Chapitre 13 - La poule

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La mort de Vilenia m’avait dévasté, plus que je ne l’avais imaginé. Pourtant, jamais je ne pourrais l’exprimer, le montrer. À la place, nous devions revêtir notre masque. Notre fausse identité.

Après quelque temps dans cette université, à subir les lois du Grand Conseil, je réalisai que mon masque était un fardeau. Bien qu’il fallût parfois en avoir un, il était fatigant de devoir le revêtir en toute circonstance, de peur de jouer notre vie. Le mien, c’était celui-ci : le masque de la survie.

Le plus ironique dans cette histoire, c’est que la seule personne avec qui je pouvais m’épancher sur mon chagrin était Alice. Parce qu’elle n’était pas une Altruiste, qu’il n’y avait aucun danger à ce que je me montre vulnérable.

Alors, j’avais passé plusieurs soirées à la bibliothèque avec elle, lui parlant de Vilenia. Bien sûr, je n’avais pas pu lui préciser les détails de sa mort. À la place, je lui avais confié qu’elle était morte dans un accident de voiture.

Son écoute et sa bienveillance m’avaient aidé à surmonter la pente. Surtout, ils m’avaient rassuré. Tout cela m’avait mis sous pression, la peur au ventre qu’on découvre mon secret. Sans le savoir, elle avait réussi à me redonner confiance en l’avenir.

J’eus la sensation que nos soirées ensemble lui avaient également permis de surmonter les épreuves de ces derniers jours, redonnant de la couleur à ses rêves. Ses rires semblaient au départ timides, puis étaient devenus plus sincères et réels.

Puis, la vie avait fini par reprendre son cours, comme si rien de tout cela ne s’était produit. C’était étrange de constater qu’une mort n’empêchait pas le temps de s’écouler.

Mon costume de poule m’attendait, bien sagement suspendu sur mon porte-manteau. Durant nos soirées passées à discuter, nous avions décidé de reporter mon pari. Alice m’avait indiqué que je pouvais laisser tomber, ce n’était qu’un stupide pari. De mon côté, je pensais que ça serait plutôt un moyen de me distraire, peut-être même de guérir. Ce serait une parenthèse dans le temps, une échappatoire à cette réalité froide et sans âme.

Pourtant, je devais avouer que mon cœur était lourd. Mon visage était inexpressif dans le miroir, je renvoyai l’image d’un type brisé par le temps. Mes cernes creusaient mes yeux. Les Altruistes étaient censés paraître jeunes. Cependant, nous portions le poids de cette société.

L’attrapant d’une main peu assurée, je le rangeai dans mon sac de sport. Une promesse était une promesse, et je comptais bien l’honorer. Son rire était comme une bouffée d’air frais, et j’en avais vraiment besoin.

Avec ces histoires, Mirabella était toujours dans l’ombre, concernant ma condition. Les murs avaient des oreilles, désormais, c'était plus que certain. Un Renifleur traînait dans nos rangs, et j’eus bien peur qu’il s’agisse de Melvin. Malgré tout, je devais prendre le temps de lui avouer. La confiance était importante, surtout dans le climat actuel.

Avant ça, je devais me dépêcher. En parcourant les couloirs, je croisai cet homme aux yeux ambrés. D’un mouvement félin, il s’approcha de moi, de la malice dans le regard. N’ayant pas envie de sociabiliser, je tentai de l’esquiver, mais il se plaça à mes côtés, faisant un bout de trajet avec moi.

— Tu rejoins Célestin ? me demanda-t-il d’une voix suave.

Comme je m’étais trompé sur Melvin, je n’avais pas envie d’accorder ma confiance aussi facilement, ainsi je ne lui répondis pas. Qui sait ce qu’il voulait avoir comme information ?

Après une autre tentative de sa part, ma bouche toujours scellée, il finit par me laisser, le regard animé par une expression que je ne saurais décrypter.

En rejoignant Mirabella et Célestin, je leur racontai ce qu’il venait de se produire. Ce dernier leva les yeux au ciel, puis nous confia :

— À mon anniv, il m’a dit que je n’étais pas son genre de distraction. Mais, depuis plusieurs jours, il essaie de se rapprocher de moi. Je comprends pas son délire.

