Chapitre 19 - Monsieur Rhânlam
Le cours de l’après-midi n’avait pas encore commencé. Déjà installé aux côtés de Mirabella et des autres élèves, je sentais une tension croissante dans l’air. Dès que le professeur entra, ses yeux se posèrent immédiatement sur moi. Son regard s’attarda quelques instants, pesant, avant qu’il ne secoue la tête, comme s’il essayait de chasser une pensée inconfortable.
Un silence lourd et pesant s’installa dans la pièce, une atmosphère presque palpable, oppressante. Mon esprit était en alerte constante. À chaque instant, je craignais qu'on me démasque. Parfois, je fermais les yeux, imaginant la R.D. surgissant en pleine classe, me saisissant comme ils l’avaient fait avec Vilenia. Une onde de frisson me parcourut à cette pensée.
Le léger tintement des fioles m'arracha à mes pensées. La drogue s’approchait de moi, et même si, désormais, je pouvais ressentir des émotions, les âmes m’offraient toujours cette connexion plus profonde, plus intense. C’était comme un écho dans mon âme.
Le professeur me lança un regard… Triste ? Cette émotion, je n’arrivais pas toujours à la repérer. Et encore moins celles de Monsieur Rhânlam. Au fond de moi, une sensation étrange m'envahit. Quelque chose d'inhabituel se passait, et je ne parvenais pas à l’identifier.
L'âme qui reposait devant moi, dans cette fiole, était noire.
— Aujourd'hui, je vais vous demander d’analyser une scène. Lorsque je viendrai vers vous, j’aimerais que vous me disiez tout ce que vous voyez. Tout ce que cette âme vous raconte. Nous allons explorer ensemble comment on pourrait transformer sa couleur.
Sans attendre, je plongeai mon regard dans la fiole, me préparant à accueillir l’immensité de ce que l’âme pouvait me dévoiler.
Je tombais dans un gouffre, agité par des turbulences. Des images de vie tournaient autour de moi, s’entremêlaient dans le désordre.
Cette âme était troublée, lourde. Comme si elle n’avait jamais accepté le fait d’être partie. Je pressentais qu’elle allait être difficile à suivre.
Au bout de plusieurs secondes qui me parurent des heures, je finis par tomber dans une flaque de boue. Ma tête me tournait, je me sentais pris de nausée.
Mes jambes étaient en mouvement. Je mis un peu de temps avant de me rendre compte que j’étais dans un corps d’enfant. J’aperçus son reflet dans les bais vitrés d’un établi, dans lequel se trouvaient des animaux de la ferme. Je rejoignis deux personnes d’une quarantaine d’années que j’identifiais comme ses parents.
L’enfant que je suivais, continuait sa course, dans la joie et la légèreté.
Puis, un bruit rompit l’euphorie, nous projetant sur le sol. Ses parents ne souriaient plus.
— Sylvestre, va te cacher ! lança la femme.
— Mais pour…
— Obéis ! ordonna l’homme.
Sans comprendre ce qu’il se passait, le garçon finit par obéir. Deux ombres apparurent. Sylvestre se cacha dans un buisson, dans la pénombre. Son point de vue m’empêchait de voir ce qu’il se passait. Je réussis simplement à apercevoir deux gros couteaux de boucher dans leurs mains.
Sylvestre ferma les yeux, je me retrouvai dans le noir. Je sentis sa main sur ma bouche, étouffant un cri.
J’entendais des hurlements venant des parents de Sylvestre. Des voix. Ils parlaient, mais je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Ensuite, j’entendis un gros « boom », comme le bruit d’un corps qui tombe sur le sol. Encore des cris, stridents cette fois. Des bruits de couteaux tranchant la chair. L’odeur du sang. J’eus un haut-le-cœur.
Au bout de plusieurs minutes, il n’y eut plus de son. Ensuite, ce sont les cris des animaux qui me parvinrent.
