Chapitre 16 - Âme blanche
— Bonne année !
Le cotillon qu’Alice tenait entre ses lèvres éclata dans un pop sec, aussi vif qu’un coup de fouet étouffé, déchirant l’air comme une bulle qui explose. Ses bras étaient levés. Sa bouche s’étira dans un sourire joyeux. Pour ma part, je répondis par une grimace, bien trop tôt pour que je sois jovial.
Plusieurs minutes auparavant, elle m’avait demandé de la rejoindre dans le hall, car elle souhaitait me voir avant sa reprise.
Les Altruistes avaient repris avant les humains, n’ayant qu’une seule semaine de coupure. Avant de revenir à l’université, Célestin m’avait confié ses déboires concernant Vilenia. Il se sentait coupable, comme s’il aurait dû réfréner dans ses envies de liberté. Nous avions passé notre soirée à discuter. Je l’avais rassuré du mieux que je l’avais pu.
Alice continuait de s’agiter, attendant une réaction de ma part. À mon tour, je lui souhaitais une bonne année sur un ton grincheux, ma voix encore rauque du matin.
— Ah, j’aurais pas bien commencé l’année si j’avais pas retrouvé mon grognon ! S’écria-t-elle.
— T’es bien enjouée pour un lundi matin, répliquai-je en haussant les épaules.
— Fallait bien marquer le coup avant le début des cours ! Et puis, j’avais envie de te donner ton cadeau.
— C’est gentil, mais je n’ai rien pour toi...
— Je n'attendais rien en retour. Pour tout avouer, ça m’a rien coûté, j’ai retrouvé ça dans mon grenier. Ne me demande pas pourquoi, mais j’ai senti qu’il fallait que je te l’offre… Enfin, tiens.
Elle sortit un petit paquet rouge de sa poche et me le tendit. La boîte était toute petite, à peine plus grande que ma main. Sans trop réfléchir, je tirai sur le nœud et ouvris le paquet. À l’intérieur, se trouvait une pierre noir profond et uniforme, légèrement translucide, avec des reflets qui donnaient une légère brillance sous la lumière. Quand je la pris dans ma main, je sentis sa texture lisse et froide, presque rugueuse. Elle était plutôt lourde.
— Un caillou ? Lançai-je, un peu sceptique. Bah… merci, fallait pas.
Alice fit une moue amusée.
— C’est une tourmaline noire, expliqua Alice. Elle est souvent utilisée en lithothérapie. On dit qu’elle protège contre les énergies négatives. Elle purifierait l’environnement en absorbant les mauvaises vibrations et les mauvaises ondes. Certains pensent aussi qu’elle peut apporter un sentiment de sécurité et de stabilité. En gros, elle peut te protéger.
— Ça marche vraiment ?
Alice haussait les épaules.
— Essaie et tu me diras.
Une pierre pour repousser les ondes négatives ? Est-ce que ça marchait vraiment ?
J’observais le caillou noir dans le creux de ma main, touché par le geste d’Alice. C’était une gentille attention. En relevant la tête vers elle, je lui adressais un sourire sincère.
— Merci, Alice. Et désolé de n’avoir rien à te rendre… il faudra te contenter d’un sourire et d’une tape amicale sur l’épaule. Tu les veux maintenant ?
— J’exige un vrai sourire, pas cette grimace que tu me sers d’habitude. Pour la tape sur l’épaule, je la prends tout de suite, le sourire, je le commanderai plus tard.
Elle s’avança vers moi, tendant son épaule. Je la lui tapotai doucement. Et, sans le vouloir, je souris. Ou plutôt, je fis une grimace.
— Pourquoi t’étais dans ton grenier, d’ailleurs ? lui demandai-je, alors qu’on commençait d'avancer vers la cour.
— Mon père va vendre la maison. Après Noël avec la famille de Sophie, on est rentrés faire un peu de tri. Comme je n’ai pas la place ici, j’ai dû me débarrasser de beaucoup de choses.
— Ça va, t’es pas trop triste ?
