Chapitre 12 - La R.D.Â.
— Mattheus, tu as quelque chose à m’avouer ?
Je levai les yeux. L’homme aux yeux gris semblait chercher à pénétrer mon âme, à en percer les mystères. Je détournai le regard. Cette journée… elle m’avait paru interminable, si longue, si pesante. Tout ce que je voulais, c'était m'enfouir dans mon lit, me laisser engloutir par les draps et oublier que j'existais. Si j'avais su que tout allait finir ainsi...
Vous êtes un peu perdus, non ? Laissez-moi tout recommencer depuis le début.
Ce matin, je m’étais empressée de rejoindre mes amis. Depuis la fois où j’avais confié ma condition à Célestin, je n’avais pas pu trouver un moment pour parler à Vilenia. En effet, j’avais passé deux soirées avec Alice à la bibliothèque, l’aidant à ranger les livres. C’était une manière de me racheter pour avoir été odieux en début d’année. De plus, elle m’avait rappelé cette histoire de pari, m’indiquant qu’il serait possible de l’exécuter la semaine suivante.
Malgré ma quête de réponses, je m’étais laissé distraire par Alice. Je ne savais pas si c’était à cause des fioles que je visionnais, ou bien de mes émotions qui prenaient de plus en plus de place en moi. Peu importait finalement. Les réponses n’allaient pas venir si je ne me bougeais pas un peu. Je crois que je me sentais intouchable, comme si tout ça n’était qu’un rêve. À ce moment-là, je n’avais aucune idée d’à quel point j’avais tort.
Quand j’aperçus Vilenia, je lui demandai s’il était possible que l’on se voie en aparté quelques instants. Avec son sourire chaleureux, elle m’avait indiqué le fond du couloir. Une fois à l’abri des regards, je lui avais parlé des Anges Noirs de ma voix la plus basse possible. Au début, elle s’était contentée de froncer les sourcils. Je sentais qu’elle était déstabilisée. Notre échange fut assez court. Après avoir jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule, elle m’avait annoncé :
— Je te dirai tout ce que tu veux savoir, mais après les cours. Dans un endroit plus… Discret.
J’avais hoché la tête sans ajouter un mot de plus, mon geste suffisant. Puis, elle était repartie, me jetant un regard inquiet, avant d’entrer dans la salle. Célestin m’avait lancé un regard appuyé, qui voulait dire « Alors ? ». J’avais pincé mes lèvres, réponse silencieuse qui voulait dire « Plus tard ».
Au loin, Melvin m’avait lancé un regard intrigué, plissant les paupières, l’air de quelqu’un qui aurait des soupçons sur mes agissements.
C’était Monsieur Tantum qui donnait cours, Monsieur Dutronc avait dû s’absenter pour une urgence au Grand Conseil. Au départ, tout se passait comme d’habitude.
— Quand le bébé sort du corps de sa mère, il naît sans âme. C’est à ce moment-là qu’intervient le Maître de La Vie. Après avoir soigneusement sélectionné une fiole contenant une âme à l’Âmularium, il va l’insérer dans le nouveau-né. On sait que l’insertion a fonctionné quand le bébé commence à pleurer. Dans de rares cas, l’âme ne prend pas. L’enfant deviendrait alors mort-né. Durant les premières années de la vie de l’enfant, l’âme restera blanche. Ensuite, elle prendra une couleur de fond qui le représentera pour le reste de sa vie. C’est l’environnement dans lequel il grandit qui sera décisif. Vous voyez, l’âme est comme un noyau. Ce noyau évolue avec ce que l’âme subit, et la couleur s’adapte. Quand une âme prend une nature profonde, c’est indélébile. Cela veut dire que cette couleur prendra le pas sur toutes ses décisions présentes et futures. Si par malheur la couleur était mauvaise pour l’individu, notre rôle serait difficile à tenir. L’évolution des âmes est très complexe, rendant les humains…
La porte de la classe s’ouvrit brusquement, interrompant net les paroles du professeur. La R.D.Â. entra, balayant la pièce du regard.
