Chapitre 21 - L'aile gauche
*Alice*
Je me réveillai encore excitée de ma soirée avec Mattheus. Depuis notre moment tous les deux, je n’arrêtais pas de penser à lui. C’était étrange, parce que pendant plusieurs semaines, je lui en avais voulu de notre dispute. De son silence.
Cette soirée en sa compagnie… avait tout changé. J’avais l’impression qu’un lien s’était créé entre nous. Au-delà de l’attirance, de l’affection que l’on se porte, comme si un fil invisible nous reliait. Si je le sentais, il devait le sentir aussi. Non ?
Ahhhhhh ! Je me mis des claques mentales, essayant de penser à autre chose. Aller en cours. Oui, c’est ça que j’étais censée faire.
Reprends-toi Alice ! J’étais pathétique. Je courrai après un mec qui ne voudrait probablement pas de moi. L’autre soir, je lui avais proposé d’entrer dans ma chambre. Il avait décliné. Non. Un seul mot. Celui qui changeait tout.
Un soupir s’échappa d’entre mes lèvres. Je devais me dépêcher d’aller en cours avant d’être en retard.
J’avais parlé de toute cette histoire à Sophie. Pour elle, c’était sûr qu’il était intéressé par moi. Honnêtement, je ne savais pas quoi en penser. Parfois, il avait un comportement froid. Voir neutre. Comme s’il ne ressentait jamais rien, au fond.
Non, il a dit non. C’était clair. Je ne savais même pas pourquoi je me prenais la tête à ce sujet. Si vous m’aviez demandé il y a quelques semaines ce que je pensais des relations amoureuses, je vous aurais ri au nez. J’en avais assez des rendez-vous foireux, des questionnements sans fin, des doutes, des prises de tête… N’êtes-vous jamais arrivés à un moment de votre vie où vous avez envie de faire une pause ? De souffler ? De vous retrouver avec vous-même ? Eh bien, j’étais censée vouloir ça. Ma solitude. Mes livres. Mes amis. Mon enquête.
Mais quelle idée, bon sang ! Pourquoi je m’attachais à lui, aussi ? Ses yeux verts envoûtants. Sa bouche pulpeuse, attirante. Ses bras forts, solides, chauds. J’avais tellement envie de glisser mes mains contre son torse. Dans ses cheveux noirs. Mais tuez-moi, bordel ! J’étais obsédée par lui.
Je sortis mon Platphone et observai mes photos. Cherchant une photo que j’aurais pu prendre de lui. Je n’avais rien. Moon remplissait la majorité de mes clichés.
Moon, c’est mon chat. Enfin, c’était. Ce fut un chat errant que j’avais retrouvé dans une poubelle de la ville. Il était si petit que j’avais l’impression qu’il allait se casser entre mes mains. Je l’avais nourri au biberon et sauvé de la rue. Il m’avait accompagné une grosse partie de ma vie.
Sa bouille blanche toute mignonne. Il avait des poils noirs au niveau de la bouche, donnant l’impression qu’il portait une moustache. Trop chou ! Comme Mattheus…
Arrrghhhh ! Mattheus revenait sans cesse dans mon esprit comme un virus. Une putain de maladie qu’on appelait l’amour et qui vous arrachait le cœur.
Je m’apprêtais. Essayant d’être la plus jolie possible. Au cas où je le croisais… N’était-ce pas ridicule ? Tout ça pour un mec.
Mes clefs. Où avais-je foutu mes clefs ? Je fouillais un peu partout pour me rendre compte que je les avais dans les mains. Mon cerveau était tellement en vrac que toute action me demandait un effort surhumain. Je me mis enfin en chemin pour mon cours du matin.
— T’étais avec ton Mattounet ? me fit Sophie hilare, quand je la rejoignis.
— Regarde, elle est toute rouge ! Elle est amoureuse notre Pipoune, se moqua Jaya.
— Eh, arrêtez toutes les deux ! J’étais simplement en train de me préparer.
