Chapitre 22 - Chute
*Mattheus*
— C’est ma faute, putain ! hurlai-je dans mon oreiller, la gorge nouée.
Depuis ce qui s’était passé avec Alice, le sommeil avait déserté mes nuits. À chaque seconde, je rejouais la scène en boucle, incapable de trouver la paix. Comment avais-je pu la laisser y aller ? Et l’accompagner dans le couloir de la mort ?
Je revois encore son corps s’effondrer, sa tête basculer en arrière. Elle avait perdu connaissance, et à cet instant précis, mon cœur avait cessé de battre. Qu’avais-je fait ? Et surtout, que s’était-il réellement passé ?
Quand la R.D.Â. est arrivée, j’ai pensé que tout était fini. Je m’attendais à ce qu’ils lisent à travers moi comme dans un livre ouvert, qu’ils flairent la fraude. Mais, à ma grande surprise, ma bague avait fait son œuvre. Elle m’avait protégée. Encore.
Le souvenir le plus vif qui me restait, c’était le regard de Vilenia. Juste avant qu’elle ne se laisse engloutir par sa propre fin. Il y avait dans ses yeux une tristesse indicible, une frustration mêlée de colère. Hier, j’ai cru que l’histoire allait se répéter. Que j’allais suivre ses pas. Qu’Alice allait y passer, elle aussi. Mais, contre toute attente, nous avons échappé à notre sort.
Pourquoi ? Comment ?
Je ne parvenais pas à comprendre. Ils avaient prononcé un mot étrange en scannant Alice. Quelque chose comme Olgua, Olda… Olaf, peut-être ? Je ne savais plus. C’était un mot venu d’un autre temps, chargé de mystère et d’un sens qui m’échappait totalement.
Soudain paniqué, je bondis sur mon lit, feuilletant jusqu’à ma liste. Je fus soulagé de constater que rien n’avait changé. Je craignais que l’âme d’Alice s’inscrive entre mes pages.
Je laissai échapper un soupir. Je jetai mon ouvrage, soulagé. Je tremblais encore à l’idée de la perdre. L’autre soir, j'avais sincèrement cru l'avoir conduite, tout sourire, à sa perte.
Mais ce que je ne comprenais toujours pas, c’était la couleur de son scan. Noire. Comme le mien. Et ça… ça ne collait pas. Il y avait un lien, j’en étais certain. Il fallait juste que je me souvienne de ce qu’ils lui avaient dit. Mais mon esprit était trop embrumé, trop fatigué.
C’était ma faute. Ma. Putain. De. Faute.
Que devais-je faire à présent ? L’éviter ? En parler à mes amis ? À Monsieur Rhânlam ? J’étais totalement perdu. Et pourtant, au fond de moi, je savais depuis le début que tout cela finirait mal.
Mais je ne pouvais pas rester là à me morfondre. J’avais cours. Même si l’idée d’abandonner Alice seule dans cet état me rongeait. J’enfilai ma veste à la hâte et fonçai dans le couloir. Il fallait que je la voie. Que je m’assure qu’elle allait bien. Qu’elle respirait. Qu’elle était toujours de ce monde.
Je n’avais fait que quelques pas quand une voix familière me coupa net :
— À ta place, je ferais pas ça.
Je me retournai. Je savais déjà qui j’allais trouver derrière moi.
— Pourquoi ? demandai-je, les sourcils froncés.
Melvin me faisait face, son sac négligemment jeté sur l’épaule. Il me regardait avec ce calme agaçant, comme s’il savait tout.
— Tu sais très bien pourquoi, répondit-il simplement.
Je me rapprochai. Nos visages étaient proches, nos regards se croisaient dans un duel silencieux.
— Comment tu sais ça, toi ?
Un sourire se dessina sur ses lèvres. Ce petit sourire insolent qu’il arborait tout le temps.
— Qui ne le sait pas ?
Je sentis ma mâchoire se contracter. Avec lui, impossible de savoir sur quel pied danser. Était-il avec ou contre moi ? Ce mystère restait entier. Il ne dit rien de plus et s’éloigna vers la cour.
Je fulminais intérieurement. Mais il avait raison. Je ne devais pas attirer l’attention. Ni sur moi, ni sur Alice. Après les événements de la veille, c’était certain que le Grand Conseil allait être mis au courant. Si je séchais les cours, ça ne ferait que nourrir leurs soupçons.
