Chapitre 20 - Le badge

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Alice et moi déambulions dans les ruelles encore remplies de monde. Pourtant, malgré la foule, l’atmosphère était étonnamment calme. Les néons bleus qui brillaient au-dessus de nous éclairaient doucement notre chemin.

Quand j’avais annoncé le nom du restaurant choisi, Alice avait souri, visiblement contente. Elle m’avait dit qu’elle était heureuse de partager un peu de son passé avec moi, avant de faire une petite moue gênée que j’avais peine à déchiffrer.

Son regard errait, comme si elle essayait d’éviter le mien. Au fond, je me disais que ce n’était peut-être pas plus mal. Elle avait raison, après tout : je lui mentais. Je lui cachais une grande partie de moi, de qui j’étais vraiment. Et même si je rêvais de tout lui dire, de lui confier la vérité… Certaines choses ne pouvaient tout simplement pas être partagées. Même si j’en avais le droit, ça ne changerait rien. Qui voudrait être amie avec La Mort, celle qui avait sûrement emmené sa mère ?

D’ailleurs, en parlant de la mort, elle n’avait jamais mentionné Yannick, son camarade de classe. Celui dont mon père avait été chargé de récupérer l’âme. Je n'avais aucune idée de l'impact que cela avait eu sur elle… D’un côté, j’avais peur de découvrir dans quel état elle serait quand… Eh bien, quand je viendrai chercher ses amis.

« Bravo Mattheus, vous êtes arrivés à destination. »

Je faisais disparaître l’alerte sur mon Platphone et le rangeais dans ma poche. Le restaurant en face de nous était impeccable, presque chic. Des moulures dorées ornaient la façade noire, et l’ensemble dégageait une sobriété élégante. La terrasse extérieure était repliée, prête à être déployée si le temps le permettait.

Alice poussa la porte et entra. À l’intérieur, l’ambiance correspondait parfaitement à l’extérieur. Les murs en briques beiges créaient un style industriel, mais restaient discrets. De grandes baies vitrées donnaient sur une cour intérieure, et deux longues tables en bois, nappées d’un tissu doré, offraient un air royal à l’ensemble. Des chandeliers étaient répartis tout autour, créant une atmosphère à la fois moderne et médiévale. C’était comme si l’on avait essayé de recréer un décor du passé, et franchement, c’était plutôt réussi.

Alice se trouvait juste devant moi. Sa robe vert émeraude se fondait parfaitement dans le décor. Sans même m’en apercevoir, je me surpris à la regarder, un peu plus que de raison. Je détournai rapidement les yeux, me concentrant sur la magie du lieu.

Un serveur s’approcha de nous. Ses cheveux bruns étaient soigneusement plaqués en arrière, et ses sourcils parfaitement dessinés. Il semblait porter une tenue d’époque, bien que je n’y connaisse pas grand-chose.

D’un geste assuré, il nous invita à le suivre jusqu’à notre table. Nous étions placés à côté d’une femme et de ses deux jeunes enfants. Une grimace involontaire déformait mes traits, mais je me ressaisis rapidement et tirai la chaise d’Alice. Je fis le tour de la table et m’assis en face d’elle.

Je me penchais au-dessus de la table, pour être proche d’elle, murmurant :

— Il aurait pu nous placer un peu plus loin, on est un peu serrés là.

— C’est pas grave, si ? me répondit-elle avec un sourire gêné.

— C’est pas super pratique pour discuter, c’est tout.

Son visage restait étrangement neutre, pas du tout comme d'habitude, et je me demandais si elle était encore fâchée contre moi. Pour être sûr, je plongeais mon regard dans le sien, cherchant à comprendre, peut-être même à percevoir ce qu’elle ressentait à travers la couleur de son âme. Mais elle détourna rapidement les yeux, rompant ainsi le contact.

Ses joues avaient légèrement rosi. Elle attrapa la carte du menu pour se cacher derrière. Son comportement n’était pas habituel, j’en fus déstabilisé. En silence, je pris moi aussi le menu et commençai à le feuilleter. Il y avait deux menus, chacun avec trois plats au choix. Aucun ne m’était familier, comme d’habitude.

