Chapitre 14 - Maurelius
Mon père avança dans ma direction, les mains derrière le dos.
— Que fais-tu ici ? demanda-t-il d’une voix glaciale. Je t’attendais dans ta chambre.
Je soupirai, accablé par l'ironie de la situation.
— Je réfléchissais.
— Je dirais plutôt que tu m’évitais.
— Je ne peux pas t’éviter. Où que j’aille, tu vas.
Il esquissa un rictus, presque imperceptible, avant de me tendre la main.
— Viens.
Sans faire patienter mon père, je plaçai ma main directement dans la sienne. Quand il nous téléporta, je me sentis aspiré, comme si je tombais dans un vide sans fin.
Nous nous retrouvâmes sur un sommet montagneux. Le paysage blanc à perte de vue me rappela des souvenirs lointains de mon enfance, des instants où nous venions ici, mon père et moi. La neige battue par le vent, l’air glacial qui m’attaquait immédiatement… Cela réveilla des souvenirs enfouis en moi. Étrangement, ce lieu avait accueilli les seuls instants de confession de mon père. Sur la vie, sur notre avenir. J’eus le sentiment d’être nostalgique.
Je frissonnai. D’ordinaire, le froid ne m’atteignait que très légèrement, mais ici… C’était différent. Il devait au moins faire… -40 degrés ? Heureusement que je ne pouvais pas mourir, sinon, j’y aurais peut-être laissé ma peau en quelques minutes.
Mon père ne faisait pas attention à moi. Son regard était tourné vers le paysage blanc. Son corps était statique. Il ne semblait pas ressentir le froid de la même manière que moi. Je remarquais que, lorsque je respirais par la bouche, une espèce de vapeur s’en échappait. Ce n’était pas le cas de mon père.
Quand il se tourna vers moi, je dus plisser les yeux, avec toute la lumière qui se reflétait dans la neige.
— Nous venions souvent ici, ensemble, quand tu étais jeune. Un endroit paisible, coupé du monde. Je n’ai jamais croisé personne, compte tenu du climat et des conditions météorologiques.
— Tu m’étonnes… murmurai-je.
— C’est le meilleur endroit pour avoir une discussion privée.
Je levai les yeux vers mon père. J’eus l’impression de voir une lueur briller au fond de ses yeux, sans parvenir à la décrypter.
— Tu te rappelles, la dernière fois que nous sommes venus ici ? Tu devais avoir quinze ans.
J’essayais de me souvenir de ce moment, mais je n’avais que des flashs brouillés.
— Je ne m’en rappelle pas…
— Tu m’avais confié que tu te sentais différent, comme si tu n’appartenais pas à notre monde. Je t’avais donc emmené ici, pour discuter.
— Ah, oui. C’est à ce moment que tu m’as dit de ne pas discuter tes ordres, et d’avoir confiance en l’avenir, grognai-je, me remémorant ce pénible souvenir.
C’était l’une des fois où je pensais naïvement que je pouvais me confier à mon père. Je me souvenais de ce fameux moment où j’avais douté de moi, de mes capacités. Puisqu’il m’apprenait toutes les facettes de mon futur métier, j’avais eu le sentiment de ne pas être à ma place. À cette époque, j’avais cru que je pourrais me confier à mon père et qu’il m’aiderait. Qu’il me comprendrait. Au lieu de quoi, je m’étais pris une leçon de morale. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait toujours peser ses mots, avant de les confier à quelqu’un.
— Tu as toujours confiance en moi ?
Je pris un instant pour répondre, ignorant si c’était toujours le cas. Quand nous nous étions séparés, tout avait changé. Je n’étais plus sûr de mes croyances.
— Oui, finis-je par répondre.
— Si un jour, tu as un doute, le mont Elbrouz aura toujours une réponse…
Mon père avança vers le vide, les bras croisés derrière le dos. Un flash me vint en tête, de cette même image de lui, le dos tourné. Une autre personne se tenait à ses côtés, une main sur son épaule. Ce souvenir était flou, lointain.