Leurs casques gris mat brillaient à peine sous la lumière, des visières électroniques dissimulaient leurs visages. Des halos lumineux dansaient autour de leurs yeux. L’un d'eux avait un cercle lumineux autour de son œil gauche – un scanner d’âme, sans doute. Et sur le côté droit, une fiche s'affichait, celle de l’Altruiste.
Je me demandais quelle image ils avaient de moi.
Je secouai la tête, pour chasser cette pensée. Ce n’était pas le moment de me perdre dans ces détails. Leurs pas résonnaient de manière métallique, chaque mouvement lourd, impitoyable. Ils étaient entièrement équipés d’armures en acier, protégés par des champs électriques, prêts à tout affronter. Et, comme s’ils n’étaient déjà pas assez menaçants, chaque R.D.Â. portait une Arracheuse. Un canon long et plat, avec des ouvertures bizarres, comme des trous d’air. Un faisceau lumineux vrombissait à l’intérieur.
Je retenais mon souffle en les voyant se diriger vers moi, leurs Arracheuses braquées sur ma poitrine. Est-ce qu’ils m’avaient déjà repéré ? Est-ce que mon âme défectueuse était déjà découverte ?
Je n'avais jamais vu une arme comme ça pointée vers moi. Enfin, si ça avait été le cas, je n’aurais pas été là pour en parler. Et j’espérais ne jamais sentir cette arme en action. La rumeur disait que c’était douloureux. Cette arme donnait la mort, la destruction complète de l’âme, sans retour en arrière possible.
Les secondes s'étiraient, interminables, alors que la R.D. se déplaçait à travers la pièce. Ils passaient à côté de moi, si bien que je retenais mon souffle, de peur d’attirer leur attention. Puis, ils se dirigèrent au fond de la pièce, me laissant derrière eux. Je poussais un soupir silencieux. En jetant un regard, j’aperçus qu’il tenait Vilenia en coupe.
Mon regard se posa sur elle. Je ne l’avais jamais vu aussi pâle.
— On la tient, fit une voix grave, robotique.
Un des membres de la R.D.Â. la saisit par le col et la souleva d’un seul bras, comme si elle n’était qu’une poupée de chiffon. Ses cheveux noirs étaient coincés dans sa main ferme.
— Lâchez-moi ! hurla-t-elle, sa voix vibrante de colère et de terreur.
Je jetai un coup d'œil furtif vers Melvin. Son visage ne trahissait aucune émotion. Il me lança un regard froid, distant. Pas le moindre signe de réconfort, rien. Je cherchais une réponse dans ses yeux, mais il n’y avait que le vide. Il détourna les yeux, comme s’il n’avait même pas vu son amie se faire humilier sous nos regards.
— Calme-toi et viens sans faire d’histoire, ordonna l’un des hommes de la R.D.Â.
Mais Vilenia ne se laissa pas faire. Elle continua à se débattre, malgré l’issue évidente. La R.D.Â. la traînait entre les rangs, et quand ils passèrent près de moi, son regard croisa le mien. Un regard paniqué, un souffle coupé, un instant suspendu. Elle avait compris, je le savais. Elle savait que j’étais comme elle. Que mon âme était défectueuse, tout comme la sienne. Un souffle de résignation échappa de ses lèvres. Finalement, elle se laissa entraîner, abandonnant toute résistance, acceptant son destin. Et avec elle, toutes mes réponses.
Si j'avais su… Si j'avais su que Vilenia était une fraude, j’aurais pu aller la voir. Quand j’avais compris que mon âme était grise, j’aurais pu trouver du réconfort à ses côtés. Peut-être que ça n’aurait rien changé, mais… nous aurions pu en parler. Se soutenir, comme des âmes perdues dans ce monde impitoyable.
Melvin, lui, devait savoir. Je repensais à ces moments où il l'avait écartée discrètement, à ces murmures entre eux. Est-ce qu’il l’avait trahie ? Est-ce qu’il l’avait dénoncée ?
Tout autour de nous, le silence était lourd, étouffant. Aucun élève n’osait bouger, même pas cligner des yeux. Nous étions tous paralysés, comme si chaque mouvement serait un acte de rébellion.