Sylvestre mit ses doigts dans ses oreilles. Je n’entendais plus ce qu’il se passait, tout du moins, de manière réduite. Quand le silence fut total, Sylvestre sortit de sa cachette.
Au sol jonchait la tête décapitée de sa mère. Plus il avançait, plus il découvrait les membres du corps de sa mère, dispatchés sur l’herbe humide de sang. Ce fut la même chose pour son père.
Des larmes coulaient sur ses joues. Une boule de colère, de tristesse, se forma en lui. Ses jambes tremblaient. De par son âge, il ne semblait pas se rendre compte de l’ampleur de la scène sous ses yeux.
Dans l’étable, la scène se poursuivait avec les animaux. Tout était calme. L’odeur du lieu pénétrait dans mes narines. C’était insoutenable. Un mélange de chair, de sang, d’égout. Je tombais sur le sol.
C’était trop, je ne pouvais pas en voir plus. Je marquais une pause dans les souvenirs. Je ne voulais pas voir ce qui allait suivre. Comment pouvait-on vivre un traumatisme pareil et avoir une vraie vie heureuse ?
Puisque le professeur nous avait demandé d’analyser un souvenir sans préciser lequel, je décidai de m’arrêter là. Je ne pouvais pas poursuivre, c’était au-dessus de mes forces. J’étais pris de nausée.
Me relevant tant bien que mal, j’observais l’atmosphère. Quand nous mettions sur pause, nous n’étions plus obligés de suivre le point de vue de la personne, mais pouvions nous mouvoir librement.
Les hommes avaient emporté les corps et laissé les têtes derrière eux. Comme une signature. Ou un avertissement. Je me promenais dans l’étable pour analyser les lieux quand mon pied ripa dans une flaque de sang.
Cette fois-ci, j’eus encore plus de mal à me relever, comme si on venait de me mettre K.O. Puisque c’était moi qui étais tombé et non Sylvestre, je n’avais aucune trace sur mes vêtements.
Ma vue se troubla, mon ventre me serrait. Ces sentiments étaient bien les miens.
Une nouvelle fois, je me laissais choir sur le sol. Je vomis mes tripes. Tout du moins, comme un chat asthmatique, je toussais sans que rien ne tombe sur le sol.
— Ça va ?
Je sursautai, ne m’attendant pas du tout à entendre une voix. Était-ce réel ou bien étais-je en train d’halluciner ? Est-ce que tout ce chaos m’était monté à la tête ?
Une main se posa sur mon épaule. Celle-ci était bien réelle. J’avais envie de la toucher pour vérifier, mais je m’abstins. En relevant la tête, j’aperçus mon professeur qui m’observait avec curiosité.
— O… Oui, balbutiais-je, hésitant.
— Tu es sûr ?
— Pourquoi ça n’irait pas ?
— Qu’est-ce que tu fais par terre, alors ?
Mon professeur m’observait toujours avec cette même curiosité, comme si j’étais un être étrange.
— Aurais-tu quelque chose à m’avouer ?
— Comment ça ? demandais-je, surpris.
— Je sais que les âmes peuvent être difficiles. Seulement, pour nous autres Maître de La Mort, ce n’est rien. Je me demande ce qu’il t’arrive.
— Je… Rien.
Je m’aidais de mes coudes pour me remettre debout, mettant toute la force qui me restait encore. Mon professeur était un membre du Grand Conseil, je ne pouvais pas perdre la face devant lui.
— Je vois.
Ma gorge se serrait à ses simples mots. Le professeur s’éloigna quelques instants de moi, observant les alentours, puis revint vers moi.
— Je sais, Matt. Je suis au courant.
Ma bouche s’ouvrit, mais aucun son n’en sortit. Qu’est-ce qu’il savait exactement ? Enfin… C’était évident… Bien sûr qu’il avait vu. Plein de questions se bousculaient en moi. Pourtant, rien ne sortait.