Tous ces moments passés ensemble… Pourtant, tellement de distance entre nous. Aussi énorme que le vide en face de lui. Deux étrangers partageant un lien invisible.
Prenant conscience que j’étais toujours présent, mon père tourna la tête et plongea son regard dans le mien, avant de se rapprocher de moi.
— Comment vas-tu, Mattheus ?
— Là ? Je dois avouer que j’ai un peu froid, lançai-je sur un ton ironique, mais sinon…
Je haussais les épaules.
— Ouais, tout va bien.
Il fronça les sourcils, agacé.
— Je suis sérieux, Mattheus. Comment se passent tes cours ? Aimes-tu ta formation ?
— Oui, c’est cool.
Mon père fit un pas supplémentaire dans ma direction, gardant son sérieux légendaire.
— Est-ce que tu vas enfin m’expliquer ce que tu faisais dans l’aile des humains, déguisé en poule ?
— Rien, Papa, soufflai-je, exaspéré.
— Ne me réponds pas sur ce ton. Je suis ton père, il est de mon devoir de veiller sur toi.
— Je sais, râlai-je une nouvelle fois, sauf qu’il n’y a rien dont tu doives t’inquiéter.
D’un air menaçant, mon père s’avança vers moi, s’enfonçant à moitié dans la neige. J’eus presque le réflexe de mettre mes mains devant mon visage, comme s’il allait me mettre une claque. Non pas qu’il avait déjà été violent avec moi — ça n’était jamais arrivé. Mais, je ne savais plus ce que je devais croire ou non le concernant.
Son regard plongea dans le mien, et je compris qu’il n’était pas en colère, mais qu’il essayait simplement de regarder mon âme.
Je détournais les yeux.
Du coin de l’œil, je voyais mon père s’avancer encore, le regard rivé sur ma main : celle où je portais habituellement ma bague.
— Où est ta bague ? me demanda-t-il, d’un ton grave.
J’observais à mon tour ma main nue, devenue presque bleue avec le froid.
— Oh, j’ai dû l’enlever quand je me suis lavé les mains, mentis-je, gardant les yeux baissés.
— Où est-elle ?
Je relevais les yeux vers lui. Une lueur brillait dans ses yeux, j’eus l’impression qu’il dégageait… De l’inquiétude ?
D’un geste abrupt, je fouillais les poches de mon jean, avant de me rappeler que je l’avais mise dans mon sac de sport. Quand je répondis en ce sens à mon père, il fronça une nouvelle fois les sourcils, avant de me gronder :
— Remet-là immédiatement à notre retour. Es-tu inconscient ? Après ce qu’il est arrivé à ta camarade, tu pourrais être plus vigilant ! Surtout avec la R.D.Â. qui rôde.
Mon visage était statique. Avec cette température, j'ignorais si je ne bougeais plus à cause du changement d’attitude de mon père, ou à cause de mes membres aussi gelés que des stalactites.
— Compris ? me lança-t-il, attendant visiblement une réponse de ma part.
Je hochais la tête, ne comprenant pas vraiment le rapport avec ma bague.
Son regard glissa sur moi. J’eus l’impression qu’il se rendait enfin compte que j’étais congelé. Il posa ses deux mains sur mes épaules, avant de relancer sa téléportation.
Quand mes pieds rencontrèrent une nouvelle fois le sol, je sentis mes jambes se dérober sous mon poids. L’air était chaud. Trop chaud. Si bien que je sentais un contraste entre ces deux lieux. Mon père m’aida à me relever, me maintenant.
Devant nous se trouvait un parking complètement désert. Au fond, un restaurant, dont la devanture était propre et colorée, brillait par la lueur d’un néon rose et bleu, seule source de lumière.
Nous avancions… Enfin, mon père avançait en me soulevant par l’épaule, jusqu’aux portes vitrées. Une clochette retentit quand nous entrâmes. Il nous installa sur une banquette au fond de la pièce, à l’opposé du comptoir. Puis, il me tendit l’une des cartes posées sur la table.
— Prends ce que tu veux.
