Chapitre 11 - Alliés
* Mattheus *
Après avoir quitté le cours de « développement magique », je pris un instant pour réfléchir. Depuis le début de l’année, on ne pouvait pas dire que cette matière me réussissait. Chaque tentative semblait échouer, sans que je comprenne vraiment pourquoi. Et le changement de couleur de mon âme n’avait probablement pas arrangé les choses.
Ma journée passée avec Alice surgit dans mes pensées. Son influence sur moi était indéniable. Je me rendais compte que je n’avais pas envie de disparaître à ses yeux. Depuis quand nourrissais-je ces envies ? À ses côtés, mes préoccupations s’effaçaient. Son humour, sa gentillesse, sa simple présence… Elle était comme un souffle d’air frais dans un monde qui devenait de plus en plus lourd.
Mais je ne pouvais pas me laisser distraire. Si je ne m’améliorais pas rapidement, les ennuis risquaient de me rattraper. Des ennuis bien réels. Il fallait que je trouve les Anges Noirs. Ce groupe de rebelles semblait être ma seule chance de me dissimuler et de trouver une forme de refuge. De plus, leur cause me parlait : l’équilibre humain était défiguré, tout comme celui des Altruistes. Quelque chose devait changer, et vite.
Alice avait évoqué son travail à la bibliothèque. Sans le savoir, elle m’avait donné un lieu où faire mes recherches en toute tranquillité. Encore une fois, c’était le début de quelque chose.
— Mattheus ?
La voix me fit sortir de mes pensées. Un parfum de soufre envahit mes narines, me forçant à tourner la tête. Je clignai des yeux pour revenir à la réalité.
— Oui ?
En face de moi, Sophie, l’amie d’Alice, me fixait. Ses yeux gris brillaient d’une curiosité intense. Elle esquissa un sourire timide.
— Tu saurais me dire où est Célestin ? me demanda-t-elle.
Je haussai les sourcils. Célestin devait être dans sa chambre, les cours étant déjà terminés depuis un moment. Quant à moi, j’avais pris un peu de recul pour remettre mes idées en ordre. Dans cette histoire, j’étais seul.
— Pourquoi ? demandai-je, un brin de méfiance dans la voix.
— J’ai besoin de le voir.
— Pourquoi ? répétai-je, perplexe.
— Pour lui demander son numéro.
Elle sourit, et ses yeux s’illuminèrent. Un frisson d'inquiétude traversa mon esprit.
— Tu peux peut-être me le donner, vu que t’es son ami ?
Sophie s’approcha un peu plus, amplifiant l’odeur de soufre. Je mis instinctivement les mains en avant, essayant de garder un peu de distance. Il ne fallait surtout pas que cette conversation continue trop longtemps.
— S’il te plaît ? implora-t-elle.
Je me demandais vraiment quel genre d'influence possédaient les Cupidons. Ses sentiments envers Célestin étaient-ils sincères ou n'était-ce que l’effet de son pouvoir qui agissait sur elle ?
Sans que je m’en rende compte, Sophie s'était rapprochée encore davantage. Elle saisit mon bras, et un frisson parcourut mon épiderme. Son comportement était étrange, je n’arrivais pas à comprendre ce qui clochait. Mon mal de tête devenait de plus en plus oppressant.
— Je peux te donner son numéro si tu veux…
Je voulais juste qu’elle me laisse tranquille. Plus vite, je me défaisais d’elle, mieux ce serait.
— Tu peux me promettre un dîner avec lui ? demanda-t-elle soudainement.
— Euh… ouais, si tu veux.
Je sortis rapidement mon Platphone, cherchant le profil de Célestin. Je tendis l'appareil à Sophie, l’invitant à poser son téléphone pour échanger les informations et m’éclipser au plus vite. Une fois que le transfert fut fait, je partis sans un mot de plus.
En partant, quelque chose me frappa. Sophie allait mourir. Je n’y avais pas prêté attention avant maintenant, mais je savais que son prénom était sur ma liste. En effet, je l’avais lu en début d’année, et ces noms m’avaient marqué, tel un tatouage ancré sur mon âme. Antoine allait également y passer. Comme un imbécile, je n’avais pas fait le lien, focalisé sur mes propres soucis. Comment avais-je pu être aussi aveugle ?
Pauvre Alice… Cette année ne lui faisait visiblement aucun cadeau.