Monsieur Rhânlam plongea son regard dans le mien.
— Comment est-ce arrivé ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
Un soupir s’échappa d’entre ses lèvres. Il fit les cent pas.
— On savait que ça arriverait… murmura-t-il.
— Quoi ?
Monsieur Rhânlam se tourna de nouveau vers moi, comme s’il venait de remarquer ma présence.
— Matt, je vais t’aider. Ne t’inquiète pas. On va remettre ton âme en ordre.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ? Pourquoi je t’aiderais ?
— Oui.
— Eh bien… Il faut que je t’avoue quelque-chose…
Je ne savais pas pourquoi je retenais mon souffle, pourtant je le fis. Comme si je m’attendais au pire. En fait, je ne savais pas exactement à quoi je m’attendais.
— Je suis un Ange Noir.
Ma bouche s’ouvrit en grand. Tellement grand que ma mâchoire me faisait mal. Moi qui les cherchais, je n’avais pas réalisé que j’en avais un sous mon nez. J’étais un piètre enquêteur. Ou bien, ils étaient forts pour se cacher.
— Je te confie ça pour t’assurer que tu peux me faire confiance… Et que mon but est de t’aider.
— Oh, fut le seul mot que je réussis à lâcher.
— Tu viendras me voir une heure avant chaque cours, nous essaierons de faire en sorte de modifier ton âme.
Le professeur me saisit par les épaules et fouilla mon regard. Il pinça les lèvres comme s’il venait d’échouer à trouver ce qu’il cherchait.
— Je me dois de te demander… Es-tu amoureux ?
— Quoi ?! M’étranglais-je. Non, pas du tout !
— Bien… Ce genre de sentiment pourrait gravement entacher ton âme. L’amour est ta faiblesse Matt.
— L’amour… Pourquoi ?
La bouche du professeur se pinça.
— J’en ai trop dit… Pour le moment, je ne peux pas répondre à toutes tes interrogations. Mon but va être de te protéger du Renifleur qui rôde.
— Melvin…
— Melvin ? répéta le professeur, haussant les sourcils.
— C’est sûrement lui.
— Ça m’étonnerait fort…
— Pourquoi ?
— J’ai mes raisons de penser que ce n’est pas lui.
— Et moi, les miennes, m’offusquais-je de ne pas être pris au sérieux.
Le professeur relâcha ses épaules. Je tendis ma main vers lui, et pointai ma bague du doigt.
— Est-ce qu’elle me protège ?
Monsieur Rhânlam s’avança doucement vers moi et attrapa ma main.
— Ne la retire plus jamais, Matt. C’est ce qui m’a permis de te voir.
— J’ai une autre question…
— Je sais, coupa le professeur. Nous en parlerons lors de notre session plus… Privée. Les murs ont des oreilles, ces âmes aussi. Nous ne pouvons pas nous attarder. Et je tiens à souligner que ma révélation devra rester secrète.
Le professeur tapa dans ses mains.
Un mal de crâne m'accueillit dès que je remis les pieds sur terre. Je rangeai vite l'âme dans sa fiole, pressé de m'en débarrasser. Dès que l'âme quitta mon corps, j’eus l’impression qu'un poids se levait, et je laissai échapper un soupir de soulagement. Le professeur me murmura quelques mots à l'oreille, mais j'étais trop perturbé pour capter ce qu'il disait. Dans ma tête, l'image de torture tournait encore en boucle, me donnant presque la nausée.
Je n’arrêtais pas de repenser à ma conversation avec Monsieur Rhânlam. Pour être honnête, je ne savais pas trop quoi en penser. J'étais encore sous le choc de ce qu’il m'avait révélé, mais en y réfléchissant, ça ne m’étonnait pas tant que ça. Ce qui me frustrait, c'était de ne pas pouvoir partager ce secret avec mes amis.