— On a les moyens ? demandais-je, curieux.
— À ton avis, qui alimente ton compte en banque ?
Maintenant que j’y pensais, je n’avais jamais demandé comment nous avions tout cet argent. Je lui posais la question, mais fus interrompu par la serveuse qui s’approcha de nous.
— B’soir Messieurs, vous v’lez boire que’quchose ?
La serveuse parlait avec un fort accent. Sa peau caramel reflétait des nuances de bronze, rehaussée par des cheveux lisses et longs, noirs de jais.
Depuis l’unification des territoires, toute la société avait été soumise à une langue universelle. Il ressortait d'un de mes documentaires que cette mesure n'était pas du goût de tout le monde. En fonction des zones géographiques, les habitants n’avaient pas tous la même manière de parler. J’en déduisis que nous étions dans un des territoires du Sud.
— De l’eau, ça ira, répondit mon père sans lever les yeux vers elle.
— Zavez choisi c’que vous v’liez manger ?
— Non, fit mon père d’une voix lasse.
La serveuse fronça les sourcils avant de partir sur ses rollers. Je la suivis du regard, balayant ensuite la salle des yeux. À part nous et le personnel, ce lieu était vide.
— Nous sommes financés, lança mon père, tournant les pages du menu.
— Hein ? lâchais-je, la voix cassée, ne comprenant pas ce qu’il me disait.
— Ta question, souffla-t-il, relevant des yeux exaspérés vers moi.
— Ah, oui... Par qui ?
— Pour le moment, ce sujet ne te concerne pas.
Je poussai un soupir exaspéré, avant de m’affaler dans la banquette. Après tout, il n’avait jamais rien voulu me dévoiler, pourquoi est-ce que ça commencerait aujourd’hui ?
— Zavez choisi ?
Sans pouvoir le retenir, j’eus un mouvement de recul. Je n’avais pas entendu la serveuse revenir vers nous. Mon père me lança un regard en biais, presque amusé par ma peur, puis commanda son plat. Sa manière de parler, froide et hostile, me rappelait toute mon enfance à ses côtés. Je ne devrais pas être surpris de l’entendre s’exprimer ainsi… Et pourtant, désormais, ça me faisait quelque chose. C’était étrange de ressentir ce décalage entre nous. J’avais changé, mais lui… Il était resté le même.
La serveuse se tourna vers moi, posant une main sur sa hanche. Comme je n’avais pas regardé la carte, je choisis le menu du jour. À vrai dire, je n’avais pas très faim.
Après avoir noté nos choix, elle repartit rapidement vers le comptoir. Je me tournais de nouveau vers mon père, l’observant comme une bête curieuse. Il avait sorti Le Livre, feuilletant les pages d’un air concentré.
Je m’avançais vers lui.
— Pourquoi tu étais à la fac, tout à l’heure ? Tu dois récupérer quelqu’un ? l’interrogeais-je.
Ses yeux bleus trouvèrent les miens, avec un léger mouvement de sourcil. Puis, il reporta son attention sur Le Livre, humidifiant ses doigts pour tourner les pages.
— Yannick Bourbon. Il va se faire renverser par une voiture.
J’observais la page ouverte, constatant qu’il n’y avait que très peu de nom, avec un Livre gros comme une brique.
— Comment ça se fait qu’on ait un si gros livre, pour si peu de nom ? m’écriai-je, à demi amusé.
— Il y a des fois où il est rempli de noms. Ce sont les Livres de l’époque, nous n’avons jamais changé. Comme nos listes bougent sans cesse, tu verras que ça n’est pas de trop. Il se pourrait qu’un jour, tu ai plusieurs âmes à récupérer en même temps.
— Ça t’est déjà arrivé ?
— Oui.
L’attention de mon père se reporta sur Le Livre, mettant fin à cette discussion. Comme à son habitude, il n’approfondissait pas. Avoir une discussion — Une vraie discussion — relevait d’une sacrée mission avec cet homme. À côté de lui, je passerais pour bavard.