— On voit ça, t’as cru qu’on allait au cabaret ce matin ou bien ? Renchérit Sophie.
— Vu ses vêtements, on dirait plutôt qu’elle va à une soirée cocktail, avec pour thème « chic détendu », renchérit Jaya.
Je levai les yeux au ciel. Qu’elles pouvaient être connes ces deux-là.
— Et toi, Sophie, ça avance avec Célestin ? lui demanda Jaya.
Sophie lui lança un regard noir. Elle venait de mettre les pieds dans le plat. En même temps, la pauvre fille n’était pas au courant de toute l’histoire. Sophie avait eu le coup de foudre pour lui dès le premier jour. Je l’avais vu, sa manière de le regarder, d’être avec lui. Antoine aussi, d’ailleurs. Ils étaient tous les deux en compétition, sauf qu’Antoine avait plus de chance que Sophie.
Seulement, quelque chose ne collait pas dans tout ça. J’avais déjà vu Sophie amoureuse. Et là, c’était différent. Comme si elle était forcée de l’aimer. Comme un aimant, un champ magnétique qui l’attirait à lui indubitablement.
J’expliquai à Jaya ce qu’elle avait manqué.
— Il finira sûrement avec Antoine, dit-elle.
Sophie la fusilla du regard, jalouse. C’était compréhensif, mais encore une fois, quelque chose clochait. Ne semblait pas naturel. Enfin, qu’est-ce que j’y connaissais après tout. Ce n'était pas avec mes dernières relations foireuses que je pouvais dire quoi que ce soit.
— Ferme-la un peu, répondis-je en levant les yeux au ciel.
— Va bouffer une chatte, ça t’occupera la langue, grogna Sophie.
Jaya n’aimait pas les relations sérieuses. Elle sautait de meuf en meuf. Sans attache. On avait essayé de lui présenter des filles bien. Rien n’y faisait. Elle ne s’attachait jamais. Pire que ça, elle avait peur de l’engagement. Ça lui donnait des boutons, comme une allergie.
Rien ne pouvait l’atteindre. Elle prenait tout avec légèreté. C’était une force que j’admirais chez elle. Ne jamais rien prendre à cœur. Ne jamais être vexée, blessée. C’était une bénédiction comme une malédiction.
Peut-être que tout ça était dû à l’abandon de ses parents. La pauvre Jaya avait fui sa ville d’origine avec eux, à cause du climat changeant. Avant qu’ils ne la laissent dans un orphelinat. Elle ne s’en était jamais remise. Ses blessures venaient sûrement de là, ça serait normal.
C’était une fille touchante, drôle. Son histoire m’avait fait de la peine, si bien que j’avais versé une larme. Ce qui m’avait valu des semaines et des semaines de moqueries de sa part.
— Arrête de grogner, tigresse. Regarde-toi franchement ! Qui ne voudrait pas d’une fille aussi jolie ? lui fit Jaya.
— La beauté, ça ne fait pas tout dans une relation. Seule la beauté… commençai-je.
— Du cerveau, de l’intelligence… On sait, on sait ! me coupa Jaya. Tu radotes, mémère. Sauf qu’un cerveau, ça se lèche pas, je te signale.
— Parce que tu lèches des beaux visages ? Pouffais-je. T’étais une chienne dans une autre vie ou quoi ?
— Avoue que ton Matt là, tu lui lécherais bien ses belles lèvres pulpeuses.
Je frissonnai.
— T’es complètement barge, fis-je les joues en feu.
— Calmez vos ardeurs toutes les deux, se moqua Sophie. Vous êtes à deux doigts d’ouvrir une maison close.
— Pourquoi pas, répondit Jaya, si on interdit les mecs.
— Ça sera sans moi, disais-je.
— Ça, on avait bien compris qu’il y avait qu’un seul mec à qui tu ferais bien la totale !
Je soupirais.
— Tout ça pour dire que ton Célestin, c’est à la poubelle ! s’écria Jaya.