Et soudain, une pensée me frappa de plein fouet : est-ce qu’ils viendraient aussi pour moi ? Est-ce que j’allais finir comme Vilenia, traînée de force à travers les rangs ? Est-ce que mes amis me protégeraient, ou est-ce qu’ils me dénonceraient, comme Melvin l’avait fait ?
— Tenez-la, ordonna un colosse de plus de cent cinquante kilos.
Il s’avança vers Vilenia, son poing géant se refermant sur son visage fragile. Il la força à regarder en face de lui, les doigts écrasant ses joues dans un silence de mort.
Le visage de cet homme s'approcha dangereusement du sien. Comment Vilenia faisait-elle pour ne pas hurler ? Son œil gauche, brillait d'un rouge électrique. Vilenia grimacait.
— C'est bien elle, affirma-t-il. Celui qui l'a dénoncée disait vrai.
Melvin. Mes dents se serrèrent si fort que je sentis une douleur lancinante. Il était le seul à savoir. Le seul à pouvoir la dénoncer. Un goût amer de trahison envahit ma bouche.
Je vais le tuer, cet enfoiré !
La R.D.Â. se redressa et tous les colosses frappèrent le sol du pied en poussant un cri effrayant. « Au nom des Âmes pures », hurlèrent-ils en chœur.
Ce cri, symbole de la nouvelle politique du Grand Conseil depuis l'ère Ekatya, résonna dans toute la pièce. Le membre de la R.D.Â. qui avait tenté de lui broyer le visage se plaça devant Vilenia.
Soudain, une fumée épaisse se diffusa, révélant un homme en trench-coat. Les bras croisés derrière le dos, il sifflotait en s'installant nonchalamment sur une chaise à côté du colosse. D'un simple signe de tête, il l'encouragea à continuer.
L'homme sortit son Arracheuse et la pointa sur la tête de Vilenia. Son doigt se plia sur la gâchette et la pressa avec un bruit mécanique. Un son aigu retentit en même temps que l'ondulation électrique dans le tube. Une lumière jaillit et pénétra dans Vilenia.
Les yeux de la jeune femme s'ouvrirent en grand, sa bouche s'ouvrit comme pour émettre un dernier cri de terreur. Mais aucun son ne sortit.
J'eus l'impression de voir toute la lumière de son corps s'échapper par ses yeux. L'Arracheuse produisit un bruit de déchirure, de craquement. L'Âme de Vilenia était en train d'être brisée, anéantie.
La R.D.Â. lâcha Vilenia qui tomba lourdement, les yeux grands ouverts. Son regard était vide, mort. Son âme avait définitivement quitté ce monde.
Ma respiration était difficile, je sentais mon cœur se serrer. Mon amie était morte. Détruite. Plus jamais son âme n’ouvrirait les yeux sur ce monde. Personne ne méritait ça. C'était horrible.
Je reportai mon regard vers le professeur, essayant de ne pas réagir. De ne montrer aucune émotion. D'être La Mort. Je ne pouvais pas agir. Nous étions tous impuissants face à une telle situation. Et quand bien même j'aurais voulu protester, j'étais une fraude désormais. Mon âme n'était plus noire, je n'étais plus ce que j'étais censé être. Il fallait que je retrouve mon âme. Qu'elle redevienne noire.
Je concentrai mon esprit sur Monsieur Tantum. Son visage était déformé par le choc. C'était sans doute la première fois qu'il assistait à une scène pareille — tout comme nous. Lui non plus n'osait pas faire le moindre mouvement.
L'homme au trench-coat s'avança vers la classe et tendit les bras.
— Bonjour à tous, dit-il d'une voix amusée, comme si tout cela n'était qu'un jeu pour lui. Je suis le chef de la R.D.Â. Vous pouvez m'appeler Claus.
On peut aussi t'appeler connard.
L'homme replaça ses mains derrière son dos et se promena entre les rangs.