Le professeur continuait à nous donner des conseils pour nos analyses, mais je n’arrivais plus à me concentrer. Ma jambe tremblait toute seule, comme si l'angoisse avait pris le contrôle de mon corps.
Quand la cloche sonna enfin, je n'hésitai pas une seconde et sortis en vitesse. Mirabella me rejoignit directement et posa une main sur mon épaule. Nos regards se croisèrent, mais elle ne dit rien. On prit le chemin de la cour, silencieux tous les deux. Je lui jetai un coup d'œil furtif, me demandant ce qu’elle pouvait bien penser à ce moment-là. Je ne lui avais jamais demandé comment elle vivait ces expériences. Est-ce qu'elle était elle aussi secouée par ces histoires de fioles ?
Dehors, Melvin semblait nous attendre, un sourire malicieux aux lèvres. Il s’avança vers nous, tout fier, comme s’il avait prévu quelque chose.
— Matt, Bella !
Mirabella leva les yeux vers lui, puis les roula en l'air avant de continuer son chemin sans même ralentir. Melvin ne se laissa pas démonter et la suivit presque en courant, je pressai également le pas pour les rattraper.
— Je vais fêter mon anniversaire le mois prochain, je voulais votre avis, lança-t-il d’un ton décontracté.
Mirabella s’arrêta net et se tourna vers lui, un sourcil arqué.
— Pourquoi tu veux notre avis, au juste ? Depuis quand on est amis ?
Melvin fit un sourire en coin.
— Et puis, tu t’y prends un mois à l’avance ? T’es qui, le ministre des fêtes ?
Mirabella le regarda, toujours aussi peu impressionnée.
— C’est bon, t’as fini ? – Melvin lui fit sa moue taquine – J’adore mon anniversaire, c’est super important pour moi ! Et je veux réunir un max de monde.
— Tu penses vraiment que des gens sensés vont venir à ton anniversaire ?
— Je peux être charmant, tu trouves pas ?
Il remuait les sourcils, un sourire satisfait sur les lèvres. Mirabella leva les yeux au ciel.
— Bon, accouche, on a pas que ça à faire.
— Bien, j’ai réservé la grande salle le 29 mars et j’ai pensé faire...
— Attends, t’es né le 29 mars ?
— Oui, pourquoi ?
Le visage de Mirabella se durcit instantanément. Sa mâchoire se serra, ses narines se dilatèrent. Je restai silencieux, observant la scène, les mots de Monsieur Rhânlam revenant en boucle dans ma tête. Il avait raison… Si je me rapprochais de Melvin, je pourrais peut-être démasquer son implication. « Sois proche de tes amis, mais encore plus proche de tes ennemis. »
— On viendra p...
— On viendra avec plaisir, la coupai-je, avant qu’elle n’ait le temps de finir.
— Ah, c’est ça que je voulais entendre, mon pote !
Melvin me donna un petit coup de poing amical sur le torse. Mirabella, elle, semblait sur le point d'exploser. Elle s’avança vers lui, furieuse, tandis que Melvin sortait des feuilles enroulées en tube.
— Oh, trop mignonne, merci de proposer ton aide pour les affiches, Bella !
Il lui sourit largement avant de lui remettre les affiches. Mirabella les attrapa maladroitement, son agacement grandissant.
— Tu veux voir où je peux te les mettre, tes fichus affiches ?
Elle fulminait, je posai une main sur son épaule pour la calmer.
— J’adorerais te voir essayer, répondit Melvin avec un sourire satisfait.
— T’as prévu un thème pour ta fête ? demandai-je, en ignorant le combat verbal qui se jouait entre eux.
— La Mort. Ça me paraît approprié, non ?
— Possible.
Je haussai les épaules, n’ayant pas trop d’avis là-dessus. Certains diraient peut-être que c’était de mauvais goût, compte tenu que son amie avait justement trouvé la mort… Mais c’était notre monde, notre quotidien. Alors, pourquoi pas ?