En me dirigeant vers le hall, je réalisai que j’allais devoir expliquer cela à Célestin. Mais pour l’instant, il fallait que je me concentre sur ma recherche. Trouver des informations sur un groupe secret n’allait pas être simple. Je me tournai alors vers Brendelia pour lui demander mon chemin.
« Toutes questions trouvent réponse au milieu des livres », m’avait-elle dit. Et Alice serait probablement d’accord avec elle, puisqu’elle adorait la lecture.
Je poussai la porte de la bibliothèque, et la majesté du lieu me frappa. C'était un peu comme l’Âmularium, avec son plafond immense et son dôme vitré qui laissait passer la lumière. Les étagères allaient jusqu’au plafond. De longues tables rectangulaires, en bois massif, trônaient au centre du lieu. Des lampes en verre vert diffusaient une lumière tamisée, rendant l’atmosphère à la fois paisible et propice à l’étude.
Je me dirigeai vers la section informatique.
— Mais qui voilà ! lança une voix familière derrière moi.
Je me retournai et tombai nez à nez avec Alice, son sourire en coin.
— Tu me surveilles ? lui demandai-je en plaisantant.
— Mes yeux sont partout, répondit-elle, son sourire s’élargissant.
Elle s'appuya contre le bureau où je comptais m’installer, m’empêchant d'avancer.
— Je te rappelle que je bosse ici, quand j’ai le temps.
— Tu m’avais parlé du vendredi, lui fis-je remarquer.
— Ouais, c’est ma journée fixe. Mais quand j’ai du temps libre, je suis là.
— Je vois.
— Qu’est-ce que tu viens faire ici ? me demanda-t-elle.
— Ce qu’on fait habituellement dans une bibliothèque, répondis-je, amusé.
— T’as besoin d’aide ?
— Je devrais m’en sortir.
Mais soudain, je remarquai le lecteur de badge à côté de l’écran.
Merde. On peut pas avoir un peu d’anonymat dans ce pays ?
— Faut vraiment que je scanne mon badge pour utiliser cet ordinateur ? demandai-je, frustré.
— Ouais, ils aiment bien garder une trace de nos recherches, répondit Alice, une grimace sur le visage.
— Y’a pas moyen de contourner ça ?
— T’as envie d’aller sur des sites interdits ? se moqua-t-elle.
— P’t-être bien.
Alice haussa les sourcils, amusée.
— Non, c’est juste que j’ai besoin de faire des recherches privées.
— On a le badge des remplaçants, je peux te dépanner si tu veux. Si on me demande, je dirai qu’on me l’a volé.
— Tu me sauverais la vie.
Elle s’éclipsa quelques minutes avant de revenir avec un badge qu’elle me tendit, mais avant que je puisse le saisir, elle le cacha derrière son dos.
— J’ai pas dit que ça allait être gratuit, dit-elle en se mordillant la joue.
— Qu’est-ce que tu veux en échange ? demandai-je, curieux.
— Un dîner, dans le restaurant de ton choix.
— Vendu.
Ce fut finalement plus facile que je ne l’aurais pensé. Elle finit par me confier le badge.
— Fais pas trop de cochonneries, lança-t-elle en partant.
— C’est pas ce que…
Je n’eus pas le temps de répliquer qu’elle était déjà repartie.
Je m’installai sur la chaise, posai le badge sur le lecteur et l’ordinateur s’alluma instantanément. Je jetai un regard autour de moi. Heureusement, j’étais seul.
Ouf !
C’était maintenant que commençait le plus difficile. Je me connectais sur Lysara. N’ayant pas vraiment d’inspiration, je tapais directement « Anges Noirs ». Des liens d’articles apparurent, mais qui n’avaient aucun rapport avec mon sujet. Il n’y en avait qu’un qui s’y rapprochait.
Violences à Marsan : L'attaque des Anges Noirs et la réaction d'Ekatya
Ce lundi, la ville de Marsan a de nouveau été le théâtre de violence et de dégradations. Un groupe radical, se présentant sous le nom des Anges Noirs, a défilé dans les rues, exprimant sa colère contre les produits d'immortalité. Selon leurs membres, ces produits seraient contraires à la moralité et nuiraient irréparablement à l'humanité.
La réponse d'Ekatya, par le biais de son mari Xander, président de Pangea, ne s'est pas fait attendre. La dirigeante a qualifié les actions des manifestants de « crimes contre l’humanité », tout en dénonçant ce groupe comme un danger pour la liberté individuelle. Elle a également souligné la menace que représentait leur idéologie pour l'équilibre social.