— Vous l'ignorez peut-être, mais les fraudes sont de plus en plus nombreuses ces dernières années. Notre unité travaille sans relâche dans toutes les écoles de la planète pour éviter qu'elles ne prolifèrent. Nous avons des agents qui veillent à les débusquer. Si vous êtes témoin d'une fraude, je vous ordonne de nous en faire part le plus rapidement possible. Tout complice risquerait le même sort que la fraude elle-même. Et sachez que nous voyons tout.
Ses yeux se posèrent sur chacun de nous, comme s'il nous mettait en garde.
— Ces fraudes empêchent le bon fonctionnement de notre système. Elles pourraient avoir des effets dévastateurs sur le monde, sur les humains. Et puisqu'une fraude se baladait dans vos rangs, il se peut que certains d'entre vous aient été complices. À cet effet, je vais interroger individuellement chacun d'entre vous. Toi — il pointa son doigt sur une fille rousse au premier rang — je vais commencer par toi. Suis-moi. Les autres, je vous prie d'attendre bien sagement avec la R.D.Â. Je ne saurais que trop vous conseiller de rester sage. Mes hommes ont l'ordre d'appuyer sur la détente si l'un d'entre vous essaye de fuir.
Qu'allaient-ils nous faire ? Nous torturer ? Allaient-ils nous sonder, vérifier notre âme ?
— C'est quoi ces conneries ? murmura Mirabella.
J'étais encore sous le choc, incapable de prononcer le moindre mot.
— C'est sûr qu'un Renifleur se cache parmi nous, fit Mirabella, faisant écho aux paroles de Célestin quelques jours plus tôt. Et je parierais que cet enfoiré n'est autre que Melvin !
— Je t'ai posé une question, Mattheus.
Je me concentrai de nouveau sur l'instant présent. La voix de Claus me donnait mal à la tête. Je me retenais de me lever et de lui décrocher ma plus belle droite.
— Et que voulez-vous que je réponde, au juste ? Vous croyez que j'ai que ça à foutre d'espionner mes camarades ?
Claus esquissa un léger sourire.
— Ça a le mérite d'être franc. Tu es le fils de Maurelius, je pars du principe que je te fais confiance.
— Vous connaissez mon père ?
Question idiote, tout le monde semblait connaître mon père, d'une manière ou d'une autre.
— Bien sûr. Tu sais, ton père est d'un grand soutien pour notre cause.
J'avais des envies de meurtre. Si je pouvais me voir dans un miroir, je ne me reconnaîtrais probablement pas. Je sentais la veine de mon front gonfler sous la colère.
Claus attrapa ma main, celle où trônait ma bague. J'eus un mouvement de recul, sans pouvoir me contrôler. Sa main était glaciale. Le chef de la R.D.Â. me fit une moue taquine et pencha légèrement sa tête.
— De quoi as-tu peur, Mattheus ?
Il inspecta la bague, manipulant mon doigt sans précaution. Je retins mon souffle. J'étais cuit, cuit ! C'en était fini de moi. J'allais mourir ici et maintenant. Je ne reverrai plus jamais...
— Sacrée Maurelius.
Claus libéra ma main et se leva d'un bond, les mains derrière le dos. J'observais ma bague du coin de l'œil. Les pierres étaient noires. Je clignai des yeux, comme si j'étais en train de rêver.
— Viens avec moi, je souhaite te montrer quelque chose, fils de Maurelius.
Claus me tendit la main. Je l'observais, interdit. Je me demandais si je pouvais lui faire confiance, comme si j'avais le choix de pouvoir refuser. Dans un soupir, je finis par saisir sa main. Quel autre choix que de le suivre, de toute façon ?
Claus et moi disparaissions dans un nuage de fumée. J'étais pris dans un tourbillon qui me retournait les boyaux — comme chaque fois que je voyageais ainsi.
Nous nous retrouvâmes devant une grande porte en bois incrustée de symboles anciens. Nul besoin de me questionner sur notre position, en face de moi se trouvait l'Âmularium.
— Tu sais où nous sommes ? me demanda-t-il.
— Oui.
Le chef de la R.D.Â. me fit un sourire. Son visage se tourna vers la porte qu'il observa comme s'il la découvrait pour la première fois.