— Je sais bien, mais… J’sais pas. C’est comme s’il m’avait marquée, lui répondit Sophie.
— Comme du bétail ? T’es une vache, toi ?
— Non, marqué… Mon âme… C’est dur à expliquer. C’est un ressenti au fond de moi. Quand j’ai posé mes yeux sur ses grands yeux bleus, je me suis sentie comme… Glacée.
— Bleus ? Marron, tu veux dire ?
— Non, il a les yeux bleus, confirmai-je.
— Vous vous moquez de moi ?
— Non… ? T’as mal regardé, bigleuse ! se moqua Sophie. Pour l’avoir longuement observé, je peux t’assurer que ses yeux sont bleus. Un brun aux yeux bleus, tout ce que j’aime.
— Mais arrêtez par contre ! Il est blond, pas brun ! T’es sûr que tu l’as bien vu, ton Célestin ?
Jaya se moquait de nous ?
Mon Platphone vibra dans ma poche. Mon père. Je ne décrochais pas. La dernière fois que je l’avais eu en ligne, nous nous étions disputés à propos de ma mère. Depuis, je ne répondais plus à ses messages, ou à ses appels.
J’avais essayé de lui poser de nouvelles questions. Une de mes professeures m’avait dit que ma mère avait loupé des cours durant sa dernière année ici. Mon père s’était immédiatement énervé, me disant que je n’avais pas à fouiner comme ça sans raison. Selon lui, je devais laisser les vrais professionnels faire et me contenter de suivre mes cours. De penser à mon avenir. Seulement, je ne pouvais pas faire ça tant que mon passé n’aurait pas trouvé ses réponses.
Pourquoi ma mère aurait loupé ses dernières années de cours ici ? Surtout, que faisait-elle quand elle travaillait pour l’école ? Toute cette histoire était étrange. J’espérais avoir plus de réponses samedi soir.
Mon père avait fait écho aux paroles de Mattheus et m’avait dit que c’était dangereux. À croire qu’ils s’étaient mis d’accord pour me mettre des bâtons dans les roues.
— Dépêch’ Alice. Qu’est-ce que tu fous ?
Jaya me râlait dessus. C’est vrai que j’étais immobile au milieu de la cour alors que tous les élèves se dirigeaient en amphi.
— Ça va, j’arrive !
Les cours en ce moment… N’étaient que des heures dans lesquelles je pouvais penser à Mattheus. À son visage, sa bouche… Son corps chaud contre le mien.
Oui, je devais me calmer.
— Il nous fait chier avec son cours, lui.
Jaya n’aimait pas Monsieur Paidonkul. C’était compréhensible : il semblait s’endormir chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Ces cours étaient mes préférés : je pouvais avoir le loisir de penser à autre chose.
Sophie était studieuse et essayait de noter le maximum de choses possible. Pour ne pas décevoir ses parents, disait-elle. Même à son âge, ils contrôlaient encore ses devoirs. C’était bizarre. Je lui avais dit, mais elle s’en moquait. C’était comme ça.
Je ne prenais jamais de note dans ce cours-là. La mollesse du professeur m’aidait à retenir à peu près ce qu’il racontait. L’essentiel, tout du moins.
La journée me parut interminable. Je n’avais qu’une hâte, être à demain pour chercher des réponses. Avec un peu de chance, Mattheus m’accompagnerait et j’en serais plus que ravie. Je n’avais pas eu de nouvelle de lui à ce sujet, je ne savais pas si ça tenait encore.
**
La soirée d’hier à la bibliothèque m’avait épuisé. Pourtant, on ne pouvait pas dire que c’était le boulot le plus compliqué. C’était même relaxant, d’être au milieu des livres, des portes de l’imaginaire. Vous ne trouvez pas que le temps ralentit quand on attend quelque chose ?