— Oui et non. On va dire que je suis contente qu’il passe à autre chose. Tu sais, la disparition de ma mère lui a pesé pendant très longtemps. Alors, je me dis qu’il va enfin vivre sa vie, et il le mérite. Mais c’est une page qui se tourne, et c’était pas évident de vider toutes mes affaires.
— T’as quand même gardé des trucs ? Lui demandais-je.
— Oui, ce bracelet par exemple.
Elle tendit son poignet vers moi, je l’attrapais avec douceur. À mon contact, elle eut un léger frisson. Son bracelet était en or rose, avec un cœur en diamant au milieu. Je lui lançais un regard intrigué.
— C’était un cadeau de mon père pour ma mère. Je me suis dit que, comme ça, elle serait avec moi. Comme on a été donné ses vêtements, et vidé toutes les babioles inutiles… Ça m’a donné l’impression de lui dire adieu une seconde fois.
Je lâchais son bras, qu’elle laissa mollement retomber. Dans la cours, les élèves se pressaient pour entrer dans le bâtiment.
— Je comprends. Si jamais tu as besoin de parler, n’hésite pas.
Alice pinça ses lèvres et me donna un léger coup de poing dans l’épaule.
— OK, on inversera peut-être les rôles du déprimé.
— Je suis une personne très heureuse, répliquai-je, faussement outré.
— Ouais, je vois ça, répondit-elle en rigolant.
Mon sourire s’étendait sur mes lèvres, amusé par sa remarque. Comme je ne me voyais pas de l’extérieur, je me demandais si c’était cette image que je renvoyais vraiment.
La cloche retentit. Mon regard se porta vers la source du bruit avant de se reporter sur Alice. Quand mes yeux rencontrèrent les siens, je remarquai pour la première fois à quel point elle était belle. C’était étrange, je ne m’étais jamais fait cette réflexion avant ce jour. En elle se dégageait une force, une énergie, qui la rendait encore plus attirante. C’était une femme intelligente, pleine de ressource. Je suivais la ligne de ses sourcils, son nez, puis sa bouche. Prenant conscience que je la fixais sans un mot depuis quelques secondes, je secouais la tête et me redressais.
Quand j’étais à ses côtés, je perdais la notion du temps, des choses autour de moi. Plus rien ne semblait exister en dehors de nous. J’ignorais pourquoi je n’avais pas pris conscience de cela avant aujourd’hui.
Comme il était l’heure que je rejoigne mes cours, je la remerciais une nouvelle fois pour la pierre, que j’avais glissé dans ma poche. Après lui avoir souhaité une bonne journée de cours, je me dirigeais vers mon aile.
— Attends !
La voix d’Alice me parvenait, en écho au vide qui régnait désormais dans la cours.
— On fait une soirée ce soir, ça te tente ? Me demanda-t-elle, s’éloignant vers son côté.
— Pourquoi pas. Je peux proposer à Mirabella et Célestin ?
— Avec plaisir.
Après m’avoir adressé un sourire chaleureux, elle avança vers son entrée. Son regard traînait sur le mien, comme si un fil imaginaire nous reliait. Aucun de nous d’eux n’osions tourner la tête, de peur que ce lien se coupe. Quand nous le fîmes, rien ne se brisa.
Sans plus tarder, je rejoignai ma salle de classe. Comme nous avions « l’après », j’envoyais un message dans notre groupe à Célestin, Mirabella et moi, pour leur proposer la sortie.
En entrant dans la salle, je constatai que j’étais le dernier à entrer. Je m’empressai de m’installer. Mirabella me lança un regard, avant de lever les yeux au ciel en me montrant mon message.
— Quoi, ça ne te tente pas, une soirée avec les humains ? Lançais-je, feintant la surprise.
— Bien sûr que si, j’adore les humains, répondit-elle, la voix aiguë.
Je lui fis un demi-sourire.
— Tu viendras ?
Elle me répondit par un haussement d’épaule. Le professeur tapa dans ses mains pour attirer notre attention.