Mon esprit se perdait dans les souvenirs de ma journée, essayant d’occuper les silences entre nous. Je repensais à ce que nous avait raconté Monsieur Dutronc, le sentiment que j’avais eu suite à son récit. Je racontais à mon père que mon professeur avait parlé de lui, et lui demandais s’il le connaissait.
« Oh » fut la seule réponse de mon père à ce sujet. Son regard se perdit dans le vide. Observant son visage, j’eus l’impression qu’un soupçon de sourire s’était formé sur ses lèvres. Avaient-ils été amis ? Avaient-ils partagé la formation durant les mêmes années ?
La serveuse nous apporta nos plats, nous mangions dans un silence religieux. Je me perdais dans la contemplation du restaurant, observant les murs débordant de photographies en noir et blanc. Les portraits des personnes figés dans l’instant soulevèrent des questions en moi. Comment ces personnes vivaient-elles ? Comment était leur vie ?
Jetant un regard sur mon père, je l’observais sous un nouvel angle. Et lui, quelle avait été sa vie, avant moi ? Avait-il connu l’amour ? Avait-il été pris des mêmes doutes que moi ?
Cet homme, si secret, si lointain. Je fus frappé d’une espèce de nostalgie, de fatalité : mon père cesserait d’exister quand je finirais ma formation. Et si nous n’avions jamais le temps de nous connaître vraiment ?
Mon doigt chercha ma bague, réflexe que j’avais quand je sentais l’angoisse m’envahir. Mais, elle n’était plus à sa place habituelle. J’attrapais alors mon collier, le grattant du bout du doigt. Ce deuxième cadeau de mon père… Je n’en avais jamais compris le sens.
Je rompais alors le silence, osant poser ma question :
— Que signifie ce collier, Papa ?
Il releva la tête, d’un mouvement lent, son regard fouillant la salle. J’avais l’impression qu’il avait oublié ma présence, l’espace d’un instant. Puis, il se replaça sur la banquette, avançant sa fourchette vers mon collier.
— Tu vois l’œil, là ? — Mon père pointa l’iris du pendentif — il représente l’aspiration de l’âme. C’est à travers l’iris que tu vois la personne que tu aides. Et là – il pointa le motif à l’intérieur de l’iris – ce soleil caché derrière la Lune, c’est une éclipse. Une éclipse totale. C’est-à-dire que la Lune cache entièrement le Soleil. Quand la lumière s’éteint sur notre territoire, c’est qu’il est temps pour nous de partir. Il y en a peu sur notre secteur, c’est pour ça qu’on dure si longtemps. Ce collier est particulier. Nous pouvons stocker des souvenirs à l’intérieur, cela te permettra de pouvoir revivre des moments de ma vie. Tu pourras en apprendre plus sur notre métier. Je serai avec toi. J’avais moi-même ceux de mon prédécesseur.
— Et ton âme, où part-elle ?
— Dans mon propre paradis.
— Ton propre paradis ? répétai-je.
Mon père esquissa un mouvement de lèvres, reprenant sa mastication. C’était la première fois que j’eus une réponse aussi détaillée et aussi longue. Je ne pus m’empêcher de faire un sourire en coin.
Le reste du repas se déroula dans le même ton : en silence. Si je n’engageais pas la conversation, il était rare que mon père le fasse. Lorsque nous partagions nos repas ensemble à la maison, c’était toujours ainsi. Lui, lisant des articles, des choses sur sa tablette, l’air préoccupé. Et moi, apprenant un peu plus de notre monde, à travers mes documentaires. Je m’étais toujours demandé pourquoi mon père nous imposait de déjeuner ensemble, si c’était pour passer ce temps sans échanger la moindre parole.
Une fois mon assiette finie, je m’affalais contre la banquette une nouvelle fois. Depuis le début de notre repas, aucune âme qui vive n’avait franchi le seuil de l’entrée. Je jetais un coup d’œil vers les serveuses, avachies sur leur siège, l’air de s’ennuyer à mourir.
— Pourquoi on est les seuls clients ? demandai-je à mon père.