Melvin posa ses affiches sur les bras croisés de Mirabella avant de partir. Cette dernière les rattrapa de justesse en fronçant les sourcils. En attrapant les feuilles, elle les serra si fort qu’elle leur laissa des marques.
— Mais quel gros connard ! Si je pouvais lui broyer les couilles, qu’est-ce que je me ferais un plaisir de…
— Mira ! L’interrompis-je en éclatant de rire.
— Qu’est-ce qui t’a pris d’accepter ? M’incendia-t-elle, visiblement énervée.
— T’as envie de prouver que c’est lui le Renifleur ou pas ? Tu ne crois pas que si on le débusque, ça pourrait nous valoir les faveurs des Anges Noirs ?
Même si j’en connaissais déjà un, ça me permettrait d’inclure mes amis dans le mouvement. Monsieur Rhânlam m’avait demandé de rester discret quant à son rôle, et je me devais de tenir ma promesse. Seulement, rien ne m’interdisait d’essayer de les impliquer.
Mirabella souffla.
— Tu as raison. Mais je ne le supporte pas, c’est plus fort que moi. Je vais garder un œil sur lui, voir s’il fait un faux pas. J’ai prévu de le suivre comme son ombre, dans les prochains jours.
— Bonne idée.
À ce moment-là, Célestin arriva et jeta un coup d’œil curieux aux affiches dans les bras de Mirabella.
— Qu’est-ce c’est ?
— Des affiches de prévention contre les MST, répondit-elle, un demi-sourire aux lèvres.
— Quoi ?
Les sourcils de Célestin étaient froncés. Je ne pus m’empêcher de rire. Puis, je lui racontais le bref échange que nous venions d’avoir.
— Tu nous tiendras au courant de tes découvertes, fit Célestin en haussant les épaules, peu convaincu.
Sans répondre, je portais mon regard sur les affiches que tenait toujours Mirabella. Quand elle se rendit compte de ma convoitise, elle bougea les bras et déroula un des posters.
— Qu’est-ce qu’on va faire de ça ? Non mais regardez-moi cette bouse ?!
Elle nous tourna le papier. Le dessin était très mal fait, comme si un enfant de cinq ans l’avait fait. L’affiche disait « venez vivre un anniversaire mortel ». Un rire nerveux faisait trembler les lèvres de Mirabella. Je ne pus m’empêcher de rire aussi devant cette œuvre d’art loupée.
— Donne ça — je lui arrachais des mains — on les collera plus tard. J’ai autre chose à faire.
— On est sa secrétaire pour accrocher ça ? Grogna Célestin.
Je haussai les épaules.
— Ça nous permettra d’avoir un prétexte pour l’approcher, soulignai-je.
— Vous voulez vraiment qu’on colle ça ? C’est la honte quand même…
— Et que veux-tu faire Mira ? dis-je d’un ton sarcastique. Lui redessiner son affiche ?
Mirabella haussait les épaules.
— Quitte à les coller, pourquoi pas. Honnêtement, je veux pas être associée à cette horreur, on a une réputation à tenir.
— Moi, je m’en fous, lâchai-je.
— Pas moi, confirma Célestin. Mais, tu sais dessiner Mira ?
— Je me débrouille, ouais.
Mirabella nous fit signe de la suivre. On s’empressa derrière elle. Après être monté dans notre couloir, on entra dans la chambre de Mirabella. Je me remémorais nos ébats sur ce même bureau et je ne pus contenir un léger sourire.
Mirabella nous fit signe de la suivre, et on la suivit sans hésiter. Une fois arrivés dans le couloir, nous entrâmes dans sa chambre. Je ne pouvais m'empêcher de repenser à ce qui s'était passé sur ce même bureau. Un léger sourire se dessina sur mes lèvres.
Elle souleva quelques papiers et sortit un carnet vert au format A4, qu'elle me tendit. Célestin et moi, nous nous installions sur son lit, tandis qu’elle prenait place à son bureau. On feuilletait le carnet en silence, absorbés par ce qu'on y voyait.