— Tout futur Maître de La Mort ou Maître de La Vie reconnaît d'instinct ce lieu. On entend leurs murmures, on ressent cette attirance presque magnétique. Parce que ça fait partie de nous, de notre âme.
Il marqua une pause, comme s’il était parti dans ses propres réflexions.
— Viens.
Claus avança vers la porte et la traversa sans l'ouvrir. Je l'imitai. La pièce me rappelait les anciennes églises humaines, tant le plafond était haut et la profondeur sans limites. Les étagères étaient chargées de fioles colorées. Je ne distinguais pas le fond de l'Âmularium.
Quelque chose de mystique se dégageait du lieu. Si je me concentrais suffisamment, je pouvais bel et bien entendre des murmures, comme si les âmes me parlaient. De la lumière filtrait du plafond, la seule ouverture vers l'extérieur qu'il y avait ici. Cela formait une sorte de dôme. Des lierres étaient disposés de part et d'autre de la pièce. L'odeur du lieu était agréable, comme si elle reproduisait des effluves que j'appréciais.
— Toutes ces âmes, stockées, en attente d'une nouvelle vie. Sais-tu pourquoi nous luttons contre la fraude ?
— Non.
— Parce que ça pourrait donner des idées à des personnes mal intentionnées de créer une armée. Sais-tu à quoi pourrait servir une telle armée, Mattheus ?
— Non, répétai-je seulement.
— À détruire notre politique actuelle. À supprimer ce qui est en place. Un groupe de rebelles nommé les Anges Noirs propagent l'idée que notre monde est fondé sur un mensonge. Qu'il ne représente plus les valeurs d'antan. Ils souhaitent remettre en place le vieux système. Seulement, nous devons évoluer avec notre temps. Revenir à un vieux système voudrait dire tuer des humains. Supprimer leur immortalité.
— Peut-on vraiment parler d'immortalité alors que tous les humains ne peuvent pas en bénéficier ?
Claus m'observa dans les yeux.
— Ce n'est pas à nous de changer les choses. Nous n'avons pas le droit d'agir sur la vie humaine.
Mais, n'est-ce pas justement ce qu'ils faisaient ? Sauf que leur but initial était de protéger les humains, de les aider à survivre, et surtout à vivre une vraie vie. Je n'avais pas l'impression que nous agissions pour le bien commun. En tout cas, pas avec la politique actuelle. Le libre arbitre n'existait plus. Et n'était-ce pas ça, le but d'une vie ? Faire nos propres choix ?
Ce n'était pas en supprimant la mort que le cycle de la vie allait s'équilibrer. Au contraire. Qu'est-ce que la vie sans la mort ? Mes pensées restèrent des pensées, de peur de provoquer Claus. À la place, j'acquiesçai.
Claus se tourna de nouveau vers moi et me fit signe de le suivre. Nous passâmes dans plusieurs allées avant de nous retrouver sur un énorme cristal, qui produisait des ondes, comme un battement de cœur. En observant sous mes pieds, je voyais qu'il était relié à certaines des étagères, leur envoyant de l'énergie.
— Voici la source de nos origines, de notre vie. C'est notre noyau, notre définition. Tu te rends compte que l'on doit notre existence à un simple morceau de roche ?
Un rire s'échappa de ses lèvres, comme si tout ça était absurde.
— Mais je ne t'apprends rien, Monsieur Dutronc a dû déjà vous raconter notre propre histoire, non ?
Son regard froid se posa dans le mien.
— Non ? répéta-t-il.
Il sourit de toutes ses dents.
— Le premier naturel est arrivé grâce à une naissance sur cette pierre. C'est marrant quand on se dit qu'on était à ça — il fit un signe avec sa main — de ne jamais voir le jour.
Lentement, il s'avança vers moi, un air menaçant sur ses traits.
— As-tu remarqué des choses étranges autour de toi ? Toutes activités suspectes.
Oui.
— Non.
— Est-ce que je peux te faire confiance, fils de Maurelius, pour me rapporter tout comportement que tu jugeras suspect ?