— Bien. Comme d’habitude, je vais vous distribuer une fiole, avec votre âme du jour. Aujourd’hui, je veux que vous appreniez à manipuler votre âme. J’aimerais que vous arriviez à marquer des pauses, pourquoi pas à rembobiner. Que vous slalomiez entre les différents souvenirs. J’aimerais que vous me donniez des théories sur le blocage de votre âme.
Quand il s’arrêta devant moi, il me déposa une âme orange foncé. Cette dernière se trémoussait dans sa fiole. Cette couleur était liée à la frustration. N’ayant pas envie de m’attarder plus que de raison, je plongeais mon œil.
Un tourbillon de couleur. De douleur. De cris. De pleurs. De joie. Les souvenirs s’étendaient autour de moi, comme une mer agitée. Mon corps flottait. D’un signe de main, je m’accrochais à un souvenir.
Une sonnerie retentit, lointaine au début, puis se fit de plus en plus présente, envahissant l’air de ses échos. Autour de moi, des collégiens assis, comme figés dans le temps. Le professeur, silhouette austère, traçait sur le tableau des symboles avec la craie, chaque geste marqué de lassitude.
— Et voici comment on explique le théorème de Pythagore, annonça-t-il d’une voix morne, presque éteinte.
Son métier semblait le ronger de l’intérieur, chaque mot qu’il prononçait lourd de fatigue. Le sourire qu’il affichait était une façade, vide, dénué de chaleur.
— Ouvrez vos cahiers à la page 38, ordonna-t-il d’une voix mécanique.
Les élèves obéirent sans un bruit, leurs mains tournant les pages dans une lenteur presque hypnotique. Au fond de la salle, une jeune fille au regard intense lançait des boules de papier avec une précision calculée. Elle avait une silhouette rebelle, ses cheveux teints en bleu étincelant sous la lumière, ses sourcils denses, son regard perçant comme une flèche.
Au fond de moi, je sentais une boule de colère. Une note de rebélion dans l’âme, à l’image de ma vie actuelle.
— Sofia, ça suffit ! Si tu continues, tu récolteras déjà ta troisième heure de colle de l’année !
Un sourire se dessina sur ses lèvres, malicieux et défiant. Sans un regard pour l’ordre donné, elle lança une nouvelle boulette de papier, son acte aussi naturel que le vent soufflant sur une mer calme. Le professeur, d’un coup de poing furieux sur son bureau, tenta de reprendre le contrôle.
— Très bien, ton carnet ! hurla-t-il, la rage déformant son visage.
Sa voix se brisa dans un cri, tandis que des éclats de salive jaillissaient de ses lèvres, sa colère montant en flamme. Dans cette scène, une étrange sensation m’envahit, comme un élan soudain de révolte, un besoin irrépressible de me faire entendre, de bouleverser l’ordre.
Sofia se leva alors, sa démarche légère et décidée, et jeta son carnet à travers la salle, l'objet volant dans l’air comme une promesse de liberté. Elle passa la lanière de son sac sur son épaule, son regard défiant, implacable.
— Garde-le, vieux ch’nock, murmura-t-elle, sa voix empreinte d’une ironie poignante.
Dans un dernier éclat, elle claqua la porte derrière elle, un bruit sec, qui fit vibrer la pièce. Des larmes, silencieuses mais profondes, montèrent dans ses yeux. Je sentis, comme un écho, cette tristesse qui semblait l’envahir, et dans ce moment suspendu, elle devint aussi mienne.
[...]
— On t’a pas él’vé com’ça ! Hurla un homme, le visage rouge de colère.
— Tu m’as pas élevé, connard ! Répliqua Sofia, les yeux brillants de fureur.
Son visage était également rouge, non pas de honte, mais de rage. Les bras de Sofia était couvert de bleu.
La colère montait dans le creux de mon ventre, une douleur tenace qui me tordait les boyaux. J’avais une envie de crier avec elle, de me défendre.
L’homme continuait d’hurler sur sa fille, qui ne répondait plus. Elle bouillait de l’intérieur, je sentais la tempête en elle, prête à se déchainer.