Au début, c'étaient des croquis de paysages, certains connus, d'autres plus imaginaires ou appartenant au passé. Puis, les pages changeaient, et nous tombions sur des portraits très différents les uns des autres. Il y avait aussi une photo d’un chat — sûrement Syra, celui dont elle m'avait déjà parlé — ainsi qu'un portrait de ses parents, avec quelques gribouillages autour. Et là, j'ai vu mon portrait. Je remarquais qu’elle avait choisi une teinte de châtain clair pour mes cheveux, alors qu’ils étaient en réalité d’un noir profond, mais je ne dis rien pour ne pas la gêner.
En tournant la page, je suis tombé sur un dessin d'un jeune homme aux cheveux blonds, ondulés, qui semblaient presque se fondre sur son visage. Son sourire était léger, sympathique, et ses yeux d'un bleu profond, presque mystique. Il avait l’air sympathique. En y regardant de plus près, il me faisait étrangement penser à quelqu’un…
— Attends, t’as vraiment dessiné Melvin là ? M’écriai-je.
Je tournais le carnet vers elle.
— Mais non ! Tu vois bien que c’est pas lui ! C’est Célestin !
— Ah bah, ils ont un air, quand même…
Mirabella fronça les sourcils.
— C’est ça ton idéal alors ? me moquais-je.
Mon amie se leva d’un bond et m’arracha le carnet des mains avant de me donner un coup avec. Puis, elle me lança de nouveau le livret.
— Oh ça va, je rigole. Lâche l’arracheuse.
Célestin saisit le carnet et observa le dessin.
— Je trouve pas que l’on se ressemble. J’ai un visage plus fin que lui.
Je haussai les épaules.
— Comment tu peux le savoir ? Tu ne te vois pas.
— Une intuition. Après Melvin est beau gosse, alors je le prends pour un compliment. Merci Matt.
Je lui fis un sourire en coin.
— Lui aussi, t’as envie de te le faire ? Ne puis-je m’empêcher de le taquiner.
Célestin leva les yeux au ciel.
— Une fois, c’est arrivé une fois ! Et maintenant, je vais en entendre parler toute ma vie ?
— Oh, bichon, répondis-je en faisant la moue avec ma bouche.
Célestin me tapa avec le carnet.
— Alors c’est comme ça, je suis votre victime ? lançais-je, faussement choqué.
— Plains-toi, t’as raison, ria Célestin.
Quand il tourna la page, nous tombâmes sur le portrait d’un garçon aux cheveux châtain. Ses yeux étaient d’un bleu profond à vous couper le souffle. On ne pouvait pas voir grand-chose, car Mirabella l’avait hachuré dans tous les sens.
— C’est qui lui ? demanda Célestin en désignant le portrait du garçon.
Mirabella nous jeta un bref regard avant de se tourner d’un geste brusque. Elle attrapa son carnet et déchira la page. Puis, elle porta ses mains à son visage.
— C’est… C’est Jack. C’était mon « petit ami » — Elle fit des signes avec ses doigts pour accentuer les guillemets.
Je jetai un coup d’œil vers Célestin, qui ne semblait pas surpris.
— Tu étais au courant ?
— Vaguement, me répondit-il. Elle m’avait dit qu’elle avait eu le cœur brisé. Par déduction…
Sans réfléchir, je posai ma main sur son bras, l’invitant à nous rejoindre sur le lit.
— Tu veux nous en parler ?
— Je n’en ai jamais parlé à personne… Enfin, j’ai essayé avec mes parents, mais avec la violence dont ils m’ont…
Je passai mon bras derrière ses épaules et Célestin lui saisit la main.
— J'avais l'habitude de traîner à L'Enchantement, c'était un bar à smoothies. Je me posais là, je regardais les gens passer et je dessinais. C'était ma façon de m'évader, d'être dans ma propre bulle. Et puis un jour, Jack est venu me parler. C'était un humain.