Face à l'escalade de la violence, les forces de l'ordre sont rapidement intervenues pour prévenir tout débordement. Cependant, les affrontements ont conduit à un bilan tragique : un mort et six blessés. La situation a marqué une nouvelle journée de tension dans une ville déjà secouée par des conflits internes.
L'article ne m'apportait rien de plus, et le groupe semblait simplement être humain. Pas ce que je cherchais. Frustré, je retournais à ma barre de recherche, m’interrogeant sur ce que je pouvais taper. Je finis par mettre mon nom et prénom, rien. « Nysabella Brindillovan ». Rien. « Maurelius Occis ». Rien. « Université des Lys ».
Cette fois-ci, je trouvais un nombre faramineux d’articles divers et variés. Je finis par tomber sur un blog, dont le contenu attira mon regard.
18 mars 2099 14:12
Objet : Le saviez-vous ?
Notre université se dit éthique, dans le respect de l’humain… Mais saviez-vous ce qu’ils font réellement ? Ils testent leur putain de produit sur nous, comme si on était des putains de rat de labo ! Ils en foutent dans notre bouffe, bordel ! Gratuit, qu’ils nous ont dit. Bah bien sûr. Vous croyiez vraiment qu’ils nous offriraient gracieusement la cantine ? Et puis quoi encore ! Ouvrez-les yeux ! Ce sont des fumiers ! On n'en veut pas de leur merde industrielle ! Y’a un moment faudrait peut-être arrêter les conneries. Les humains sont des putains d’arnaque sur cette planète.
Je lisais les commentaires en dessous de la publication.
De Mikkake869 :
Vous faites chier avec vos théories du complot. On s’en branle de vos histoires. Va chialer ailleurs !
De Momo5812 :
Quand est-ce qu’on enlève les termes “non-viande” ? On devrait donner un autre nom à la bouffe !
De Lisa8 :
T’as trop raison, on en veut pas de ces merdes ! J’ai pas envie d’être immortel moi. Je veux juste vivre ma vie ! C’est encore une idée du gouvernement pour nous priver de notre liberté, maintenant il nous prive même de nos décisions !
De Anonyme[42] :
Il a raison. J’ai voulu vérifier si c’était vrai, donc j’ai été dans les labos pour analyser la bouffe. J’ai pas été déçu ! Y’avait un concentré de leur produit « Lysiphéa » et des résidus de « Ditromina », leur complément alimentaire de merde qui fait maigrir. Faites attention à ce que vous mangez, c’est n’importe quoi ! On a essayé de se plaindre avec mes parents, ils m’ont viré de l’école pour non-respect des règles de sécurité, la grosse blague ! Faites attention à vous.
De Zisiomadou :
À quand une intervention des AN ?
De Anonyme[78] :
Pour ceux qui le souhaitent, on a un groupe avec les AN sur la plateforme sécurisée Urbania. Hésitez pas à me MP !
Plus bas, je voyais qu’il y avait un sondage : Pour ou contre les produits d’immortalité ? C’était assez controversé finalement, puisque 47% des gens étaient contre. 51% des gens étaient pour et 2% sans avis.
Les heures passèrent et hormis des articles sur les produits d’immortalité et des contestations de personnes mécontentes, je ne trouvais rien. Pas un mot sur le groupe des Anges Noirs, le vrai.
Un lourd soupir m'échappa. Il était temps de me rendre à l’évidence : j’avais besoin d’aide. Mais où chercher ? Qui pouvait bien me prêter main-forte dans ce bazar qui m’entourait ? Et surtout, je ne pouvais plus me permettre de faire confiance à n’importe qui. C’était un pari risqué, mais je n'avais pas le choix.
Je savais déjà vers qui me tourner. Après avoir déposé le badge sur le bureau d'Alice, en laissant un petit mot pour la remercier de son aide, je m’élançais dans les escaliers à toute vitesse.
Chambre 311. Je toquais.
— Matt ? Ça va ?
— On peut dire ça, ouais.
Célestin m'ouvrit la porte, me laissant passer et m'invitant à entrer. Il avait l'air inquiet.
— J’ai besoin de ton aide.
— Papa Cyl est là pour toi, plaisanta-t-il.
Je lui adressai un regard perplexe, mais il se contenta de secouer la tête et me fit signe de m'asseoir.
— Dis-moi tout.
Je pris place et mes doigts caressèrent nerveusement ma bague. La couleur grise semblait se moquer de moi, me narguant silencieusement.