Non.
— Oui.
— Très bien.
Claus me tendit une nouvelle fois la main. Quand je m’en saisis, il me ramena dans la salle et me libéra. Je ne m’attardai pas et partis en courant. Après être arrivé dans la cour, je me pliais en deux, comme si j’allais rendre mes tripes. Puis, je détendis mon dos, et essayai de respirer du mieux que je le pus.
Me rappelant la couleur des pierres sur ma bague, je l’observais de plus près. Les rubis s’étaient retransformés en gris clair. Comment était-ce possible ?
C’est quoi ce putain de bordel ?
Je me raclais la gorge. Au fond de moi, je me rendais bien compte que j’avais changé. Depuis Heidi, je sentais les choses en moi évoluer. Les émotions se repandaient comme un cancer, parcourant mon corps, jusqu’au bout des doigts. En arrivant, j’étais beaucoup plus neutre, plus calme. Plus le temps avançait, plus je constatais ce changement en moi. Ma manière de parler, mon caractère, mes réflexions… J’évoluais. Et, dans un monde comme le nôtre, ce n’était peut-être pas une bonne idée.
Il fallait que je retrouve mes esprits. On allait me prendre pour un fou, posé là au milieu de la foule.
Ne pas ressentir. Ne pas ressentir. Ne pas ressentir.
Une main se posa sur mon épaule. Je me retins de lâcher un cri.
— Ça va ?
Alice se tenait à mes côtés. Ses traits étaient déformés par l’inquiétude. Je jetai un coup d’œil autour de moi et constatai que la cour était remplie d’étudiants. Je ne devais pas être vu avec elle, pas maintenant, pas avec la R.D.Â. dans les parages. Après tout, Alice essayait de connaître le secret sur sa mère, qui semblait travailler dans notre aile. Ma présence à ses côtés pourrait potentiellement la mettre en danger, et il était hors de question que je risque sa vie.
— Je suis… Désolé, Alice. Je peux pas te parler aujourd’hui. On se voit plus tard.
Sans un mot de plus, j’essayais d’avancer vers la sortie. Je ne savais pas de quoi j’avais l’air vu de l’extérieur, mais ça ne devait pas être glorieux.
En montant les marches, la mort de Vilenia revint me hanter. Mon cœur se serrait une nouvelle fois. Ça me hanterait toute ma vie.
— Alors, comment ça s’est passé ?
Je sursautai. La porte s’était tout juste refermée sur moi, me faisant entrer dans le couloir de La Mort. Je ne m’attendais pas à trouver quelqu’un ici.
Melvin était adossé contre sa porte de chambre. Son regard était froid, comme si rien ne s’était passé. La chaleur qui l’habitait depuis tout ce temps semblait s’être évanouie, comme si elle n’avait été qu’un mirage.
— Toi !
J’avançais vers lui, d’un pas décidé.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
Melvin leva les sourcils, surpris.
— De quoi tu parles ?
— Vilenia ! Me dis pas que t’as rien à voir dans sa mort.
— Que penses-tu que j’ai fait ?
Je soufflais par le nez, comme un taureau prêt à charger. Objectivement, je n’avais aucune preuve, mais je savais au fond de moi que c’était une déduction logique. Après tout, il était le seul à être au courant de sa défaillance.
— Arrête de faire comme si ça t’était égal, m’énervai-je.
— Mais ça m’est égal.
Melvin décroisa les bras et avança vers moi. Son regard bleu, d’un calme angoissant, se posa dans le mien.
— Je suis un Maître de La Mort. Je ne ressens rien. C’est comme ça. C’est ce que nous sommes, Matt. Non, la mort de Vilenia ne me fait rien. Et ça devrait être le cas pour toi aussi.
Un voile passa dans les yeux de Melvin, encore une fois si rapide que je pensais avoir rêvé. Ce n’était pas la première fois que je remarquais ça chez lui. Comme si une émotion essayait de se manifester, mais qu’elle était aussitôt refoulée. Seulement, je n’arrivais pas à la décrypter. Quelque-chose m’échappait, et je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus.
