasion de me moquer de toi, lui fis-je. Ils coûtaient cher, ces livres, figure-toi.
— Vous êtes pas censé être riche ?
— Pas vraiment, non. Mon père a dû se saigner pour me payer cette école. Le vendredi, je travaille à la bibliothèque pour avoir un peu d’argent supplémentaire, en plus de ce que me donne mon père. Je fais des extras de temps en temps.
Une lueur illumina le regard de Mattheus, avant qu’il ne reprenne un air sérieux.
— Laisse-moi te rembourser, Alice. Ça serait la moindre des choses.
Je ne répondis pas, ne sachant pas si je devais accepter son argent. Je n’aimais pas ce rapport-là. L’argent donnait du pouvoir, et je refusais que quiconque n’en ait sur moi.
Nous étions arrivés à destination.
— On verra, lui dis-je, poussant la porte du magasin. Après vous, messire.
Mattheus ria.
— Je suis enfin traité avec le respect que l’on me doit, riait-il.
— C’est ça, princesse !
Après avoir parcouru les rayons, je tombais non sans mal sur un costume de poule.
— Regarde donc ça ! lui lançai-je. Ça t’ira comme un gant.
— Et toi, tu veux pas être mon œuf ? me demanda-t-il, le sourire aux lèvres.
Dans ses mains, il tenait un costume tout blanc, qui donnait effectivement l’impression qu’il s’agissait d’un œuf.
— Certainement pas, répliquai-je en rigolant.
On essaya les deux costumes malgré tout, et j’explosais de rire en le voyant dans le sien.
— Ça te dit qu’on en essaie plein ? Le questionnais-je.
Ce fut parti pour une multitude d’essayages. Des costumes de militaires, d’animaux, d’infirmière. Mattheus ajusta sa perruque et sa jupe, dans un déguisement très féminin.
— T’es mignonne en blonde ! lui lançai-je.
Je n’avais jamais autant ri de toute ma vie. On se mettait dans le rôle de nos déguisements en imitant des voix, en dansant de manière ridicule. Je ne m’étais jamais autant sentie moi-même qu’à ce moment précis.
Je dansais, heureuse. La radio passait une chanson que je connaissais bien et je me mis à chanter. Mattheus fit une grimace en entendant ma voix de casserole, je pouffais de plus belle. C’était agréable de se sentir libre avec une autre personne. Je lui fis un sourire. Malheureusement, il fallait revenir à la vraie vie, car j’avais des choses à faire dans la soirée. Sophie m’avait demandé de l’aide pour monter sa nouvelle étagère. On devait se faire une soirée entre filles, avec les masques d’argile et tout l’utilitaire d’une peau parfaite.
Après avoir payé la location du costume de Mattheus, je lui tendis le sac.
— J’ai hâte de voir ton jeu d’acteur, rigolais-je d’avance.
— Tu risques d’être surprise. J’imite très bien la poule.
Pour souligner son propos, il fit des mouvements de bras et bougea la tête. J’explosais de rire face à sa prestation très réussie.
— Il va falloir qu’on retourne au campus, je dois rejoindre Sophie. Ça te gêne pas ?
— Non. C’était très agréable, ce moment ensemble.
— Je suis d’accord.
Ses yeux me fixèrent comme à leur habitude.
— Tu arrives à voir mon âme ? lui lançai-je, taquine.
Sa tête fit un mouvement de recul, comme si je venais de percer son secret à jour.
— Comment je le pourrais ? fit-il, riant nerveusement.
— Je sais pas. T’as une manière de me regarder qui est si… Profonde. Je te disais ça pour rire.
— Oh.
— Je pense que les yeux sont le miroir de l’âme. Je trouve qu’on peut y lire tellement de choses. Nos yeux parlent pour nous, tu trouves pas ?
— Sûrement. Je me suis jamais posé cette question.
— Tu devrais. Nos émotions se voient, se sentent. Je peux deviner ce que tu penses par ta manière de froncer les sourcils.
— OK, Madame la psy.
Je riais. Nous étions arrivés au campus et je devais déjà le quitter. Cette journée était passée beaucoup trop vite, j’en venais à le regretter. Après nous être salués, je le regardais partir.
Je devais avoir bu trop de vin blanc à midi, car j’avais l’impression de voir une sorte de lueur gris-noir autour de lui. Qui flottait et le suivait comme une ombre. Seulement, elle ne traînait pas au sol. Elle ondulait sous ses pas.
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