Je ressentis une douleur dans le creux de mes mains. En y jetant un coup d’œil, je voyais la forme des ongles dans la chair, brûlé par les doigts de Sofia.
Soudain, dans un geste de rage, l’homme lança une assiette en direction de Sofia. Elle n’eut pas le temps de se baisser et la reçut en plein visage, au niveau de l’arcade sourcilière. Le sang commença à couler, rouge et épais.
Sofia et moi portions notre main au niveau de l’impact, observant nos doigts remplis de ce liquide à l’odeur métallique.
— Casse-toi avant que j’t’en colle une ! Hurla de plus belle l’homme.
Sofia s'enfuit de l'appartement, dévalant les escaliers à une vitesse folle. Une fois dehors, elle laissa éclater sa colère dans un cri déchirant. Une vieille femme qui passait par là sursauta, lui lançant un regard désapprobateur.
Incapable de rester plus longtemps dans ce lieu toxique, Sofia se mit à courir, donnant des coups de pied rageurs dans les poubelles sur son passage. Les poubelles tombèrent, éparpillant leurs déchets sur le trottoir.
Je sentais sa douleur, son désespoir. Son âme était brisée, fissurée comme du verre sur le point de se briser. Je sentais son envie de mourir, son impression de ne plus pouvoir supporter la douleur. Ma respiration se fit courte, j'avais du mal à respirer.
Soudain, Sofia s'effondra sur le sol, inerte. J'entendis des gens se précipiter autour d'elle, mais la plupart m'ignoraient, me traversant comme si j'étais un fantôme. Puis je sentis des mains sur mes épaules, avant de sombrer dans le noir complet.
[...]
Sofia errait dans les rues, le poids des années prématurément gravé sur son visage. Son ventre arrondi témoignait d'une vie nouvelle, tandis qu'elle se traînait vers l'hôpital, royaume de douleur et d'attente. L'hôtesse l'accueillit d'un sourire contraint, l'aiguillant vers le service approprié.
Sofia avançait, les pieds traînants, chaque pas une complainte silencieuse. Les rendez-vous médicaux, ces moments d'éternité suspendue, ravivaient en elle une tristesse profonde, une compagne fidèle qui ne la quitterait sans doute jamais. Comment apaiser une telle souffrance, si profondément ancrée dans son âme, comme une tache indélébile ?
Au plus profond de son être, je sentais les mouvements d'une vie en devenir. Instinctivement, ma main se posa sur mon nombril, tandis que mon dos se courbait sous le poids de la fatigue. Je ressentais les fluctuations hormonales de Sofia, ses humeurs changeantes, ses douleurs lancinantes. Au milieu de cette tempête émotionnelle, je percevais la chaleur réconfortante qui irradiait de son ventre.
Sofia, enveloppée dans des vêtements usés et déchirés, portait les stigmates de la misère. Ses longs cheveux bleus, autrefois symbole de rébellion, étaient maintenant négligemment attachés en un chignon lâche, gras et sans éclat. Sa peau mate avait perdu sa vitalité, et des cernes profonds encerclaient ses yeux fatigués.
Elle s'effondra sur une chaise de métal, maudissant l'inconfort de ces sièges impersonnels. Une mère attira son enfant contre elle, le protégeant du regard de cette femme visiblement perturbée. Sofia, indifférente aux jugements, avait atteint le point de rupture.
— Putain, elles font mal aux culs ces chaises de merde ! Pesta-t-elle.
La femme l’observait avec un air réprobateur.
— Élève-le bien, ton chiard, lança-t-elle à la mère, la voix chargée d'amertume.
Les heures s'étirèrent en une attente interminable, jusqu'à ce qu'un médecin en blouse blanche vienne enfin la chercher.
— Enlevez le haut, ordonna-t-il, sans un regard pour la femme qu'il avait devant lui.
— Tu veux m’voir à poil, c'est ça ? rétorqua Sofia, l'ironie mordante.
Face à son silence, elle explosa :
— Zavez quoi à tous m'ignorer ? Eh oh !