Je me levai pleine d’énergie. Je voulais faire un tour en ville ce matin. C’était ridicule, mais je voulais trouver une tenue sombre, passe-partout. Pour mon intrusion de ce soir. Ça ne changerait sûrement pas grand-chose, mais ça aiderait peut-être à ne pas me faire remarquer. Notre uniforme est assez voyant et reconnaissable. Mes vêtements de ville ou de soirée n’étaient pas non plus appropriés.
Il valait mieux prévenir que guérir, non ?
Après avoir fait quelques magasins qui n’avaient pas été concluants, je finis par trouver une robe-pull noire. Ce n’était pas mon style vestimentaire habituel, mais ça ferait bien l’affaire.
Quand j’arrivais dans le hall d’accueil, j’aperçus Mattheus, Mirabella et Célestin. Je clignai des yeux. On aurait dit qu’une couleur émanait d’eux, je n’avais pas spécialement fait attention à ça avant.
Enfin, l’autre fois, j'avais vu une sorte d’ombre gris-noir émanant de Mattheus, mais je pensais que c’était lié à l’alcool. Je clignai une nouvelle fois des yeux. Plus rien.
Ils collaient des affiches. J’attrapai celle qui était sur la porte d’entrée. Le dessin me fit penser à un décor d’Halloween. Des tombes et des squelettes étaient représentés. « Venez vivre une soirée mortelle ».
Un sourire se dessina sur mes lèvres, observant Mattheus du coin de l’œil. Comme il ne m’avait pas encore vu, je décidai de le rejoindre.
— C’est en quel honneur, cette soirée ? demandais-je.
Mattheus se retourna vers moi et me sourit. Mirabella n’était pas loin et fit une grimace.
— Quoi ? J’ai dit un truc qu’il fallait pas ?
— C’est l’anniversaire du chéri de Mira, taquina Mattheus.
Mirabella leva les yeux au ciel et continua de coller des affiches sur les vitres.
— Ça va ? me questionna Mattheus.
— Ouais et toi ? T’es toujours partant pour ce soir ?
— À ce propos… On pourrait en parler dans ta chambre ?
Je me mordillai la joue. D’autres pensées m’envahirent, mais je les balayai. Je devais rester focus.
— Ouais.
— Je reviens ! Lança Mattheus à Mirabella.
— Y’a plutôt intérêt. Il est hors de question que je fasse ça toute seule !
Mattheus laissa échapper un rire.
— C’est quoi l’histoire ? l’interrogeai-je.
Je lançai un regard rapide vers Mirabella. Dire qu’ils avaient couché ensemble. Une boule se forma dans le creux de mon ventre. Ouais, bon, je sais. Après tout, ils étaient célibataires, libres comme l’air. Ce n’était pas pour autant que ça ne me faisait pas de peine.
Mirabella était d’une beauté… Glaçante. Ses yeux étaient perçants, et ses cheveux blonds polaires… J’en étais presque jalouse.
— Rien de particulier, elle peut pas se voir l’organisateur de la soirée.
— C’est qui ?
— Melvin.
Toujours le même prénom problématique. Pourtant, comme je lui avais confié à la soirée jeu, il dégageait une sérénité qui m'encourageait à lui faire confiance. Je sentais qu’il avait une fêlure en lui. Une sorte de faille. Vous voyez, des fois, certaines personnes se cachent derrière une carapace ? Je percevais ça chez lui. Mon analyse n’était pas toujours correcte.
En fait, il me rappelait un frère que je n’avais jamais eu. C’était étrange comme sensation. Comme si nous étions de la même famille. En bref, je l’appréciais.
— Pourquoi elle l’aime pas ? demandai-je, curieuse.
— C’est une longue histoire.
— Raconte !
Mattheus me lança un regard en coin. Un sourire amusé se dessina sur ses lèvres. Nous arrivions à ma chambre. Mince, déjà ?!
— Plus tard. Je voudrais qu’on parle de ce soir.