— C’est pas quelque chose que je peux te dire à voix haute… Regarde ma bague. Les pierres, de quelles couleurs tu les vois ?
Il se pencha en avant, observant attentivement, ses sourcils froncés.
— Elles sont rouges ? Je comprends pas.
Je frémis légèrement. La bague avait effectivement pris une teinte rouge. Qu'est-ce que ça voulait dire ? Je retirai la bague et la posai sur la table de chevet à côté du lit.
— Regarde mon âme, alors.
Célestin se repositionna face à moi. Ses yeux vairons plongèrent en moi, cherchant mon âme au plus profond de mon être. Je patientai un moment avant de voir son regard se fendre d’incompréhension.
— Tu es une… tu… Comment… ?
Je haussai les épaules, cherchant à trouver les mots justes. Puis, je me décidai à tout lui dire. Du début à la fin. Puis, je lui parlais des Anges Noirs… J'avais besoin de savoir s’il connaissait ce groupe.
— Non, ça me dit rien. Enfin, je crois que Vilenia en a parlé, l’autre jour et…
Il s’interrompit brusquement. Un silence lourd s'installa entre nous, Célestin détournant le regard, l’air tourmenté.
— Vilenia ? répétai-je.
Il ne répondit pas tout de suite, mais je sentais qu’il se battait avec ses pensées. Avec douceur, je posais une main sur son épaule.
— Eh bien, elle…
Il s’interrompit et jeta un coup d’œil circulaire dans sa chambre, comme si quelqu’un y était caché. Puis, il baissa la voix :
— Ouais, je crois qu’elle en a parlé. Elle m’a dit qu’il existait un groupe de rebelles, je crois bien que c’est les Anges Noirs. Apparemment, elle connaîtrait une personne qui en ferait partie.
— C’est vrai ? Qui ça ?
Célestin haussait les épaules.
— Elle m’a pas dit.
— Faut qu’on aille la voir ! M’écriai-je en me levant d’un bond.
Mon ami m’attrapa le poignet avec fermeté, le regard dur.
— Attend, c’est pas tout.
Je posais un regard grave sur lui. Dans ses yeux, une lueur sombre dansait, comme s’il portait le poids d’un secret innommable. Son expression me poussa à m’asseoir une nouvelle fois à ses côtés. Une fois que je fus installé, il poussa un soupir vidant tout l’air de ses poumons.
— Je crois qu’un Renifleur se balade parmi nous.
Mes yeux s’écarquillèrent sous la surprise de sa révélation.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Une intuition.
Je portais une main sur ma bouche, comme si ce simple geste me permettrait de mieux digérer l’information. Mon regard bougeait de droite à gauche, fouillant ma mémoire de toutes personnes suspectes.
— Qui ? lui demandai-je.
Il haussa les épaules.
— Il faudra qu’on en parle à Mira, me dit Célestin.
— Oui. Mais pas tout de suite… J’ai besoin de digérer tout ça.
— Je comprends, mais ne tarde pas trop. J'aime pas lui cacher des choses.
— Je sais.
Je lui adressais un sourire et le remerciais également pour sa confiance et son écoute. Ce que je venais de faire était difficile, mais j’étais heureux d’avoir trouvé une oreille attentive.
— Pour changer de sujet, reprit Célestin, tu saurais pas comment Sophie a eu mon numéro par hasard ?
Je grimaçais. J’avais complètement oublié cette histoire.
— Je lui ai donné… Et je lui ai en quelque sorte promis que tu lui offrirais un dîner.
— Quoi ?! S’étrangla Célestin.
— Désolé…
— T’abuses ! Qu’est-ce que je vais lui dire, moi ?
— Je t’ai pas tout dit.
— Attends, tu vas me dire quoi d’autre ? Que je dois la rejoindre vêtue d’une simple peau de bête ?
La tête outrée de Célestin déclencha un rire nerveux au fond de ma gorge.
— C’est pas drôle, Matt. Ça gratte ce genre de truc, tu voudrais quand même pas que j’ai des boutons sur le pé…
— Cyl… coupai-je, essayant de réprimer mon hilarité. C’est pas ça.
— Quoi alors ?
— Eh bien… Elle… Et Antoine… Vont mourir.
— T’es pas sérieux ?
— Si, malheureusement…
— Quand ?
— C’est pas pour tout de suite, Cyl. T’as encore le temps de profiter d’eux…
Célestin s’allongea à demi contre son oreiller. Son regard se perdit vers le plafond. Ma culpabilité m’envahit. J’avais encore loupé une occasion de me taire.