Nous discutions à son sujet. Les relations pouvaient parfois être tordues. Une personne qui vous disait non, finissait quelquefois par revenir à la charge, voyant que vous n’insistiez pas. Ce qui semblait être le cas. Célestin nous avoua qu’il n’était pas spécialement intéressé. Puis, il nous raconta sa soirée avec Cole.

Ensuite, le professeur d’Histoire de la vie, Monsieur Dutronc, nous fit entrer dans la salle. En réponse à l’apparition de Claus, il nous raconta l’histoire des Altruistes, et comment nous étions apparus.

En – 236 av. GC, plusieurs naissances avaient eu lieu sur une pierre de quartz, connue pour ses vertus purifiantes et magiques. Des rumeurs circulaient à ce sujet, racontant qu’elle pouvait prévoir l’avenir. Cette fameuse roche aurait absorbé l’énergie de ces femmes, concentrant une puissance qui se serait répandue dans leurs nouveau-nés.

D’abord, avec l’apparition de Naturels. Puis, l’équilibre de la vie avait donné naissance à tous nos membres. Nos contributions étaient timides pour commencer, puis nos dons avaient évolué. La pierre avait été déplacée dans l’Âmularium, distribuant sa magie aux fioles choisies par le Grand Conseil.

Cela nous permettait d’acquérir nos dons, ainsi que de réguler notre rôle. Le Grand Conseil choisissait quel type d’âme devait devenir un Maître de La Mort, ou bien une Muse, ou encore un Cupidon. Le choix leur revenait, comme pour tout le reste.

Pendant ses explications, il faisait le parallèle entre les humains et les altruistes, soulevant une question : est-ce que notre monde avait un lien avec la trouvaille scientifique des humains ? Comment arrivaient-ils à obtenir cette fameuse immortalité partielle ?

Le cours bifurqua ensuite sur l’histoire des Maîtres de La Mort. Comme je connaissais déjà ma propre histoire, je n’écoutai que d’une oreille, quand son discours s’égara sur l’une de ces connaissances.

De la manière dont il le décrivait, j'aurais juré qu’il s’agissait de mon père. Mais, cela ne pouvait pas être certain. Des Maîtres de La Mort, il en existait assez pour qu’il puisse s’agir d’une autre personne.

Comme il parlait de sa manière de faire, de travailler, je ne pouvais affirmer que son récit concernait mon père. Finalement, je ne l’avais jamais vu à l’œuvre. Mais… Cette façon de décrire sa posture, sa manière de penser…

Je balayai mes pensées. De toute façon, je n’aurai pas de preuves concrètes. Mon esprit divaguait de nouveau, repensant à notre propre histoire.

Avant, les Altruistes étaient libres de choisir. Tout du moins, c’était leur âme qui choisissait ce qu’elle voulait devenir. Pourquoi avait-on supprimé ce choix ? Quel était le but recherché ?

J’avais beau retourner cela dans tous les sens, je n’arrivais tout simplement pas à comprendre cette suppression de liberté. Pourquoi faire ? Qu’est-ce que cela pouvait faire que notre âme veuille devenir un Cupidon ? Ou un Naturel ?

À l’époque, mon père m’avait expliqué qu’une âme qui choisit est une âme qui réfléchit. Était-il possible qu’ils veuillent nous retirer cette pensée ? Cette manière propre d’imaginer la vie ?

Puis, je repensais à ma condition. Au fait que je sois une fraude, que je sorte des conventions établies. Qu’est-ce que ça voulait dire, concrètement ? Qu’est-ce que j’étais ? Avant ce cours, je n’avais pas réfléchi aux possibilités que cela engendrait, ni aux mystères que cela soulevait. Désormais, cette pensée m’obsédait.

La voix de Mirabella me ramena sur Terre. C’était l’heure de la pause, je devais me dépêcher si je voulais faire un saut dans la classe d’Alice.

— Il faudra que je te parle, tout à l’heure, lui annonçai-je, ne souhaitant plus reculer l’échéance.