Merci Papa de m'avoir gardé éloigné du monde !

Je choisis le « Menu du Roi » avec un canard à l'orange. Bien sûr, ce ne serait pas du vrai canard, mais je supposais qu'ils avaient recréé l’apparence de ce plat d’antan. En refermant la carte, mon regard se porta sur la touffe de cheveux d’Alice qui dépassait de son menu. Ses cheveux cendrés avaient de jolis reflets blonds qui s’harmonisaient avec les moulures dorées du restaurant. Ils tombaient en vagues sur ses épaules, lui donnant un air sauvage. Je remarquai aussi ses sourcils légèrement froncés, comme à chaque fois qu’elle était concentrée.

Quand elle reposa enfin la carte, je la scrutai un peu plus. Ses yeux croisèrent les miens, et je lus l’étonnement dans son regard. Je me laissai aller à détailler ses traits, laissant mes yeux se perdre sur son visage, comme si je voulais le mémoriser. J’observai ses lèvres, à demi ouvertes, et me demandai quel goût elles pouvaient avoir.

Je secouai la tête.

Pauvre Matt, tu dérailles.

Pour me donner l’air occupé, j’observai les murs en brique. Heureusement, le serveur arriva et récupéra nos cartes. Alice demanda un pichet d'eau, puis se frotta les bras, avant de passer un gilet couleur crème sur ses épaules. Dès qu'il nous laissa, je me penchai vers elle.

— Pourquoi ce restaurant est-il le préféré de ton père ?

Alice se tourna lentement vers moi, comme si je la sortais de ses pensées. Elle posa sa tête dans sa main, se rapprochant pour me répondre.

— Le patron était un ami de ma mère. On venait souvent ici quand j’étais petite. Après sa disparition, on a continué à venir, Laurent nous aidait toujours. C’était aussi un très bon ami de mon père. Il est mort il y a environ deux ans. Mais on a continué de venir ici, parce que ça nous rappelait des souvenirs. C’est par nostalgie, en fait.

— Ça te rend pas triste, de revenir ici sachant qu'il est mort ?

— Oui et non. Ça me donne l’impression qu’il est encore là, comme ma mère. Laurent était quelqu’un de fascinant, un vrai passionné de musique. Moi, qui ai toujours rêvé de jouer du piano, c’est avec lui que j’ai appris à en faire. Il m’a donné quelques bases.

— Tu en fais toujours ?

— Non, pas vraiment. Je n’ai pas eu assez de temps pour apprendre sérieusement. Il faut aussi un clavier, et ça coûte très cher. Mais je me dis que j’ai encore le temps, je suis jeune, après tout.

— C’est dommage...

— Oh, ne t’inquiète pas, je suis déjà bien occupée : la bibliothèque, l’enquête sur ma mère, la lecture, les sorties... Aider les déprimés à retrouver le sourire — elle m’adressa un clin d’œil complice — je suis une femme très demandée, tu sais.

Je souris en retour.

— Je n’en doute pas. Alors, où en est ton enquête sur ta mère ?

Elle jeta un coup d'œil autour de nous, puis se pencha en avant, presque à moitié sur la table.

— J’ai volé le badge d’un de vos profs chez les bourgos.

— Quoi ?! m’étranglai-je.

— J’ai prévu d’aller fouiller tous les coins que je pourrais.

Oh non, pas ça !

Je devais la dissuader, lui voler le badge qu’elle avait elle-même volé. C'était impossible qu’elle aille dans notre aile. C’était dangereux. Mortel !

— Quoi ?! demanda-t-elle, en voyant ma tête déconfite.

— S’il te plaît, ne fais rien...

Elle haussait les sourcils, surprise.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est trop dangereux, Alice… Tu pourrais te faire prendre.

— Et alors ? Qu’est-ce que je risque, à part d’être renvoyée ?

— Et ton père, comment il réagirait ?

Ses sourcils se froncèrent à leur tour.

— Il faut bien que j’essaie, Matt. T’as qu’à venir avec moi, non ? Au moins, tu pourrais me guider. Si on se fait prendre, tu pourrais dire que tu me faisais visiter.