J’ouvrais ma porte. Mes clefs glissaient dans mes mains tellement elles étaient moites. Mattheus entra dès l’instant où j’entrebâillis la porte, pressé. Sa tête bougeait dans tous les sens, comme s’il était à la recherche de quelque chose.
— C’est ça que tu cherches ?
Je sortis le badge volé de sous mon pull, le lui tendant avec un air amusé.
— Si tu le veux, il va falloir m’enlever mes vêtements.
Mon sourire s’élargit quand je vis son air gêné. Ses joues rouges. Ses lèvres pincées. Il détourna le regard, posant ses mains contre ses hanches.
— Plus sérieusement, Matt, dis-je d’un ton sérieux. Rien ne m’empêchera de mettre mon plan en action.
— Alice… Je t’en prie, renonce.
Il s’avança vers moi et posa ses mains sur mes épaules. Je frémissais à son contact. Mon regard se posa dans le sien, désireuse. Je me mordillai de nouveau la joue afin de revenir sur terre. Je le repoussai et me dirigeai vers la porte.
— Si tu veux venir avec moi, je t’attends à 19 heures.
Je lui fis un geste, indiquant la sortie. Les yeux de Mattheus se posèrent sur moi, me détaillant. Son visage était fermé, impassible. Sa mâchoire était serrée.
Sans ajouter quoi que ce soit, il quitta ma chambre. Retournant sûrement accrocher le reste des affiches. Un soupir s’échappa d’entre mes lèvres.
**
Vêtue de ma robe pull noire, je remis en place le badge. Heureusement, mon habit avait des poches : j’y glissai mon Platphone — réglé sur « Ne pas déranger » — et mes clés.
J’étais prête. Un dernier regard dans le couloir, puis je fermai la porte derrière moi. Ce n’était pas encore le moment de me montrer vigilante, et pourtant, une légère tension me nouait le ventre. J’essayais d’adopter une démarche naturelle, banale, mais mon corps semblait engourdi, comme déconnecté. J’avais l’impression de ne plus savoir marcher.
— T’es déjà en route ? fit une voix.
Mattheus arriva à ma hauteur.
— Je te voyais pas arriver, répondis-je en haussant les épaules.
Il plissa ses sourcils.
— Il n’est que 18 heures 56.
— La prochaine fois, sois en avance.
Un sourire effleura ses lèvres. Il détailla ma tenue du regard.
— T’as pas oublié un truc ?
— Quoi ?
— Ta cagoule.
Je lui donnai un coup de coude et esquissant un sourire.
— Mieux vaut être prudent.
— On peut encore annuler… commença Mattheus, qui se tut en voyant mon regard strict.
Nous traversâmes la cour. Quelques étudiants traînaient sur les bancs, indifférents à notre passage. En atteignant l’aile gauche de l’université, je passai le badge que j’avais volé. Un instant, j’eus peur qu’il ne fonctionne pas. Puis, un déclic. Les portes s’ouvrirent.
Mattheus paraissait nerveux. Un sas nous accueillit, suivi de deux portes vitrées teintées. Un scanner nous balaya rapidement, et les portes s’ouvrirent dans un souffle.
— Ah oui, j’avais oublié ce scanner… marmonna Mattheus.
— On risque de se faire remarquer ? lui demandai-je, prenant conscience du risque.
Il haussa les épaules puis me fit signe de me taire.
Le contraste avec le reste de l’université était frappant. Les lieux semblaient d’un autre temps. Faiblement éclairés, les murs ornés de portraits d’inconnus, des fenêtres en enfilade et des moulures centenaires. L’ambiance, entre silence solennel et frisson d’interdit, me mettait les nerfs à vif.
Je me laissais guider par Mattheus qui rasait les murs, bougeant nerveusement la tête. Il savait où il allait et je lui faisais confiance.
Le silence régnait. Seuls nos pas résonnaient à notre passage. Les couloirs s’enchaînaient, sans jamais aboutir. J’eus la sensation d’errer dans un labyrinthe. Les minutes s’écoulèrent, et je finis par me demander s’il ne me menait pas en bateau.