Ses sourcils se froncèrent, soucieuse de ce que j’avais à lui révéler. Mais, ce n’était pas pour maintenant. Avant de partir, je racontai rapidement à mes amis où j’allais. Après m’être pris quelques boutades, je fonçai me changer dans les toilettes.

Lorsque je sortis dans la cour, j’eus l’impression qu’une ombre m’épiait. Cependant, vu comment j’étais présentement habillé, je me faisais sûrement des idées. Tous les regards étaient portés sur moi, comme si j’étais un phénomène de foire. Nous n’étions peut-être pas si loin de la vérité.

En entrant dans le couloir de l’aile droite, je cherchais le plan de leur côté, et finis par trouver où se trouvaient les cours d’Alice. Tandis que je parcourais le lieu, des murmures accompagnaient ma course, ainsi que des regards remplis de curiosité.

Une fois devant la porte, je respirai un grand coup et entrai en trombe. Le professeur en contrebas m’observa avec un air las, comme s’il était habitué à ce genre de spectacle.

— Côt côt côt ! commençai-je en sautant sur les tables.

Je passais entre les rangs, écrasant les affaires des élèves au passage. Tout en continuant mes bruits de poule, je cherchais la raison de ma présence ici, et finis par croiser le regard amusé d’Alice dans un rang sur la droite. Alice pencha la tête vers Sophie et sembla lui murmurer des choses. Sophie s’esclaffa.

Comme l’odeur de soufre de Sophie et Antoine était présente, à faible niveau, mais présente tout de même, je restais sur les rangs à gauche.

Le professeur s’approcha de moi, le regard énervé.

— Je vous prierai de sortir d’ici, sinon je…

— Côt côt côt ! Grondai-je, continuant mon spectacle.

Dans un élan de provocation, je descendais vers lui, continuant de m’agiter comme une poule. Seulement, en arrivant dans les rangs de devant, une odeur de soufre s’immisça dans mes narines, semblant s’installer derrière mes orbites. Au contraire de celles des amis d’Alice, celle-ci était forte, s’emparant complètement de mon cerveau ainsi que de mon corps. Mes jambes tremblèrent sous le choc, ma vision se brouilla, et tout autour de moi parut vaciller.

Je clignais des yeux pour essayer de reprendre mes esprits. Le costume paraissait se resserrer autour de ma tête, m’empêchant de respirer correctement. Quand je retrouvais un semblant de vue, je parcourais la salle des yeux, tentant de repérer la personne dont l’âme m’appelait. Je trébuchai, et finis ma course visiblement devant la personne en question. Son âme puait. J’eus l’impression de l’entendre murmurer, sûrement le fruit de mon imagination.

Ses yeux verts étaient posés sur moi. Comme les autres, il était amusé par mon ascension, tandis que j’étais figé, tant son âme me retenait prisonnier.

Ma tête me lançait des coups, me donnant l’impression qu’elle allait exploser. J’avais chaud. Au loin, j’entendais les cris du professeur, se rapprochant de moi. Pourtant, j’avais l’impression qu’il s’éloignait, comme si mon âme quittait le lieu.

Je tentais tant bien que mal de me remettre sur pied — ou sur patte — mais j’avais la sensation d’être sur un bateau en mer agitée, incapable de marcher correctement, ainsi je m’étalais de tout mon long sur les marches qui remontaient vers la sortie. L’écho des élèves sonnait comme dans un rêve lointain. Je perçus leurs silhouettes en mouvement, sentis des mains sur mes bras, m’aidant à me relever. En guise de remerciement, je me contentais de faire de nouveaux bruits de poule.

Le garçon dont l’âme allait quitter le corps était tout proche de moi, provoquant de nouveaux spasmes dans mes jambes.

Sortir d’ici… Fuir… Vite !

C’était la première fois que je sentais l’âme d’une personne qui allait quitter son enveloppe charnelle dans quoi ? Trois heures ?

J’entendais mon cœur battre, à mesure que je m’éloignais de l’amphithéâtre. J’eus la sensation qu’un morceau de l’âme était accroché à moi, m’enveloppant de sa vapeur de mort. La tête encore vacillante, je reprenais mon souffle, me retenant sur un des murs.