Elle agita la main devant son visage.
— J’suis là, j'existe ! J’suis pas un putain d’fantôme.
— Le père est avec vous ? demanda le médecin, sans répondre à ses protestations.
— Non, c'est lui le fantôme, justement, répondit Sofia, l'amertume dans la voix.
L'homme appliqua un gel froid sur son ventre et commença l'examen échographique. Après quelques minutes, il annonça, détaché :
— Votre bébé va bien.
Un sourire, timide et fragile, illumina le visage de Sofia. Au moins, cette nouvelle vie, contrairement à la sienne, avait un avenir.
[...]
Dans la tumulte d'un espace de travail, Sofia, le visage toujours marqué par la fatigue, se débattait avec les tâches quotidiennes. Son ventre, autrefois arrondi, était redevenu plat, témoignant d'une maternité récente.
— Alors, comment va ta fille ? lança une collègue, cherchant à briser la monotonie ambiante.
— Elle a commencé l'école aujourd'hui, répondit Sofia, un sourire timide éclairant son visage.
— Chouette ! Pas trop difficile de la laisser partir ?
— Si, terriblement, confia Sofia, elle est tout c’que j'ai. Je f’rais n'importe quoi pour elle, pour la rendre heureuse. J’veux pas qu'elle ait la même vie qu’moi.
Sa collègue posa une main réconfortante sur l'épaule de Sofia, un sourire sincère dans les yeux. Je sentis que Sofia appréciait cette marque d'attention, peut-être la première depuis longtemps.
Soudain, une voix autoritaire retentit :
— Sofia, venez dans mon bureau cinq minutes.
Un homme aux cheveux gris, le visage fermé, lança l'injonction. Le sourire de Sofia s'évanouit, remplacé par une grimace de dégoût. Au fond de moi, je sentais qu’elle ne l’appréciait pas du tout.
Une fois dans le bureau, l'homme désigna une chaise d'un geste brusque :
— Asseyez-vous.
Sofia s'exécuta, nerveuse.
— Vous savez que nous allons devoir licencier du personnel, Madame Lagarde, commença l'homme, le ton froid et détaché. Votre travail n'a jamais été très performant, et votre physique…
Il la dévisagea de haut en bas, un rictus méprisant aux lèvres.
— Vous ne faites aucun effort.
— Pitié, M’sieur Peters, me virez pas ! supplia Sofia, la voix étranglée par l'émotion. Je f’rais c’que vous voudrez ! J’peux pas perdre c’travail...
— Tout ce que je veux ? l'interrompit l'homme, un sourire pervers illuminant son visage.
Il s'approcha de Sofia, la main tendue vers sa cuisse. Puis, lentement, il entreprit de défaire la fermeture éclair de son pantalon.
— J'ai une petite idée… murmura-t-il, la voix insinuante.
Sofia se leva d'un bond, le visage rouge de colère. D'une gifle cinglante, elle renvoya l'homme à sa place.
— J’vais t’dénoncer, espèce d'ordure ! cracha-t-elle, les yeux brillants de rage.
— Vas-y, ma beauté, répondit l'homme, impassible. Qui te croira ? Ce sera ta parole contre la mienne.
Il lui administra une tape sur les fesses, un ricanement mauvais. Je sentis ses mains grasses et répugnantes sur mon propre corps.
— Ferme la porte en sortant et récupère tes affaires, ordonna-t-il, avec un sourire satisfait.
Dans un accès de fureur, Sofia saisit la chaise sur laquelle elle était assise et la lança sur son bourreau. L'homme esquiva de justesse le projectile, un rire narquois sur les lèvres.
[...]
Une musique assourdissante me vrilla les tympans, une agression sonore qui me fit instinctivement chercher à me protéger les oreilles. Seulement, c’était comme tenter d’attraper de l’air. Mes oreilles étaient ses oreilles. Mes yeux, à l'unisson avec les siens, balayèrent la pièce. Une lumière rose tamisée enveloppait l'espace, révélant des barres de pole dance trônant sur plusieurs scènes. Deux femmes, silhouettes félines, s'échauffaient autour de ces instruments de séduction.