Il observa la salle.
— C’est un restaurant dans lequel il y a eu une tuerie, il y a quelques mois. Plus personne vient ici, hormis les touristes affamés d’histoire tordue. Je l’ai découvert quand je suis venu chercher les âmes. Leur non-viande est délicieuse.
Je haussai les sourcils, l’observant finir son plat en toute décontraction.
— Mais t’as aucun goût… murmurais-je en détournant la tête.
Je me demandais si je deviendrais comme lui lorsque je prendrai mes fonctions. Serais-je insensible à tout ?
En parlant de la mort, je repensais à ma chute dans l’amphithéâtre des humains, et au mal-être que j’avais ressenti en étant si proche de ce Yannick.
— Dis, Papa… commençai-je, hésitant.
Il m’invita à poursuivre d’un signe de la main.
— J’étais dans un amphi tout à l’heure et… Ce Yannick, j’ai senti qu’il allait mourir jusqu’au plus profond de mon être. Son âme débordait, suintait. Sentir son âme qui m’appelait, me suppliait de l’absorber, c’était dur… Pourquoi est-ce que je…
— C’est pour ça que tu étais dans leur aile ? Me coupa-t-il d’un ton brusque.
— Euh… Oui, c’était pour ça.
— En poule ?
— Pour pas qu’on me reconnaisse… Bref, pourquoi je me suis senti si mal ? Ça m’a pris à la gorge, je n’arrivais plus à respirer, comme si son âme me compressait, comme si j’allais moi-même…
— Mourir ? Finit mon père.
— Oui.
— Les premières âmes sont les plus difficiles. Tu ressens la mort qui arrive, et même si c’est notre métier, notre organisme a besoin d’un temps d’adaptation. Et pour toi…
Mon père secoua la tête avant de reprendre :
— Avec de l’entraînement, ça deviendra naturel. Tu pourras également déterminer leur mort.
J’acquiescai. Puis, je repensais à cette liste qui était mienne. Je demandais à mon père s’il était au courant.
— Oui. Je te les ai transférés, afin que tu puisses t’entraîner et les récupérer le moment voulu. J’ai envie de voir si tu seras capable de…
Il arrêta subitement de parler, le regard figé sur moi et la mâchoire crispée.
— Capable de ? Tu penses que je ne suis pas capable de faire mon travail ? lançais-je, choqué par ses propos.
Sa bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit.
— Papa ?
— Bien sûr que je t’en crois capable Mattheus. Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Tu voulais dire quoi, alors ?
Les doigts de mon père tapotaient la table, comme s’il était soudain… Anxieux ?
— Rien d’important.
Je ne quittais pas son regard, souhaitant décrypter son expression. Mais, c’était peine perdue, face à ce roc. Nous restions là, à nous observer, dans un duel invisible.
Avec mes lacunes en cours de Développement magique, j’avais déjà des doutes, des peurs. Si mon père me montrait explicitement qu’il ne croyait pas en moi, que me restait-il ?
Cependant, alors qu’il ne daignait dire quoi que ce soit d’autre, je jaugeais s’il me cachait quelque-chose. Son comportement était inhabituel. D’ordinaire, il ne laissait jamais ses phrases en suspens.
Il remua dans son assise, gardant le silence.
— Tu sais de quoi ils vont mourir ? Ces gens que tu m’as transférés ? lançais-je, brisant ce calme pesant.
— C’est trop tôt pour le dire, même pour moi.
Mon père sortit une montre gousset et l’ouvrit.
— Bon, je vais devoir te déposer à l’université. Mon travail reprend dans douze minutes et trente-sept secondes.
— Précis.
Les noms en italique ne cessaient de bouger sur la page ouverte. Mon père me tendit la main droite, refermant son Livre de l’autre main. Je jetais un regard paniqué autour de moi.
— On n’a pas payé, lui fis-je remarquer.
— Et alors ? Qu’est-ce qu’on risque à ton avis ? La prison ?
Mon père me fit une moue amusée. J’eus un mouvement de recul. Depuis quand mon père faisait-il des blagues ?