— J’aurais rien dû dire, je suis désolé.
— Non, c’est rien. C’est juste que… Quelque part, je trouve ça triste.
— C’est le cycle de la vie, l’équilibre du monde.
— Merci pour ton éclair de génie, se moqua Célestin. Bien évidemment que je sais tout ça. Mais savoir quelque-chose ne le rend pas pour autant plus juste, non ? C’est pas parce que les choses doivent se passer ainsi qu’on est heureux quand ça arrive. Ils sont jeunes… Leur vie est devant eux.
— Je sais.
— Et leur amie, Alice, elle en fait partie ?
— Non.
— Dur, elle va perdre tout le monde d’un coup. Ça te fait rien ?
— Si, ça m’attriste pour elle… Mais que puis-je faire ? C’est mon rôle…
— C’est sûr… — il marqua une pause — Et tu as des sentiments pour elle ?
— Des sentiments ? Que veux-tu dire par là ?
— Bah… Est-ce que tu ressens parfois l’envie de… de l’embrasser ?
— Quoi ?! Bien sûr que non ! M’écriai-je, me levant d’un bond.
— Ça va, j’ai rien dit, répondit Célestin, levant les mains en l’air.
Je me mordis la lèvre inférieure.
— J’ai jamais eu de relation, OK ? De n’importe quelle nature. Je sais pas ce que c’est… Ce qu’on est censé ressentir.
— Pour des raisons évidentes, je pourrais pas te décrire ce que ça fait quand on est soi-même amoureux. Je le vois qu’à travers ma spécialité, et c’est fort. Mais t’as sûrement dû le ressentir aussi, dans tes fioles, non ?
— Bien sûr, mais y’a une différence entre ressentir à travers quelqu’un, et le ressentir soi-même.
— Je sais bien…
Le regard de Célestin repartit vers le plafond. Sa tristesse se lisait facilement sur son visage. Je m’avançais vers mon ami et l’incitai à se tourner vers moi.
— Je sais que c’est difficile pour toi, Cyl. Je suis désolé de partager mes doutes avec toi, j’imagine que ça doit être frustrant de me voir être rebuté par un sentiment que tu aimerais connaître. Je suis sincèrement navré.
— C’est pas ta faute, Matt. C’est juste que… J’aimerais bien qu’on soit libre, tu comprends ? Qu’on puisse ressentir ce qu’on veut, sans être bloqué…
— Avec les Anges Noirs, peut-être qu’on pourra trouver une solution à ça, non ?
— Je sais pas. On sait pas quel est ce groupe.
Je repris place à côté de mon ami.
— Ouais. Faudrait qu’on voie ça avec Vil.
Fermant les yeux, je me concentrais sur ma respiration.
— Il n’empêche que j’aimerais pas être à ta place, confia Célestin.
J’ouvris de nouveau les yeux pour l’observer.
— Comment ça ?
— Prendre l’âme des amies d’Alice. Regarder sa tristesse droit dans les yeux, sachant que c’est toi qui auras provoqué sa peine, en quelque sorte.
— Oh, merci pour le soutien, mon pote, me moquais-je.
— Protège-toi toi aussi Matt. Du chagrin, de la tristesse. De la mélancolie.
— Oui Papa.
— Je rigole pas Matt. Tu dois pas laisser tes émotions te submerger et surtout les rendre publiques. Tu sais ce qu’ils font aux fr... Aux gens comme toi ?
Un frisson parcourut mon corps.
— Qui ne rêve pas de se faire arracher ? Je veux dire… C’est pas censé être notre rêve à tous ? fis-je en rigolant, essayant de garder une contenance.
Célestin ne cilla pas, gardant son visage sérieux. Je lui donnais un coup de coude.
— Je suis sérieux. Sache que je rigole pas avec la sécurité de mes amis.
Un soupir s’échappa d’entre mes lèvres.
— Je note. Sinon, tu devrais pas envoyer une proposition de repas à Sophie, toi ?
— Pfff. Tu m’as mis dans un bourbier, toi.
Célestin attrapa son Platphone.
“Salut Sophie, désolé de pas te demander ça de vive voix. Ça te tente un resto mercredi soir prochain à 19 h 30 ? Belle soirée, Célestin”
— Parfait, t’as de l’expérience, dis donc, me moquais-je.
— Crois pas que tu t’en tireras comme ça, mec. Tu me revaudras ça.