Un malaise profond m'envahit, le même qui étreignait Sofia. Elle portait un bustier rose à froufrous noirs, un accoutrement qui la mettait mal à l'aise.
— J'ai l'air ridicule là-d’dans, lança-t-elle à la blonde qui lui faisait face.
— Mais non, tu es très bien, répondit l'autre, tu es attendue dans le salon privé, un groupe t'a réservée pour la soirée. Tâche de bien te comporter.
Sofia fit la moue, son dégoût perceptible.
— Je suis obligée ? demanda-t-elle, la voix implorante.
— Oui, c'est le but d'une réservation, ma belle, affirma la blonde.
Celle-ci ajusta le bustier de Sofia, remodelant la forme de sa poitrine. Puis, la pivotant, elle lui désigna une pièce au fond de la salle.
— Tiens-toi droite et fais ressortir tes seins, lui intima-t-elle.
Sofia s'engagea vers le salon VIP, mais la blonde la rattrapa.
— Attends !
D'un geste brusque, elle abaissa le bustier de Sofia, dévoilant ses tétons. Son but était de masquer les vergetures qui marquaient le bas de son ventre, traces indélébiles de sa grossesse.
— Fais attention à ne pas leur montrer ça, c'est un tue-l'amour, avertit-elle.
— Je t'emmerde, Talia ! rétorqua Sofia, blessée.
Fière de ses marques, elle entra dans le salon VIP, où des hommes la détaillèrent avec convoitise, leurs regards lubriques et leurs braguettes déjà gonflées.
Sans autre choix, Sofia s'avança et commença à danser. L'un des hommes posa une main sur ses fesses.
Je me sentais oppressé, violé, réduit à un objet. La détresse de Sofia était palpable, son désir de fuir immense. Malheureusement, elle était piégée. Je suffoquais.
— Stop ! hurlai-je.
La scène se figea. Ma respiration se libéra, délivrée d'un poids invisible. Je m'effondrai sur le sol, comme si des liens invisibles venaient de céder. Ma tête me lançait, mais je l'ignorai. Ma priorité était d'aider Sofia. Me relevant, je m'approchai d'elle. Sans réfléchir, je commençai à lui parler.
— Je sais que tu ne te sens pas bien, Sofia. Mais tout ça, c'est terminé. Ta fille est heureuse grâce à toi, grâce à ton combat. Tu as accompli ce que tu souhaitais, pour elle. Tu as réussi. Son bonheur fait le tien. Tu es une personne merveilleuse, une combattante. Tu as fait un super boulot.
L'âme de Sofia changea de couleur. Mes paroles l'avaient touchée, car son aura était désormais rose pâle. Peut-être devrais-je rembobiner le temps pour l'aider autrement, pour que son âme retrouve sa blancheur immaculée.
Mais je n'en eue pas la possibilité. Je sentis la main du professeur sur mon épaule, et sa voix résonna dans mon crâne, me rappelant à la surface.
Je clignais des yeux, tentant de revenir à la réalité. La lumière de la classe me piquait un peu, mais je finis par m'y habituer. La vie de Sofia fut vraiment un enchaînement de galères. J'avais ce sentiment étrange d’inachevé, de frustration. Après tout, c'était ça le thème de son âme, non ? C'était dur, d’être simple spectateur de cette souffrance, sans pouvoir agir.
Je me penchais pour replacer l'âme dans sa fiole.
— Qu'est-ce que... ?
L'âme était rose pâle, presque blanche. Le professeur était bouche bée, fixant la fiole comme si elle allait disparaître. D'un geste, il fit signe aux élèves de quitter la salle. Alors que j’allais moi aussi partir, il me retint.
— Comment t'as fait ? Wow, Matt... C’est... Bravo.
— Je sais pas, je lui ai juste parlé avec mon cœur.
— Ton... ?
Il me lança un regard éberlué, souleva la fiole avec une telle délicatesse qu’on aurait dit qu'il avait peur de la briser.