Comme personne ne traînait dans le couloir, j’enlevais mon casque de poule.

Inspire… Expire… Inspire… Expire…

Une subite envie de vomir me prit à la gorge. Sans attendre, je me précipitai dans les toilettes les plus proches. Entrant en trombe, je lâchais mes tripes dans une des toilettes. Mes jambes tremblaient encore et cédèrent sous mon poids. Après avoir craché ma bile, je laissais ma tête retomber contre la paroi.

Tout en moi brûlait. Je sentais encore l’âme du jeune homme parcourir mon corps, m’emprisonnant dans un tourbillon d’émotion.

Que venait-il de se passer ? Comment se faisait-il que je ressente tout cela, d’un coup ?

Pour me remettre les idées en place, je me relevai, encore tout tremblant. Je me rafraichis le visage et bus une gorgée d'eau. Mon reflet dans le miroir faisait peur à voir. Mes cernes étaient creusées, mes yeux rouges. Je ressemblais à un cadavre ambulant. Un zombie.

Quand je faisais mes exercices avec mon père sur des humains, je n’avais jamais ressenti ça. Oui, j’avais senti la mort, l’odeur de soufre. Bien évidemment que ça m’avait fait quelque-chose, mais pas à ce point. Alors oui, depuis que je n’étais plus avec mon père, j’avais laissé les émotions m’envahir. J’avais ouvert cette brèche. Était-ce à cause de ça que tout était amplifié ?

Je tâtais mes poches à la recherche de ma bague avant de m'apercevoir que je l’avais laissée dans la poche de mon jeans. Et celui-ci était dans les sanitaires de mon aile. J’avais besoin de sentir sa chaleur rassurante.

Des larmes menaçaient de couler. Je fermais les yeux un instant pour reprendre une contenance. Hors de question qu’on me voie dans cet état. Mes émotions devaient rester cachées si je ne voulais pas subir le même sort que Vilenia. Est-ce qu’elle aussi s’était sentie incroyablement seule dans cette épreuve ? Quelle que fût la réponse, je ne le saurai jamais. Son âme avait été entièrement détruite à néant…

Je m’aidais avec le lavabo pour me relever. Mes jambes étaient encore engourdies, mais je sentais que la vapeur de l’âme du garçon commençait à s’évaporer.

Sans m'attarder outre mesure dans ces toilettes, je me mis en route. J’avais envie de courir, mais je ne pouvais pas le faire avec mes membres en coton. Au loin, je sentis l’air extérieur s’engouffrer dans l’enceinte. Je me hâtais. J’avais besoin de respirer l’air frais, de quitter ce costume, d’oublier tout ça…

Dans un virage, je percutais quelqu’un alors que je tentais de remettre mon casque. Cette personne bougea à peine, comme si elle était faite de pierre, tandis que je sentis une nouvelle fois mes jambes flancher. De justesse, je me rattrapais contre le mur.

L’homme de dos portait des vêtements entièrement noirs. Ses cheveux de jais étaient coupés court. La manière de se tenir, ce qu’il dégageait… Je reconnaissais cette personne. Je savais qui se tenait devant moi.

Je fis un pas en arrière pour essayer de m’échapper le plus loin possible sans être vu. Seulement, l’homme se mit à remuer et se tourna vers moi. Le Livre qu’il avait entre les mains se ferma d’un coup sec. Ses yeux bleus perçants plongèrent en moi comme un laser douloureux. C’était trop tard. Il m’avait vu.

— Mattheus, fit sa voix froide et grave.

Vous êtes-vous déjà senti comme un moins que rien sous le regard de quelqu’un ? Comme si d’un simple regard, cette personne vous faisait sentir que vous étiez ridicule. Tout petit. Eh bien actuellement, c’est comme ça que je me sentais. Sans m’en apercevoir, je retenais ma respiration.

De toute façon, je n’avais plus le choix, je devais l’affronter. Je devais assumer mes bêtises.

— Bonjour, Père, finis-je par répondre dans un souffle.

— C’est quoi cet accoutrement, fils ?