— Si c’était pour te foutre de moi, tu aurais pu…
Je n’eus pas le temps de finir ma phrase. Mattheus me plaqua contre le mur, son bras gauche au-dessus de ma tête, sa main droite sur ma bouche. Son souffle chaud caressait ma joue, comme la douceur d’une plume.
Comme des bruits métalliques résonnaient dans le couloir, Mattheus resserra son étreinte. Son corps contre le mien. Son torse, son buste, ses jambes… Et son parfum m’enveloppait, m’enivrait. Mon cœur battait la chamade. De peur de se faire prendre, mais surtout à cause de sa proximité : ses bras fermes posés sur moi, sa chaleur.
Je fermais les yeux, essayant de retrouver une contenance. Mon corps s’embrasait. Les minutes étaient suspendues. Je voulais figer l’instant, pour tout conserver en mémoire. Mes mains picotaient, dans l’attente de trouver sa peau.
Seulement, Mattheus finit par se retirer, me libérant de ses bras.
— C’est ce que je voulais te montrer, chuchota-t-il.
D’un geste du bras, il désigna une porte massive gravée de symboles anciens. J’allais m’en approcher, mais il me retint.
— Regarde en silence.
Je hochais la tête, lui indiquant que j’avais compris. Je passai ma tête et la retirai rapidement. Des gardes étaient postés devant. Comment allait-on faire pour y accéder ?
Je réfléchissais déjà à un plan quand Mattheus leva les mains. Je suivis son regard : plusieurs hommes nous faisaient face. Casques gris mat, visière électronique, un œil gauche doté d’un scanner. Des images défilaient sur leurs masques.
Mattheus me fit signe de l’imiter. J’obéis sans comprendre. Mon acolyte avait arrêté de respirer. Il ferma les yeux. Je le vis murmurer, comme s’il priait.
À cet instant, j’étais plus que perdue. Qui étaient ces types ? Qu’allaient-ils nous faire ?
Ils avancèrent à notre rencontre de leurs pas métalliques, sourds. L’un des hommes fit un geste que je ne compris pas. Dans leurs mains, de longues armes, formant un tube. Jamais je n’avais vu ce genre de choses.
De près, je remarquai qu’ils étaient imposants. Je me sentais riquiqui à côté. Le visage de Mattheus pâlit, comme s’il allait faire un malaise à tout moment. Un de ses doigts jouait nerveusement avec sa bague. Mon regard se perdit sur les pierres noires. Elle semblait bouger, être en mouvement. Il y avait une sorte de voile qui jouait entre les pierres.
— Que faites-vous là ? lança l’un des hommes.
Mattheus me jeta un regard paniqué. Il déglutit difficilement.
— On… On cherchait Monsieur Rhânlam, finit par répondre Mattheus, essayant de parler le plus clairement possible.
Je me faisais petite. N’ayant rien à faire ici, je ne souhaitais surtout pas envenimer les choses. L’homme qui nous avait posé la question adressa un coup d’œil à l’un de ses collègues.
— On va vous scanner pour être sûr. Question de sécurité.
Mattheus ferma les yeux quelques instants. Quand il les rouvrit, il me lança un regard de chien battu. «Désolé » formait-il du bout des lèvres. Son regard s’attarda sur moi, l’air de dire adieu.
Il avançait d’un pas, se laissant attraper par l’homme, sans ménagement. La scène qui se jouait sous mes yeux était surréaliste. Quel était ce scan ? Que révélait-il ? J’étais toujours perdue, confuse. La situation m’échappait, mais je ne pouvais rien y faire. Simplement être spectatrice.
Une lumière laser pénétra son œil. Je plissais les yeux tant le halo était fort. Une grimace déforma ses traits. Ça dura une éternité. Des images bougeaient sur l’écran du type qui le sondait. Une vapeur noire finit par apparaître à droite de son masque.
Le type relâcha Mattheus sans délicatesse, déformant son t-shirt au passage.