— Tu vas être super doué pour résoudre les cas compliqués... J'ai hâte de voir comment tu vas évoluer dans ce cours l'année prochaine.
— Merci.
Il sortit une loupe de sa poche et examina la fiole, perdu dans ses pensées.
Comment avais-je fait ? Et, du premier coup, en plus ? Est-ce que ça concernait ma condition de fraude ?
— Que lui as-tu dit, exactement ? Je suis curieux...
M’exécutant, je n’omis aucun détails, et il m'écoutait attentivement, se frottant le menton comme un tic. Un voile passa dans ses yeux, une lueur furtive de compréhension.
Le professeur ne dit plus rien, me libérant finalement. En sortant, je l'entendis marmonner quelque chose, mais je n’arrivais pas à saisir ses mots. Je sentais son regard se prolonger sur moi, jusqu’à ce que je disparaisse.
Dans la cour, je repérais Mirabella, qui m'attendait. Célestin devait être encore plongé dans sa spécialité pour le reste de l’après-midi. Elle passa son bras sous le mien. Je lui proposais d'aller faire un tour en ville pour acheter des trucs pour la soirée.
Alors qu’on marchait, elle me racontait les fois où elle avait gardé Syra, le chat de ses voisins. Toute mon attention était sur ses paroles, tandis qu’elle me confiait son amour pour la faune et flore.
— Je savais pas que t’étais aussi proche de la nature.
Mirabella haussait les épaules.
— Quelle nature ? Dans ce monde dominé par les humains ? Mais bon, oui. Quand je m’occupais de Syra, je ressentais quelque chose en moi. Je pourrais pas vraiment t'expliquer, mais c’était... spécial.
— Je vois.
— T'as jamais ressenti ça... ? Enfin, bien sûr que tu ressens ça... ton âme. Si elle a changé, c’est sûrement parce que... au fond, t’es perdu, non ? Tu remets en question ce rôle qu’on t’a donné ?
— C’est une mauvaise chose, ça ? Parce qu'au final, la remise en question, ça peut être bénéfique...
Je lui racontais ce qui s'était passé dans notre cours de l’après.
— Tu vois, c’est ça que je veux dire, me dit Mirabella. Tout est déjà tracé pour nous, on doit juste suivre la route qu’on nous a assignée... Et si... ils s’étaient trompés ? J’ai repensé à tout ça : Célestin qui ne peut pas aimer, nous, on nous empêche de vivre nos émotions forte. À notre destin... Et si notre rôle était ailleurs, hein ? Et si notre changement venait de là ?
— De là ? Répétais-je, un peu perdu.
— Eh bien, du fait que notre monde change…
Mirabella haussait les épaules. Je la regardais, ne sachant pas exactement où elle voulait en venir.
— Je sais pas. Mais je crois que fréquenter les humains, ça peut être dangereux. Pour ton âme, je veux dire...
— Comment ça ?
— On peut se remettre en question, réfléchir... Mais au final, on reste La Mort, Matt. Notre nature ne changera pas. C’est... contre-nature, tu vois ?
— Je passe beaucoup de temps avec Alice, et elle n’est pas morte, que je sache.
— Ça ne m'empêche pas de penser que c’est dangereux. Je dis pas ça pour être méchante, mais juste pour être réaliste. Ne vois pas ça comme une attaque.
Je faisais une moue agacée.
— Je sais, je sais. — Mirabella leva les mains — Peu importe ce que je te dis, je sais que tu feras à ta façon, comme moi. Je comprends, mais c’est mon rôle de t’avertir si je pense que ça pourrait te nuire, non ?
— Je suppose. Tu n'as pas envie de ressentir des choses, toi ?
— Non. Enfin, ça dépend. Ce qu’on ressent dans notre cours, c’est... douloureux. L’amour, surtout. Je ne veux plus jamais revivre ça. Parce que ça te brise, ça te détruit, ça te fissure l’âme...
— Ne plus jamais connaître ce sentiment ?
Mirabella me lança un regard en biais, un peu hésitant, sa bouche à moitié ouverte.