— C’est trop risqué…

— Je le ferai, avec ou sans ton aide.

Son regard bleu azur se posait dans le mien. J’y vis toute la détermination dont elle faisait preuve. Un soupir s’échappa d’entre mes lèvres. Mieux valait l’accompagner, n’est-ce pas ? Je pourrais ainsi la surveiller. Ce serait le plan B. Le plan A serait de voler ce fichu badge !

Je secouais la tête en désapprobation, mais voyant qu’elle s’entêtait à suivre son idée, je finis par lui dire que je viendrais. Son investigation commencerait ce samedi.

— C’est de la folie, soufflai-je.

Elle me lança un sourire malicieux.

— T’as pas le goût du risque ? fit-elle en plaisantant.

— Tu sais vraiment pas dans quoi tu t’embarques.

— Dis-le-moi, alors ? Je t’écoute. Donne-moi des raisons valables de ne pas le faire.

Qu’est-ce que je pouvais lui dire ? Qu’elle risquait sa vie ? Elle voudrait forcément savoir pourquoi, et je ne pouvais pas lui donner la moindre explication. Je pourrais mentir, inventer des excuses, mais elle le verrait. Elle savait toujours quand je n’étais pas sincère, et moi, je ne voulais pas lui mentir.

Le silence s’installa, et, pour toute réponse, je haussai les épaules. De toute façon, elle avait déjà pris sa décision, et je savais qu’il n’y avait rien à faire.

Nos plats arrivèrent enfin, je ressentis une soudaine faim qui me prit de court. Je n’avais même pas remarqué que j’étais affamé. Je pris une bouchée et… Grand Conseil, c’était délicieux !

— Oh Grand Con…

Je me stoppai net, me rendant compte de ce que j'étais en train de dire. Et surtout que j’avais failli dire « Grand Conseil ». Alice aurait relevé l’expression, et ça m'aurait mis dans une situation délicate...

— Grand Con ? répéta-t-elle, amusée.

— C’est que… J’avais tellement faim !

Elle me servit un verre d’eau, puis se servit elle-même. Son regard malicieux se posa sur moi.

— T’as eu des nouvelles de ton père ? me demanda-t-elle.

— Non.

— J’ai entendu des rumeurs dans les couloirs. Ton père serait une légende dans notre école.

Je laissai échapper un soupir exaspéré. Pourquoi fallait-il que tout le monde parle de mon père ?

— Ouais. Il paraît.

— Pourquoi ? Je veux dire, qu’est-ce qu’il a fait pour devenir une légende ?

Je manquai de m'étouffer en buvant. Que pouvais-je répondre ? Quelle histoire de mon père serait crédible ? Je n’en avais aucune idée, car il avait toujours gardé ses mystères.

— Pour être honnête, j’en ai aucune idée.

Alice parut surprise.

— Ton père était si secret que ça ?

— Je te l’ai déjà dit, on n’était pas proches. J’ai entendu parler de cette légende aussi, mais je n’ai jamais compris d’où ça venait.

— Tu lui as jamais demandé ?

— Pour lui demander, faudrait qu’on parle, non ?

— En effet.

Alice esquissa un sourire en biais, indiquant qu’elle compatissait. Dans ma tête, tournaient en boucle les questions sur mon père : Est-ce que je découvrirai un jour son secret ? Avant qu’il ne soit trop tard ?

Le silence s'installa alors que je réfléchissais, tandis qu'Alice continuait tranquillement son repas. Un sourire en coin m'échappa en la voyant dévorer son plat. Je n'avais jamais remarqué à quel point elle pouvait être une vraie goinfre. Son assiette était presque vide, et je n'ai pas pu retenir un petit rire.

— Quooaa ? Croassa-t-elle, la bouche pleine.

— J’avais jamais remarqué ça avant, pourtant la ressemblance est frappante.

— Hein ?

— Tu ressembles à un goret, me moquais-je.

— N’importe quoi ! dit-elle en finissant une frite.