« Il m'a présenté à sa bande. Petit à petit, je traînais avec eux. On rigolait bien, c’était agréable de me sentir appréciée, entourée. Puis, un jour, Jack et moi, on est sortis seuls. À la fin de la soirée, on s’est embrassés. J’étais totalement sous le charme. On était jeunes, mais je savais ce que je voulais… Être avec lui me plaisait. Puis, on a fini par coucher ensemble et je…
Sa voix se brisa. Elle serra les dents, ferma les yeux quelques secondes, comme pour se reprendre.
— Un soir, il m’a dit que… que tout ça n’était qu’un pari… Au premier qui réussirait à coucher avec la… la paumée du village.
— Mais c’est horrible ! s’écria Célestin.
— Quelle pauvre merde… ajoutai-je, révolté.
— Le pire, c’est que quand j’ai voulu en parler à mes parents, la seule chose qu’ils ont faite, c’est de me punir et de me priver de sortie. Je suis restée cloîtrée jusqu’à mon arrivée ici.
Je bouillonnais intérieurement. Comment ne pas comprendre sa haine pour les humains après ça ?
— Quand on aura le don de se téléporter, tu vas voir, je vais leur rendre une petite visite ! lançai-je, amer.
— Bonne idée, comme ça on leur rendra la…
— Vous pensez vraiment que c’est une bonne idée ? Coupa Mirabella.
Je lui lançais un regard intrigué.
— Même si j’adorerais lui donner un bon coup dans les couilles… Matt, ton âme… Tu peux pas te faire remarquer.
Mes amis me regardèrent maintenant avec des yeux de chiots éberlués.
— Et alors ? Au pire, vous pouvez y aller sans moi.
— Tu rigoles ? Aller punir ces malotrus sans toi ? lança Célestin, faussement choqué.
Mirabella fit une moue triste.
— Je suis désolée… fis-je en posant une main sur sa jambe.
— Ne t’excuse pas. Il ne faut jamais s’excuser à la place des salauds, me fit Mirabella.
Elle se racla la gorge.
— Enfin, c’est du passé tout ça.
— C’est pour ça que tu ne veux plus de relations ? lui demandais-je. Tu abandonnes vraiment pour ce connard ?
— Oui, en partie.
Je lui fis une moue désolée. À vrai dire, je ne savais pas comment aborder la chose.
— Je suis sûr qu’un jour, quelqu’un fera tellement vibrer ton cœur, que tout ça ne sera qu’une anecdote en fin de soirée, lui fit Célestin. J’en suis persuadé.
Mirabella haussait les épaules.
— J’ai arrêté de croire en tout ça.
— Tant mieux, ça te permettra de le vivre encore plus intensément.
Mirabella eut un demi-sourire.
— Tu n’as pas cherché à te venger ? lui demandais-je.
— Même si je l’avais voulu, après ça, mes parents ne m’ont plus lâché d’une semelle. Ils étaient furieux.
— Pourquoi, à ton avis ?
Mirabella haussait de nouveau les épaules.
— Honnêtement, je n’ai jamais compris ce qu’ils avaient derrière la tête. J’avais bafoué leur ordre de ne pas ressentir, de rester neutre, de ne rien montrer alors peut-être que… Je sais pas…
— Ils sont bizarres quand même… Pourquoi t’enfermer pour si peu ? De quoi avait-il peur ? D’un scandale avec des humains ? Ils savent bien que les humains ne peuvent rien nous faire… Alors que cherchaient-ils vraiment à cacher ?
Personne ne répondit à mon interrogation. Cela n’attendait pas de réponse, mais je trouvais tout de même que leur attitude était étrange. Pourtant, mon père aussi avait agi de manière incompréhensible... Ce n’était rien à côté des parents de Mirabella. Ils semblaient constamment battre le chaud et le froid. Ce n’était pas normal. Alors, que cachaient-ils ? Est-ce que mon père et eux cachaient le même genre de secret ?