Sa voix résonnait dans le hall, froide et inébranlable.

— Je… C’est…

— Que fais-tu chez les humains, d’ailleurs ?

— Je…

Mon père appartenait au Grand Conseil. Son regard perçait à travers moi, attendant une réponse qui refusait de se former. Comment expliquer ce déguisement ridicule ? Lui dire la vérité aurait été trop risqué. Même s'il était mon père, cette appartenance au Conseil le rendait imprévisible.

Je devais éviter le sujet, surtout ici, parmi les humains.

— Que fais-tu ici ? Contournai-je, essayant de détourner l’attention.

— Je travaille, répondit-il, impassible.

Cette froideur habituelle me faisait prendre conscience que Monsieur Dutronc ne parlait probablement pas de mon père. Un homme aussi froid, aussi insensible, ne devait pas avoir d’amis.

— Je dois retourner en cours, lâchai-je, voulant fuir le plus rapidement possible.

— On se voit ce soir. Nous devons discuter.

Discuter… Que voulait dire ce mot dans la bouche de mon père ? Un frisson me traversa. C’était effrayant. De quoi voulait-il parler ? De mon incompétence ?

N’ayant rien à ajouter, je hochai simplement la tête alors que son regard dur glissait sur moi, avant de prendre la fuite à toute vitesse. Le vent dans les cheveux, je retrouvai le confort de mon aile gauche comme un refuge. Qui aurait cru que retrouver mes vêtements me ferait autant de bien ? Une fois le costume de poulet rangé dans mon sac de sport, je m'affalais contre le mur, vidé.

Qu’est-ce que tu me fais pas faire, Alice…

Je jetai un coup d’œil à mon Platphone, surpris de voir que je n’étais pas parti si longtemps. Pourtant, une éternité semblait s’être écoulée. Il était presque temps pour le cours.

En arrivant devant la salle, je trouvai Mirabella et Célestin en pleine conversation. Leurs regards croisèrent le mien et je vis les plis de leurs fronts apparaître. Célestin me fit signe de me dépêcher de les rejoindre.

— D’après les rumeurs, un poulet s’est cassé la gueule en amphi… Ça va ? me demanda-t-il, une fois que je les rejoignis.

— Oh, ça…

Cette histoire m’avait complètement échappé. En réalité, c’était bien la dernière de mes préoccupations à cet instant.

Mon père est là… Sur le campus… Oh Grand Conseil !

Ses yeux vairons me fixaient, emplis d’une question silencieuse. Il attendait autre chose que mon « Oh ». Et, dans son regard, je pouvais sentir toute la tristesse qu'il portait.

Je ne me rappelais plus du moment où j’avais commencé à savoir lire les émotions des autres. Tout du moins, celles de Célestin, qui était très expressif.

— Raconte, insista Célestin.

Je lui racontai ce que j’avais ressenti dans l’amphithéâtre, l’âme en détresse, puis ce qui s’était passé ensuite.

— T’avais jamais senti une âme prête à partir ?

— Si, avec mon père… mais c’était avant d’arriver ici. Et les âmes qu’on étudiait, elles ne devaient pas partir tout de suite… C’était tellement… intense.

— Peut-être parce que tu vas bientôt prendre tes fonctions, l’âme l’a sûrement ressenti ?

— Possible.

— Ou ça peut aussi être à cause de… enfin, tu sais…

Mirabella, qui n’était pas au courant de la situation, observait notre échange avec une concentration intense. C’était une des seules personnes dont je n’arrivais pas à lire les émotions. Elle les cachait avec une telle maîtrise.

Quand nous fûmes enfin installés en classe, le professeur me lança un regard furtif. Un clin d’œil peut-être, ou juste une illusion à cause de son visage constamment déformé. Mais… savait-il que mon père était en ville ? Le connaissait-il, vraiment ?

Le cours continua, mais c’était impossible pour moi de me concentrer. Mon esprit était complètement dispersé, et je sentais ma neutralité se fissurer. Comme si une part de moi, avant dans l’ombre, était maintenant en train de sortir dans la lumière.