N’ayant de mon côté qu’à peine entamé mon plat, je repris une bouchée. Cette fille avait un truc en plus, une force de caractère que je ne pouvais qu’admirer. Son besoin de découvrir la vérité sur sa mère, de tout comprendre… c’était impressionnant.

— Je peux te poser une question ? demandai-je.

— Oui, vas-y.

— Tu feras quoi après ?

Alice leva un sourcil.

— Quand ?

— Quand tu auras découvert toute la vérité sur ta mère, que feras-tu après ?

— J’sais pas. J’imagine que ça dépend de ce que je découvre, pour commencer.

— Et disons qu’il n’y a finalement rien à savoir à son sujet. Que ferais-tu ?

Alice haussa les épaules.

— J’ai jamais vraiment réfléchi à ça. C’est vrai que la recherche de la vérité a pris toute la place dans ma vie. J’avoue que j’sais pas ce que je ferai une fois que cette quête sera terminée. Vivre ma vie, j’imagine.

— Tu resteras dans notre université ?

— Bien sûr. Ma place reste là, quoi que je puisse y découvrir. J’aime ma vie et mes études ici. De toute façon, je devrais bien travailler un jour. C’est comme ça que tourne le monde.

— Les humains ne sont pas déjà assez pour permettre aux gens de travailler moins ?

Alice me fit une moue amusée. Je venais de prendre conscience que je n’avais pas dit « nous » mais « les humains ». Est-ce que c’était étrange de les appeler ainsi, si moi-même en faisais partie ?

— Le profit, Matt. T’as pas vu comment ce monde est corrompu ? Les riches en veulent toujours plus, et ils veulent tout garder sous contrôle. Ça fait des années que Pangea est sous contrôle, que nos droits sont bafoués, tu sais ? C’est pas près de s’arrêter.

— Mais il faudra bien que ça s’arrête un jour, non ? Je veux dire, le nombre d’humains sur Terre ne peut pas continuer d’augmenter sans cesse, sans diminuer.

— Tu prêches une convaincue. Je suis complètement d’accord. Nous ne pouvons pas vivre comme ça éternellement. Les riches sont les seuls à avoir une vie sereine et agréable, mais les autres... Toi, t’es un bourgos, t’as peut-être du mal à voir tout ça, mais je suis sûre que tu comprends ce que je veux dire.

— Je suis pas un bourgos, grognai-je.

Un air de défi s’installa dans le regard d’Alice.

— Ah non ?

Elle leva un sourcil. Un rictus amusé sur ses lèvres.

— Où vivent les pauvres, selon toi ?

Je clignais des yeux, totalement perdu. Je ne comprenais pas la question. Comment ça, où vivent les pauvres ? Comme tous les humains, non ? Que voulait-elle dire par là ?

— Bah… Comme tout le monde, non ? Dans des appartements en ville ?

Un sourire victorieux se dessina sur ses lèvres, le regard pétillant.

— Tu penses vraiment que les pauvres vivent dans ces appartements ? Non, c’est trop cher pour eux. Tu sais combien coûte la vie ici ?

— Comment ça ?

— T’as pas remarqué le type de population que l’on croise quand on marche dans la rue ? Pour toi, ces gens ont l’air pauvres ?

— Eh bien… J’en ai aucune idée.

— Tu vois que t’es un bourgos. Vous êtes complètement déconnecté de la réalité.

Je haussai un sourcil, un peu vexé.

— Et toi, t’as pas grandi dans une maison avec ton père ? Tu n’étais pas loin du modèle de la « bourgeoise », si je puis me permettre, lançai-je sur un air de défi.

— C’est vrai. Seulement, on n'a jamais roulé sur l’or. Et je sais tout ça parce que j’ai fait du bénévolat avant de venir ici. Avec les pauvres.

— Où sont-ils ?

— Y’a plusieurs années, quand la population n’a cessé d’augmenter, notamment à cause de leur produit à la con, ils ont fait des réaménagements un peu partout. D’abord, ils ont construit des immeubles là où ils le pouvaient. Sauf que si personne ne meurt, le nombre d’habitants sur cette planète augmente. Je crois que c’était en 2099. Ils ont aménagé les égouts. Creusé la terre. C’est là qu’ils vivent, les pauvres. Dans les égouts. Dans la puanteur.