Ne pas vouloir attirer l’attention sur soi cache forcément quelque-chose, non ?
Le silence se fit dans la pièce. Célestin observait un point imaginaire. Mirabella fixait et frottait ses mains. Puis, elle nous montra l’affiche qu’elle venait de dessiner.
— Alors, vous en pensez quoi ?
Le dessin était bien fait. On y voyait des tombes entourées de verres de cocktails colorés, avec une déchirure qui révélait la phrase que Melvin avait ajoutée au début. L'ambiance était géniale, cela donnait envie.
— Franchement, c’est super stylé ! s’écria Célestin.
— C’est parfait, confirma Mirabella.
— Au fait, c’est quand ton anniv, Mira ?
— Le 29 mars.
— Ah, d’accord.
Voilà pourquoi elle avait eu ce regard si étrange quand elle avait appris la date d'anniversaire de Melvin. Ce n'était pas si surprenant que des Altruistes soient nés le même jour. Après tout, ils devaient sûrement nous fabriquer à des dates précises.
— Et toi, Matt ?
— Le 9 août.
Je jetai un œil à mon Platphone et réalisai qu’il était presque l’heure de retrouver Alice.
— Ça va aller, Mira ? lui demandai-je, un peu inquiet.
Son histoire m’avait touché. Même si je savais qu’elle était forte, je voulais qu’elle sache qu’elle n’était pas seule. Ce n'était pas facile d’aider ses amis avec des blessures comme celle-ci, mais je pouvais au moins lui apporter un peu de soutien.
— Oui, merci, répondit-elle simplement.
Je lui fis un câlin, histoire de lui donner un peu de réconfort, puis fis un signe à Célestin.
— Et mon câlin, alors ? me lança-t-il, faussement outré.
Je souris et exauçai son vœu.
— Il est content, mon roudoudou ?
Célestin émit un petit grognement.
— Je savais bien qu’il y avait un piège quelque part.
— Tu pensais pas que je serais gentil gratuitement, quand même ?
— Mon roudoudou ? répéta Mirabella en éclatant de rire.
— Je te laisse lui expliquer, lançai-je à Célestin, qui me lança un regard suspicieux.
Je quittai la chambre de Mirabella et me rendis rapidement dans la mienne pour me changer. Une chemise noire, un jean, juste ce qu’il fallait pour être un minimum présentable. Je passais un coup dans mes cheveux. J’aimais bien ce style un peu décoiffé.
En sortant, je jetai un œil à ma bague – heureusement, elle n’avait pas changé de couleur. Je serrais le poing, observant les veines qui reliaient ce bijou. Je dégainai mon Platphone et cherchai des restaurants bien notés dans les environs. Un nom dans la liste me sembla familier, et je me souvins qu’Alice m’en avait déjà parlé. C’était un endroit où elle allait souvent quand son père était en ville.
Puisque c’était son préféré, je décidai de réserver là-bas. Ça m’aiderait à mieux comprendre ses goûts. Et puis, ça lui ferait sûrement plaisir. Après tout, avec toutes les mauvaises choses que j'avais pu lui dire... je le regrettais profondément.
Devant sa chambre, je réalisais que mes mains étaient moites. Pourquoi étais-je aussi nerveux ? Je n’arrivais pas à mettre le doigt sur ce que je ressentais. Les paroles de mon professeur me revinrent en tête : « Est-ce que tu es amoureux ? ». Est-ce que je m'en rendrai compte un jour ? Comment sait-on qu’on est amoureux ? Quels sont les signes ?
Allez, stop. Ne réfléchis pas trop.
Je toquais à la porte trois fois.
— Pile à l’heure, me lança Alice en ouvrant.
— Toujours, répondis-je avec un sourire.
— T’es prêt ?
Je lui proposai mon bras avec un grand sourire.
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