— Elles risquent de nous voir, non ?
— Elles ne sont pas là, profitons-en pour fuir.
Je finis par attraper la main qu’il me tendait, sans grande conviction. Nous nous téléportions une dernière fois, atterrissant devant les portes de mon université.
— Je t’aurais bien proposé de venir, mais tu ne sais pas encore être invisible aux yeux des humains, me dit mon père.
— Pas de soucis. En tout cas, ça m’intéresserait de t’accompagner un de ces jours, lui confiais-je.
— Très bien.
Je repensais à ce que m’avait dit Melvin, ou bien Mirabella, en début d’année, concernant le binôme de mon père. C’était vrai que je ne l’avais jamais vu. Je lui posais la question.
— Mikayil ? Eh bien, une autre mission le retenait ailleurs.
— Il n’est jamais venu me voir ?
— Si, mais tu étais trop jeune pour t’en souvenir.
Des pas résonnèrent dans le calme de ce début de soirée. Avec la lueur basse du soleil, j’aperçus une silhouette se dégager dans l’allée. Quand je reconnus Alice, je me raidis aussitôt. Mince, mon père ne devait absolument pas la croiser !
— Bon, je ne te retiens pas plus longtemps, Papa. Tu as du travail qui t’attend. À la prochaine !
Je le poussais légèrement, lui faisant comprendre qu’il était temps de partir. Il me lança un regard intrigué, avant de se replacer devant moi.
— Attends, fils. Je voulais te dire que… Je suis fier de toi. Je ne te le dis que très rarement, mais je le pense. Tu seras une merveilleuse relève, et je suis sûr que tu sauras affronter ce qui t’attend. Je sais que je n’ai pas été très présent pour toi, que ça a été difficile. Mais, sache que les choses changeront bientôt, et que je…
— Oui, oui, le coupai-je, l’incitant une nouvelle fois à partir.
Ses sourcils se relevèrent, son visage se déforma.
— Je suis sérieux, fils. Je ne me moque pas de toi.
Je relevai les yeux vers lui et nos regards se rencontrèrent. Je savais qu’il me disait la vérité, et qu’il pensait réellement ce qu’il me disait. Même si je n’avais écouté que d’une oreille, dans l’urgence de son départ, j’étais touché par ses paroles. En jetant un coup d’œil derrière lui, je constatais qu’Alice était dangereusement proche.
— Merci Papa. Ça veut dire beaucoup pour moi.
Je lui fis un léger sourire. Son buste se souleva, comme s’il venait de prendre une grande respiration.
— Par contre, ne te téléporte pas ici, lui fis-je, inquiet. On risque de te voir.
— Non. Là, je suis invisible aux yeux des humains. C’est comme si tu parlais tout seul.
Mon père me fit un clin d’œil avant de disparaître dans un nuage de fumée. Je balayais sa vapeur d’un geste de la main. Pris dans mes doutes, je n’avais pas remarqué qu’il était translucide.
Quand je retrouvais de la visibilité, je remarquais qu’Alice était à côté de moi. Je lui adressais un sourire.
— Je t’ai vu t’agiter, au loin. Tu parlais tout seul ? me lança-t-elle, amusée.
— Oui. Tu sais, je suis de bonne compagnie, j’adore me parler, répondis-je sur le même ton.
Alice riait avant de m’entraîner avec elle à l’intérieur.
— Tu rentres tard, remarquai-je. Que faisais-tu dehors à cette heure-ci ?
— J’ai bossé à la bibli. Comme j’avais la dalle, j’ai été m’acheter un sandwich. Et toi ?
— J’étais avec mon père.
Alice me lança un regard inquiet.
— Oh. Ça s’est bien passé ?
Je haussais les épaules.
— Comme d’habitude, je dirais. C’était calme. Enfin, j’exagère, cette fois, il était plus bavard.
— Il est si distant que ça ?
Son regard était doux, bienveillant. Ses lèvres étaient pincées en coin. Elle posa une main rassurante sur mon bras.
— T’as même pas idée.