Je restai sans voix, choqué par ce que je venais d’apprendre.

— Tu… tu es sérieuse ?

— Malheureusement, oui. Pendant que les riches s’enrichissent, engendrent des enfants encore et encore, prennent de la place… Les pauvres, eux, vivent dans la merde. Ça me dégoûte. Si je pouvais supprimer ces produits d’immortalité à la con, crois-moi que je le ferais. Ça doit cesser.

J’étais bouche bée. Et malgré ma bonne volonté, je ne trouvais rien à redire. Ce qu’elle venait de m’annoncer résonnait en moi. Les Anges Noirs œuvraient pour supprimer cette surpopulation. Pour retrouver un équilibre, qui s’était grandement perdu au fil des ans. Tant de choses méritaient de changer. Ce mouvement n’était qu’un début. Et je voulais en être. Changer le monde.

Alice pencha la tête de côté.

— Au fait, c’est pas un reproche quand je te dis que t’es un bourgos. C’est juste qu’il faut se rendre compte des conditions des uns et des autres. On choisit pas où on naît. Mais on choisit d’agir.

Je hochais la tête. Que pouvais-je lui dire, de toute façon ? C’était vrai, j’étais riche. Enfin, je n’étais pas exactement l’idée qu’elle se faisait du riche, mais je n’avais jamais vécu dans le besoin. Ma vie avait toujours été plutôt simple, et je ne me rendais pas compte des conditions dans lesquelles étaient certains humains.

Ce que je n’arrivais pas à comprendre, c’était comment le Grand Conseil avait pu laisser une telle situation se développer. Comment tout avait pu en arriver là. L’histoire semblait être une boucle sans fin, se répétant indéfiniment. À chaque époque, il y avait toujours des individus prêts à imposer leurs règles aux autres, leur retirant ainsi toute forme de liberté et de pouvoir sur leur propre vie.

Soudain, un projectile orange atterrit sur le pull d’Alice.

— Benjamin ! hurla la femme assise à côté d’Alice. Dis pardon à la jeune femme !

— Non ! cria l’enfant en sautant de sa chaise.

— Dis pardon, c’est un ordre !

Le gamin n’en faisait qu’à sa tête. Sans écouter les paroles de sa mère, il lança un nouveau morceau orange. Alice en récupéra un morceau et le renifla.

— De la carotte, super… Quel gâchis… me murmura-t-elle.

La mère, visiblement exaspérée, attrapa son fils et lui donna une petite tape sur les fesses. Le cri strident qu’il poussa ensuite me fit grincer des dents. Je les serrais tellement fort que j'avais l'impression de les casser. L’enfant se laissa tomber au sol, gémissant à un volume insupportable pour mes tympans.

Alice en profita pour s'éclipser aux toilettes afin de nettoyer la tache.

— Excusez-nous d’avoir gâché votre dîner en amoureux, me fit la femme, blasée.

— C’est pas… commençai-je, m'apercevant que je me fichais que cette femme croie qu’Alice était ma petite amie. C’est pas grave.

Cette dernière revint à table avec une tache d’eau et un reste orangé sur son gilet.

— Bon…

— Vous souhaitez la carte des desserts ?

Je sursautai. Je ne l’avais absolument pas entendu arriver.

— Non, ça ira, répondis-je sans consulter Alice.

Le serveur débarrassa nos assiettes et couverts avant de s’éclipser.

— Je me disais qu’on pourrait prendre le dessert ailleurs, si ça te tente ? Histoire de se balader un peu.

— Bonne idée, me répondit Alice, le sourire aux lèvres.

Je payai l'addition comme promis. Une fois dehors, je pris un moment pour souffler. L'air frais était agréable. Après les révélations d'Alice sur les pauvres, je regardais les passants d'un autre œil. Comment vivaient-ils en sachant que d'autres, littéralement sous leurs pieds, étaient condamnés à vivre dans de telles conditions ? Ce n'était pas juste. Même moi, qui n’étais pas censé ressentir quoi que ce soit, cela me serrait le cœur.