La journée s’étira ainsi, perturbée par la pensée de mon père. Impossible de retrouver ma concentration, tracassé par la « discussion » qu'il souhaitait. Le cours de Monsieur Tantum passa sans que je n’écoutasse un seul mot.

La cloche annonça la fin des cours et l'angoisse monta en moi. Je savais que l’heure de la confrontation approchait, et je ne me sentais absolument pas prêt.

— Tu voulais me parler ?

Une main se posa sur mon bras. Levant les yeux, je remarquai les fleurs de la manucure de Mirabella. Sa voix m’avait paru lointaine, tant j’étais perdu dans mes pensées.

— Oui, viens.

Sans attendre, je l’attrapai par le poignet, la guidant à travers les couloirs. Avec la R.D.Â. dans les parages ainsi que le Grand Conseil, je ne savais pas trop où me diriger pour discuter dans la solitude. Sans idée précise, je me dirigeai vers le hall, puis vers l’extérieur de l’université. Un petit chemin de terre à droite attira mon regard.

Je l’empruntai, m’enfonçant dans la petite forêt brumeuse. Avant de me lancer, je jetai des regards anxieux autour de nous, sur le qui-vive. Puis, dans un murmure, je lui racontai mes déboires. Entre nous, il n’y avait plus que la vérité la plus crue, la plus dure.

Après la mort de Vilenia, je savais le poids que j’imposai à mes amis. Et même si j’étais un être solitaire, il y avait bien longtemps que cette envie m’avait quitté. Avec eux, je me sentais bien.

Mirabella fût un moment silencieuse, laissant le vent parler à sa place, glacial et lourd. Ses yeux océan me fixaient, ses lèvres pincées. En l’observant plus précisément, je constatais qu’elle ne respirait plus. Laissant finalement échapper un long soupir, ses épaules s’affaissant.

Ses émotions étaient toujours difficiles à décrypter. Parfois, elle semblait faite de marbre. Mais, peut-être que c’était moi qui avais changé, tout simplement. Depuis notre premier cours « l’après », je sentais que je n’étais plus le même homme.

Au bout de quelques minutes supplémentaires, elle finit enfin par ouvrir la bouche, et me demanda si j’avais une idée de ce qui avait déclenché cela.

— Pour te guérir, il faut qu’on remonte à la source du problème, me lança-t-elle, hésitante.

— Tu penses ? lui demandai-je, empli d’un espoir muet.

Son regard se perdait dans le vide, comme si elle était partie dans un autre monde, à la quête d’une réponse. Puis, elle tourna une nouvelle fois ses yeux vers moi, sa tristesse visible, cette fois-ci.

— Pas toi… lâcha-t-elle d’une voix presque brisée.

Je fis un pas vers elle, ne sachant pas comment me comporter. Devais-je la prendre dans mes bras ? Ou bien lui laisser son espace ?

Finalement, c’est elle qui réduisit le fossé entre nous deux, m’attrapant dans ses bras avec force. Nous n’avions jamais pu discuter de la mort de Vilenia. Ni avec elle, ni avec Célestin. Notre chagrin devait rester refoulé au plus profond de notre âme. Dans le cas contraire, nous aurions pu être accusés de trahison par le Grand Conseil, et éliminés.

Ses cheveux sentaient la framboise. La chaleur de son corps m’apaisait. Pourquoi des êtres comme nous, supposés être la perfection, étions aussi brisés ?

C’était la première fois que je la voyais craquer ainsi. Pourtant, son corps ne semblait faire aucun mouvement, aucun tressaut. Elle ne pleurait pas. Finalement, ce n’était pas nécessaire, je comprenais le message muet qu’elle voulait me transmettre : ne meurs pas.

Elle finit par se dégager, le regard perdu dans le vide.

— Tu as des informations sur le groupe dont je t’ai parlé ? l’interrogeai-je tout bas, ne répétant pas « Anges Noirs » à voix haute.

Elle haussa les épaules, puis reprit du même ton que moi :

— J’ai entendu dire qu’ils se distinguent par un code. À mon avis, on en a dans notre école. Mais après, va savoir qui…

Je poussai un soupir.