Je lui fis signe de passer devant moi, la raccompagnant dans sa chambre. J’avais envie de profiter un peu d’elle avant de retourner dans la mienne.
— C’est dommage que votre relation soit aussi cassée, reprit-elle d’une voix aussi douce qu’une caresse. Ça doit pas être facile pour toi.
— Bof, répondis-je en haussant les épaules. On s’y fait, à force.
Alice fit également un mouvement d’épaule, plantant son regard azur dans le mien.
— Honnêtement, j’ai pas l’impression qu’on s’y fasse. On se donne l’illusion de s’y habituer, mais au fond, on souffrira toujours de ce manque, de ce vide.
Elle marqua une pause, ses yeux se perdant dans le vide. Puis, elle reporta son attention sur moi.
— Enfin, c’est pas à moi de te dire comment tu dois te sentir. Perso, je trouve ça triste que tu n’ai pas de vraie relation avec ton père. Comme tu me parles jamais de ta mère, j’imagine que… Tu n’as que ton père, comme moi. Alors, je peux pas m’empêcher de trouver ça triste, que ton seul parent se comporte comme ça.
Je pinçais mes lèvres, ne sachant pas vraiment quoi répondre. Au fond, est-ce qu’elle ne disait pas vrai ? Est-ce que je ressentais le poids de l’absence de mon père ?
Alice me fit la moue, le regard triste.
— Je vais bien, Alice, arrête de t’en faire.
Pour la convaincre, je lui fis le meilleur sourire dont j’étais capable. Elle me répondit par un sourire en coin.
— Au fait…
Elle tourna la tête vers sa porte, insérant sa clef dans la serrure, évitant mon regard.
— C’était très marrant cette irruption en poule, ce matin. Mais… J’espère que tu t’es pas fait mal en tombant ?
Elle se tourna vers moi.
— T’as fait un malaise, ou t’as trébuché ?
— J’ai glissé sur une des trousses. Mais c’est rien, t’inquiète, mentis-je.
— Je m’en veux… C’est ma faute…
— Ne dis pas de bêtise. Ça m’a fait plaisir de relever ce défi. J’ai toujours voulu devenir une poule, lançai-je, le sourire aux lèvres.
Les yeux d’Alice s’illuminèrent.
— Tu devrais penser à te reconvertir. Après tout, la chirurgie fait des miracles de nos jours.
— J’y penserai.
Elle esquissa un sourire, avant de reporter son attention sur sa porte. Elle tourna la clef puis ouvrit. Prise d’une hésitation, elle se tourna une nouvelle fois vers moi.
— Au fait, je t’ai pas demandé… T’as trouvé ce que tu cherchais, l’autre jour, à la bibli ?
Je lui fis une grimace.
— Malheureusement, non.
— Tu veux pas me dire ce que tu cherchais ? Je pourrais peut-être t’aider.
— J’en doute. Mais, merci de la proposition.
— OK. Bon, il se fait tard, et j’ai qu’une envie c’est de prendre une bonne douche chaude et de me mettre sous la couette devant la suite de ma série. De toute façon, tu me dois toujours un resto. Faudra qu’on s’organise ça. Bonne nuit, Monsieur Grognon.
Alice me fit un sourire timide.
— Bonne nuit, Madame la rebelle.
— En plus, faut que je sois en forme, me lança-t-elle avant d’avancer son visage vers moi, reprenant en murmurant cette fois : demain, j’ai rendez-vous avec les Anges Noirs.
Attends, j’ai bien entendu, là ?
Elle me fit un sourire amusé avant de me faire un signe de la main, puis de fermer la porte avec douceur. Ma bouche était grande ouverte, pouvant servir de nid pour les oiseaux, tellement j’étais abasourdi. Ma main était suspendue en l’air, dans une volonté de toquer et d’obtenir des réponses. Mais, je secouais finalement la tête, avant de retourner dans ma chambre et de remettre ma bague, comme l’avait suggéré mon père… Après une journée aussi longue que celle-ci, je méritais un peu de répit.
Annotations