— Une crêpe, ça te tente ? me proposa Alice.

Qu’est-ce qu’une crêpe ?

— Pourquoi pas ? Tu connais un endroit où on peut manger… Ça ?

— Oui, suis-moi.

Sans plus attendre, elle se mit en route et je la suivis. Les ruelles se ressemblaient toutes, j'ignorais comment elle arrivait à se repérer sans son Platphone. Cette ville était un vrai labyrinthe.

J’observais le ciel gris. La pollution lumineuse supprimait toutes les étoiles du ciel. À vrai dire, la pollution engloutissait tout dans son ombre.

— Dire qu’avant, on pouvait les voir… murmurai-je.

— Quoi ?

— Les étoiles.

Alice me lança un regard intrigué avant de se reconcentrer sur le chemin. La ruelle déboucha sur une grande place. Là, un petit lac se cachait au fond, son eau calme reflétant les rares lumières qui s’en émanaient. La barrière en bois qui l’entourait paraissait ancienne, comme un vestige d’une époque révolue. Des lampadaires aux halos jaunes éclairaient faiblement l’endroit, donnant au lieu une atmosphère paisible et presque intemporelle.

Alice pointa un stand sur le bord de la place, juste devant un restaurant à la devanture bleue. Je me laissai guider et commandai la même chose qu’elle : une crêpe à l’ancienne, au caramel beurre salé. Une fois nos desserts en main, Alice me prit par le bras, m’entraînant à sa suite. Nous nous installâmes sur un banc, face au lac, savourant notre douceur dans le calme de la nuit.

— Je connaissais pas ce coin, avouai-je.

— Ah bon ? C’est pourtant le coin touristique par excellence. En été, y’a plein d’activités.

Je fis un croc dans ma crêpe et poussai un grognement de satisfaction.

— Je vois.

— Si tu veux, on pourra venir ici ensemble, je te ferai découvrir ça, me lança-t-elle.

Nos bras étaient collés. Je ne m’en étais pas rendu compte avant, mais nous avions une espèce de proximité devenue naturelle au fil du temps. Son parfum m’enveloppait, comme d’habitude. Je voyais sa vapeur blanche tendre vers moi. Alice n’y faisait pas attention et mangeait en silence.

— Pourquoi pas, finis-je par répondre.

J'ignorais encore comment se passerait mon été, puisque, contrairement à elle, je n’avais pas de vacances. Le Grand Conseil estimait que nous n’en avions pas besoin. En tout cas, ça voulait dire que je serais présent, alors pourquoi ne pas passer mon temps avec elle ?

— Je devais rentrer, mais finalement les plans ont changé. Je pense que Sophie et Antoine resteront aussi.

— Vous n’avez pas prévu de partir ?

— Je n’aurai pas le budget. J’avais prévu de rester pour travailler, et mes amis ont décidé de rester aussi pour ne pas me laisser seule. Je ne sais pas ce que je ferais sans eux !

Alice me fit un sourire. À ce moment-là, je m'aperçus à quel point j’étais égoïste. La laisser s’attacher à moi alors que j’allais récupérer tous ses amis. Et qu’ensuite, j’allais l’abandonner et la laisser seule. Malgré le fait que je n’avais pas envie de la perdre, je n’avais jamais pensé à cela. En réalité, je n’avais pensé qu’à moi et à mes envies.

J’essayais de ne pas le montrer, mais je me sentis soudainement mal à l’aise. Qu’est-ce que j’avais pu être stupide. Je me sentais minable, pathétique.

Je me levais d’un bond.

— On devrait rentrer, lâchai-je d’un ton ferme.

Alice leva les yeux vers moi, surprise.

— Oh. OK.

Après avoir jeté nos cartons de crêpes dans une poubelle de recyclage, on se mit en route. Le silence s’installait entre nous et je l’observais du coin de l’œil, interdit. Comment allais-je faire pour me séparer d’elle ? C’était trop tard, j’étais comme accro à sa personne. Son odeur, sa bonne humeur, sa jovialité… Tout en elle me plaisait. Comment reculer ? Comment prendre mes distances ? N’était-ce pas trop tard pour le faire ?