Un silence de mort s'abattait. Mattheus retenait sa respiration, s’attendant sûrement à une sanction. Qu’allaient-ils faire ?
Les hommes casqués paraissaient discuter par télépathie. Ils ne cessaient d’hocher la tête, sans pour autant émettre le moindre son. Leurs armes étaient plaquées contre leur corps, les serrant comme des jouets prêts à être utilisés.
Qu’est-ce que c'étaient que ces machins ?
— C’est bon, finit par dire l’homme.
Mattheus me jeta un regard rempli d’émotion, avant de se détourner, reprenant un visage neutre. Puis, comme un animal blessé, il baissa la tête, fixant le sol. J’eus l’impression qu’il évitait de m’observer, comme si cela était trop douloureux. Un autre homme s’avançait désormais vers moi.
D’un bond, Mattheus se posta entre nous.
— Je me porte garant pour elle. Laissez-nous partir.
L’homme ne bougeait pas d’un millimètre, comme si c’était une statue. Vu leur équipement, Mattheus ne ferait pas le poids. Je savais qu’il voulait me protéger, mais je ne pouvais pas le laisser faire. Il ne méritait pas de se faire renvoyer à ma place. Ou pire. Car leurs armes n’étaient sûrement pas là pour faire joli.
— C’est bon, Matt. T’inquiète.
Je fis un pas de côté. L’homme fixait toujours Mattheus.
— S’il y a le moindre problème, on vous arrache tous les deux, fit la voix grave de l’homme.
« On vous arrache tous les deux ». D’où sortait une expression pareille ? L’homme s’avançait maintenant vers moi, et me prit de la même poigne que Mattheus. Je sentais ma poitrine se soulever. Mon corps était raide. J’étais sur la pointe des pieds tellement le baraqué me tirait.
De sa main gantée, il me força à placer mon visage face au sien. Sa tête casquée était si proche que je pouvais sentir son odeur métallique. Je retins mon souffle.
La lumière laser pénétra mon œil droit. Une sensation de froid m’envahit l’échine, parcourant chaque millimètre de ma peau. J’avais envie de cligner des yeux, mais une force m’obligeait à les garder ouverts. C’était désagréable. Mon œil était comprimé, comme si quelqu’un appuyait dessus. Je grinçais des dents, essayant de ne pas faire de bruit.
Le son émis par le laser était strident. J’entendais sa vibration dans mes oreilles. Le noir envahit ma vision, m’empêchant de voir autre chose que ça. C’était en mouvement, comme si j’étais dans de la fumée épaisse.
La main du type se resserra contre ma poitrine. Il m’avança si près de lui que mon crâne touchait presque son casque. J’avais envie de crier, de pleurer, de le repousser. Mais j’étais comme paralysée. Mes membres étaient engourdis.
Quand il finit par me relâcher — enfin ! — Je tombais lamentablement sur le sol. J’avais l’impression qu’il venait de me vider. Je peinais à respirer. Mes yeux étaient maintenant humides. Ma lèvre tremblait. Je forçais sur ma mâchoire, m’empêchant de pleurer.
Je voulais partir d’ici. Fuir. Ne jamais revenir.
— Excusez-nous, Oldanox.
Mattheus avait eu raison de me mettre en garde. Putain, pourquoi je l’ai pas écouté ?
Je pressai ma poitrine endolorie. J’allais avoir un bleu, c’était sûr. Mattheus se baissa vers moi et me murmura quelque chose. J’étais tellement embrumée que je n’entendais rien. Je sentais son bras passer autour de ma taille. Il attrapa le mien pour que je puisse prendre appui sur ses épaules.
— Al… Al… Ce… Enten… A…
Plus rien n’était audible ou compréhensible autour de moi, comme si mon cerveau s’était soudainement éteint. Mes yeux brûlaient. Je sentais ma tête basculer en arrière.
Puis, plus rien. Le noir complet. Je perdis connaissance.
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