— C’est juste que... c’est... dans les âmes, c’est un sentiment tellement douloureux. Je ne veux pas ressentir la même souffrance que l’on subit dans les fioles, c’est ça que je voulais dire.
J’avais l'impression qu’elle ne me disait pas tout, mais je n’insistais pas. Je ne voulais pas être trop intrusif. Alors, je me contentais simplement de hocher la tête.
— Enfin, on a des trucs à acheter, non ?
Mirabella tira sur mon bras pour me pousser à avancer plus vite à travers les rues animées de la ville. Arrivés devant une grande surface à la vitrine colorée, je me laissais guider par elle. Je n’étais jamais entré dans un endroit comme celui-là, et ce qui m’a frappé immédiatement, c’était la lumière omniprésente qui me brûlait les yeux, suivie d’une odeur étrange, un mélange de déchets et de produits ménagers.
Les rayons semblaient interminables, je laissais Mirabella prendre les devants. Elle paraissait savoir exactement ce qu’elle faisait. Un panier à roulette à la main, elle l’avait déjà rempli de bouteille et de snacks en tous genres.
Mon esprit vagabondait, pour attérir près de Melvin. Depuis la mort de Vilenia, lui et Timéo traînaient de leur côté, et nous du nôtre. Une part de moi ne pouvait se demander comment il allait.
Alors que Mirabella comparait deux types de soda, je me rapprochais d’elle, curieux.
— Pourquoi tu l’aimes pas ? Osais-je demander.
— Qui ? Répondit-elle, toujours concentrée sur les ingrédients des chips.
— Melvin.
Elle releva la tête avec nonchalance, puis haussa les épaules.
— Il me rappelle une personne de mon passé… Que je n’apprécie pas. Et son arrogance…
Elle pencha la tête de côté, une moue sur les lèvres. Elle énuméra sur ses doigts :
— Son narcissisme, son assurance décomplexée, ses blagues pourries, son…
— Je pense que j’ai compris l’idée, la coupais-je en riant.
Elle me répondit par un sourire léger. En y réfléchissant, Melvin me faisait penser à elle, dans un certain style. Mais je ne lui dis pas le fond de ma pensée, je savais déjà qu’elle le prendrait mal.
Après avoir réglé nos achats, nous nous dirigâmes vers l’université. Célestin m’envoya un message pour me dire qu’il prenait une douche avant de nous rejoindre.
— Tu vas être sage avec les humains ce soir ? demandai-je en rangeant mon Platphone.
— Un vrai petit ange ! rigola Mirabella. C’est pour ça qu’on a acheté de l’alcool, non ?
— T’es au courant que ça nous fait rien l’alcool ? Ça t’aide en quoi ?
— Mais tu oublies qu’à eux, ça fait effet. C’est pas pour me saouler moi que j’ai pris ces bouteilles, répondit-elle en affichant un sourire malicieux.
— T’es incorrigible.
Une fois arrivés à l’université, on se dirigea vers les douches communes. C’était le plus pratique pour avoir accès aux lavabos.
Nous bavardions tranquillement, faisant des prévisions pour la soirée. Elle m’indiqua avoir fait des recherches pour les Anges Noirs, mais qu’elle n’avait pas eu plus d’informations pour le moment. Pour dire vrai, le calme étant revenu, je n’étais plus dans l’empressement de les trouver. Même s’il fallait tout de même que je m’y colle, rien que pour rejoindre le mouvement qui prônait mes valeurs.
Enfin, Mirabella me montra la quantité à verser, et sortit un shaker de son sac. Elle me surveillait du coin de l’œil tout en secouant énergiquement son bras.
— Attention, n’en mets pas trop ! s’écria-t-elle.
Elle éclata de rire avant de hausser les épaules.
— Ils seront bourrés plus vite, c’est pas plus mal.
Soudain, mon Platphone émit une notification.
“N’oubliez pas, rendez-vous à 20 heures à la bibliothèque. Normalement, on devrait être tranquille. À toute !”
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