Sans m’en apercevoir, je m’étais rapproché d’elle. Au fond de moi, je sentais comme une envie de proximité. Comme une envie de…

Je secouais la tête.

— J’ai fait quelque chose qu'il fallait pas ? me demanda-t-elle soudainement.

— Quoi ? Non, pourquoi tu penses ça ?

— J’sais pas. T’as voulu partir subitement, alors je me demandais…

Mes yeux s’arrêtaient sur sa bouche délicate. J’avais envie d’en connaître le goût… Non, ce ne serait pas correct, je ne devais pas, je ne pouvais pas.

— Non, je suis simplement fatigué de ma journée, mentis-je en détournant les yeux.

C’était étrange ce silence qui s’installait entre nous, comme s’il y avait des choses qu’on voulait se dire, sans pouvoir le faire. Je la raccompagnais à sa chambre pour m’assurer qu’elle fût en sécurité. Parce que, malgré tout, j’avais envie de prolonger cette soirée à ses côtés. Si j’avais pu ne jamais la laisser, je l’aurais probablement fait. Mais la vie était faite ainsi, et je ne pouvais rien y changer.

Sa main frôlait la mienne. Si je bougeais ne serait-ce que d’un millimètre, je pourrais m’en saisir. La caresser du bout du pouce. Sentir sa chaleur. Mais, je n’en fis rien. Je me contentais de marcher sans un mot.

Une fois devant sa porte, elle tourna la poignée puis se tourna vers moi, hésitante.

— Merci pour cette soirée…

— Merci à toi, répondis-je.

Son regard était fixé sur l’ouverture de sa chambre. Comme si un combat intérieur la tourmentait.

— Tu veux entrer ? finit-elle par me demander.

Sa vapeur m’entourait, resserrant son étreinte autour de moi. Même si j’avais envie de poursuivre cette soirée, de rester près d’elle, je ne le pouvais pas. J’avais été trop égoïste avec elle, faisant passer mes envies avant la raison. Avant la normalité. La Mort et une humaine… Qu’est-ce que j’avais pu être stupide ! À quel moment m’étais-je dit que c’était une bonne idée ?

Alice avança vers moi, son regard planté dans le mien. Elle attendait ma réponse. Son corps n’était qu’à quelques millimètres du mien. Sa bouche était entrouverte. Ses cheveux étaient en pagaille, résultat du léger vent extérieur.

Je laissais glisser mes yeux sur son cou, ses clavicules… Puis j’observais la tâche sur son gilet, toujours présente. Qu’est-ce que j’avais envie de la plaquer contre le mur, là, tout de suite. Passer mes mains dans ses cheveux, sentir sa bouche sur la mienne. Ses mains sur mon corps.

Non. Ce n’est pas possible.

— Peut-être une autre fois. Je devrais aller me coucher, je suis vraiment HS.

Je fis semblant de bâiller. J’étais ridicule. Seulement, je n’avais pas d’autre choix. Alice m’attira contre elle et referma ses bras autour de mon buste. Sa chaleur m’envahit, contrastant avec ma froideur légendaire. Je sentais l’odeur de ses cheveux. C’était un supplice.

Pour me donner du courage, je fermais les yeux. Après avoir déposé un baiser sur sa tempe, je défais son étreinte et partis sans un mot de plus. Je sentais son regard se poser sur moi avant d’entendre sa porte se refermer.

Une fois arrivée dans ma chambre, un léger détail me revint en tête.

— Mais quel con !

Le badge. Le. Putain. De. Badge. C’était l’occasion rêvée pour le récupérer. Le lui voler. Mon désir m’avait fait perdre de vue l’élément essentiel : la protéger. Qu’est-ce que je pouvais être stupide ! Comment j’allais faire, maintenant ? Si j’entrais dans sa chambre, je ne tiendrais pas cinq minutes. Pourtant, je n’aurai pas le choix. Il fallait à tout prix que je récupère ce foutu badge avant qu’elle ne mette en action son plan suicide.

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