Un bip se fit entendre. Célestin me lut la réponse de Sophie :
“Salut Célestin. T’as de la chance d’avoir de beaux yeux bleus. Je suis dispo. Tu pourras venir me chercher au Bâtiment B, chambre 70. Bisous.”
— Yeux bleus ? M’étonnais-je en observant les yeux vairons de Célestin.
— C’est comme ça qu’elle me voit.
— Mais t’as les yeux vairons !
— Les yeux vairons, hein ? — Célestin eut un rictus amusé — Elle me voit avec les yeux bleus, car c’est sûrement ce qu’elle aime chez son homme idéal.
— Tu vas m’expliquer ton charabia ou je dois traduire moi-même ?
— C’est vrai, j’avais oublié que t’avais un cerveau différent du nôtre… Plus lent, se moqua Célestin.
— Tes yeux vairons sont livrés avec une tête de con ? lançais-je.
— Pas faux, répondit Célestin avec le sourire aux lèvres. Bon, je suis un Cupidon, j’ai pas de physique propre. Je représente l’amour, comme tu le sais. La perfection de l’autre. Mon physique s’adapte donc à qui le regarde. Seule ma taille reste inchangée, mais tout ce qui concerne mon physique : mes yeux, la forme de mon nez, ma bouche, la couleur de mes cheveux… Tout ça, c’est votre perception. Sophie adore les yeux bleus. Quant à toi, tu préfères les yeux vairons. Pourquoi, d’ailleurs ?
— J’aime la différence, l’originalité.
— Je vois.
— Donc, partout où tu vas, tu seras toujours le plus beau de la bande ? C’est injuste, me moquais-je.
Le visage de Cole me revint en mémoire. Ils se ressemblaient comme deux gouttes d’eau, à la différence que Cole n’avait pas la même couleur vairon. Mon cerveau avait sûrement créé une différence pour que je puisse les différencier.
— Et toi, tu le perçois comment, Cole ? demandais-je.
— Comme un Cupidon.
— C’est-à-dire ?
— Il a les cheveux blonds longs, les yeux roses, un arc rose dans la main et il pète des paillettes.
— Quoi ?! M’étranglais-je.
— J’rigole. Si tu voyais ta tête, rigola Célestin. Je le perçois comme vous, avec ma propre perfection.
— Et c’est quoi, ta perfection ?
— Cheveux bruns, yeux verts.
— Moi quoi. En fait, tu m’aimes secrètement depuis le début, taquinai-je.
— Mince, comment t’as deviné ?
— Et toi, comment tu te vois dans le miroir ?
— Comme un beau gosse — Célestin joua des muscles — en vrai, ça dépend de mes humeurs. Je peux avoir le physique que je veux dans ma tête.
— Tu vois pas la même tronche de cake tous les jours alors ?
— Eh non.
— T’as pas peur que les humains se rendent compte que t’es différent pour chacun d’eux ?
— Bof, y’a peu de chances. Ils ne font pas attention aux détails, ils ne regardent pas. Et jusqu’ici, je me faisais pas des sorties au resto avec eux, fit Célestin en me lançant un regard accusateur.
— Aïe. Tu vas me punir ?
— Bonne idée. Je me vengerai.
J’observais le visage parfait de Célestin. À ce moment-là, je trouvais dommage que mon ami n’ait pas un visage propre à lui-même. Peu importe le physique qu’il aurait eu, je l’aurais apprécié. Son âme était belle, c’est ce qui importait, non ?
Nous continuions de discuter, et je me rendais compte de la chance que j’avais de l’avoir dans ma vie. À quel point il avait pris de la place. C’était mon ami. Pour la première fois de ma vie, je pouvais prononcer ces mots. Et qu’est-ce que c’était agréable !
Je récupérais ma bague sur sa table de chevet et la replaçais à mon doigt. La couleur grise me narguait. Repensant à la couleur rouge qu’avait vue Célestin, je réfléchissais au sens que je devais y donner. Mais, pour le moment, j’avais autre chose en tête. Je devais trouver un moment pour parler avec Vilenia, qui connaissait un membre des Anges Noirs. Finalement, j’avançais. Même si c’était trop lent à mon goût.
Que penserait mon père s’il était là ? Serait-il déçu ? Ou bien essayerait-il de m’aider ?
Je ne savais plus quoi penser de lui. Désormais, j’avançais dans le flou. Dans le brouillard. Et la seule main qui m’accompagnait était celle de Célestin, qui serait bientôt rejoint par Mirabella. Brillants comme deux phares dans le noir.
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