J’étais déstabilisé. Qu’est-ce que je devais penser de lui ? Est-ce qu’il disait la vérité ? Cachait-il quelque-chose ?
— Eh bien, c’est pas le cas, OK ? Ça me touche et j’ai pas honte de le dire.
Melvin fit un sourire amusé.
— Et tu trouves pas ça horrible qu’une fraude se baladait dans nos couloirs, déséquilibrant notre monde ? Mettant à mal la pureté de notre lignée d’Élu ?
— Ça reste une vie !
— Une vie non méritée.
Melvin réduisit encore plus l’écart entre nous, si bien que je pouvais sentir son parfum. Ses yeux froids me sondaient, m’observaient comme une bête curieuse. Je détournais vite les yeux, de peur qu’il voie.
— C’est horrible ce que tu dis. Vilenia était ton amie, putain ! Et toi, tu me parles de pureté et de vie non méritée ? Mais t’es complètement taré ou quoi ?
— Vilenia connaissait les risques.
— Et c’est une raison ? M’énervais-je de plus belle. Tu l’as peut-être pas dénoncé, mais tu restes une belle ordure !
Melvin fit un sourire, semblant amusé par ma remarque. Comme s’il était à un putain de one-man-show.
— Je vois pas ce qu’il y a de drôle.
— Tu devrais arrêter de te donner en spectacle, Matt. Je te rappelle que le Grand Conseil voit tout, entend tout.
Melvin me tourna le dos et se dirigea vers sa chambre.
— Et tu ferais bien de faire attention, me lança-t-il tandis qu’il rentrait dans sa chambre.
Ma mâchoire se serra si fort que j’avais l’impression que j’allais me péter une dent. Je claquai ma porte et me jetai sur mon lit. Après avoir saisi mon oreiller, je hurlais dedans.
Qu’est-ce que ça fait du bien de se lâcher !
Cette journée avait été la pire de toute mon existence. Je doutais de tout désormais. Est-ce que je pouvais vraiment croire en Melvin ? Était-il le Renifleur ? Avait-il joué un rôle dans la mort de Vilenia ?
Mes amis étaient-ils vraiment mes amis ? Est-ce que je pouvais leur faire confiance ?
Comment en suis-je arrivé là…
En l’espace de quelques jours, j’avais l’impression que ma vie avait basculé. Tout ce que je croyais être vrai ne l’était pas. Jusqu’à ma propre nature. Mon cerveau se noyait dans un flux de questions sans fin, un tourbillon qui me donnait un mal de crâne de chien !
Mon Platphone vibra dans ma poche. Je constatais que j’avais trois messages en attente, qui provenaient tous d’Alice.
« Que se passe-t-il Matt ? T’avais l’air choqué quand je t’ai croisé… »
« Matt, tu m’inquiètes… Tu veux en parler ? »
« ??? »
Je lui répondis que tout allait bien et qu’elle n’avait pas à s’en faire. Je lui expliquerai plus tard. Pour le moment, j’avais besoin de faire le vide. De trier mes interrogations.
Je me redressai et attrapai mon Livre noir dans le tiroir de ma table de chevet. J’avais besoin de me raccrocher à quelque chose. Retrouver mon identité. Je le feuilletais.
Je rouvris la page où se trouvaient les noms et les touchai du bout du doigt. Quelle était la probabilité pour que je rencontre une proche des futurs morts ? Heureusement, Alice n’y était pas. Cette humaine était pétillante, pleine de vie. Je n’avais pas envie de lui prendre son âme. C’est pour ça que je devais trouver un moyen de lui faire arrêter les recherches. Plus que tout, je ne souhaitais jamais voir son nom sur ma liste, ou sur celle d’un autre Maître de La Mort.
Comment en étais-je arrivé là, à devoir me préoccuper de la vie d’une humaine ?
Je secouais la tête et posais mon Livre. Au lieu de m’occuper d’elle, je devrais songer à ma propre âme, qui était bien en danger de mort imminente. L’évidence s’imposa à moi dans mon esprit. Pour survivre, je devais à tout prix les trouver.
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