— Vil connaissait quelqu’un. Le jour où je lui ai demandé, elle…

Ma gorge me serrait. Je ne finissais pas ma phrase, me raclant simplement la gorge. Mirabella posa sur moi un regard neutre, empreint toutefois d’un fond de chagrin.

— Il faut qu’on trouve cette personne. Avec eux, nous aurons une protection. Ils sont infiltrés partout, même dans le Grand Conseil.

— Tu crois ?

Elle hocha légèrement la tête. Puis, elle ajouta :

— Peut-être que tu devrais t’isoler quelque temps…

— C’est mort, lâchai-je spontanément, la voix plus dure que je ne l’aurais voulu. Plus jamais je vivrai dans l’ombre, c’est fini.

— Je sais mais…

— Y’a pas de mais qui tienne. Je sais que tu dis ça pour mon bien, mais arrête. Je peux plus vivre comme un ermite.

Ma tête me lançait, comme si elle allait exploser. Mirabella attrapa ma main. Sans comprendre pourquoi, je me dégageai avec violence, presque comme acculé.

— Tu sais pas ce que c’est de savoir que ta vie repose sur une erreur. Qu’on n’aurait jamais dû être là, au départ. Tu sais pas ce que c’est…

— Non, c’est vrai. Mais je sais ce que c’est de se sentir seul, Matt. Qu’est-ce que tu crois ? Que j’ai grandi dans une famille parfaite ? Tu me confonds avec Cyl. Ce n’était pas mon cas. Moi aussi, j'ai été seule, isolée. T’as vu mes parents, non ? Alors, ouais, je sais pas ce que c’est d’être dans ta situation, mais je sais ce que c’est de se sentir invisible. D’avoir l’impression que personne ne te comprend. Que tu n’es qu’une partie d’un plan qu’on essaie de te faire suivre, sans même que tu aies ton mot à dire.

Je restai là, silencieux. Je comprenais que nous étions faits du même bois, qu’on reflétait la même chose dans le miroir. Nous n'étions pas si différents. Bien qu’elle savait mieux cacher ses émotions que moi, visiblement. C’était ironique, quand on y pensait. Au départ, je pensais être un homme insensible.

— Excuse-moi, t’as raison. Merci Mira, lui fis-je, un sourire timide sur les lèvres.

Mirabella me rendit mon sourire, son geste simple mais plein de tendresse, avant de déposer un baiser sur ma joue. Ses lèvres se détachèrent lentement, et elle me murmura :

— Fais attention à toi, Matt.

Elle me lança un regard franc.

— Je vais essayer de faire quelques recherches de mon côté, d’accord ? murmura-t-elle d’une voix douce, comme le bruit apaisant des vagues sur la jetée.

— Sois prudente, répondis-je en prenant ses mains dans les miennes, les serrant avec inquiétude.

Elle hocha la tête, puis m’annonça :

— Bon, je vais te laisser avec ton père. Si tu as d’autres péchés à expier, tu sais où me trouver, répliqua-t-elle avec un sourire léger, qui me mit du baume au cœur.

Je lui répondis sur le ton de la plaisanterie :

— Si je me confesse, tu risquerais de te percer les tympans.

— C’est déjà le cas avec ta voix de pleurnicheur.

Je lâchais un rire étouffé. Elle me laissa là, son énergie légère et presque hypnotique flottant encore dans l’air. Elle finit par lâcher mes mains, son sourire fixé au visage comme s’il était remonté avec des épingles.

Une fois que Mirabella eut disparu, je me remis en marche vers l’université. Soudain, j’aperçus un brouillard qui se propageait entre mes jambes, envahissant l’espace. La vapeur m’entourait comme un tourbillon.

Je tentai de balayer l’air de la main... en vain. Une silhouette émergea, imposante et familière. Mon père, debout devant moi. Ses vêtements étaient toujours aussi sombres : chemise noire, pantalon noir, chaussures noires. Rien de bien original. Son visage était blême, marqué par l’absence de toute chaleur humaine. Ses yeux bleus, perçants, s’ancrèrent dans les miens. Puis, je sentis une sévérité, dont j’allais sûrement bientôt faire les frais. Je déglutis.

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