Alors je pris la direction de mon aile. J’avais déjà manqué mon rendez-vous avec Monsieur Rhânlam. Je ne pouvais pas me permettre davantage d’écarts.
— Ça va ? me lança Mirabella une fois que je l’eus rejointe. T’es tout blanc !
— C’est ma couleur de peau naturelle, grognai-je.
— Non, sérieux… t’es encore plus pâle que d’habitude. T’es plus blanc que mon cul, c’est dire.
Un sourire involontaire m’échappa. Ça faisait du bien, quelque part, de sentir que quelqu’un s’inquiétait. Même si je restai silencieux.
Nous nous installâmes à nos places. Mirabella continuait de me lancer des regards en coin. Je n’avais pas l’énergie de répondre à ses inquiétudes.
Quand Monsieur Rhânlam entra, son regard s’arrêta sur moi un bref instant. Je lui lançai un sourire crispé, les lèvres pincées.
Sans un mot, il fit le tour de la classe, distribuant ses traditionnelles fioles. Quand il arriva à ma hauteur, il plongea la main dans sa poche et murmura :
— Celle-ci est spécialement pour toi.
Je fronçai les sourcils.
La fiole qu’il me tendit contenait une âme étrange. Bleu-gris, brumeuse, presque effacée. Elle s’agitait, frappait contre les parois, comme si elle cherchait à s’échapper. Quelque chose clochait.
Je la pris du bout des doigts, fasciné.
Le professeur parlait, donnait ses consignes à la classe, mais je n’écoutais rien. Toute mon attention était absorbée par cette âme prisonnière, énigmatique et floue.
Lorsque le silence retomba dans la salle, je portai lentement la fiole à mon œil… et plongeai mon regard dans la fente.
À l’instar des autres fioles, je ne tourbillonnais pas dans un flot de souvenirs. Cette fois-ci, je retombai délicatement sur mes pieds, au milieu d’une pièce. Seulement, ce souvenir était accéléré.
Au loin, j’aperçus une jeune femme aux cheveux blonds, affalée sur son bureau, perdue dans ses pensées. En jetant un regard circulaire, je remarquai un amphithéâtre à moitié rempli. Comme elle était la seule personne nette, j’en déduisis qu’elle était l’objet de ce souvenir. Je m’installai derrière son bureau.
Une feuille surgit dans un léger nuage de fumée. La surprise la fit sursauter, mais autour, personne ne sembla remarquer quoi que ce soit.
« Chrys Butterfly – convocation le mercredi 29 mars 2042, à 15h30 ».
J’observais la note. Puis, je me fis une réflexion : je ne ressentais pas ses émotions. Dans cette âme, j’étais libre de mes pensées, de mes ressentis, de mes mouvements. Comme si je n’étais plus qu’un simple spectateur.
Seulement, le temps s’écoulait différemment, rapidement. Malgré mon autonomie, je ne pouvais pas m’attarder.
Quelle était cette convocation ? Qui était cette Chrys ? Et pourquoi le professeur m’avait-il donné cette âme ?
Le lieu se mut, s’entortillant comme des ficelles. À présent, je me trouvais dans un jardin, parsemé de fleurs.
— Chrys ?
L’homme qui lui faisait face était flou, comme si nous avions supprimé ses traits avec une gomme sale. Étrangement, il me semblait familier.
— Oui ? répondit-elle avec assurance.
— Ah ! Je te cherchais. C’est moi qui vais t’accompagner pour le test.
— Oh. Vous êtes un peu en avance, non ?
Sa voix tremblotait légèrement à cette évocation.
— Oui. Je suis là pour t’aider à le passer. Si tu as des questions…
— En quoi consiste ce test, exactement ? lança-t-elle avec entrain.
— À tester ton habileté à… Obéir.
— Obéir ?
— Ne t’en fais pas, je vais t’aider, la rassura l’homme flou, posant une main sur son épaule.
— Et que se passera-t-il si… J’échoue ?
L’homme flou resta muet. Le silence s’étirait entre eux. Chrys ne bougeait pas, hormis son index qui tapotait nerveusement sa cuisse.
— Alors ? s’enquit-elle.
— Je n’ai pas besoin de répondre à cette question, parce que tu n’échoueras pas.
Il était sûr de lui, confiant.
— C’est pas une réponse !
— Viens avec moi.
Il lui tendit la main.
Le décor se fondit une nouvelle fois. Ils étaient maintenant dans l’Âmularium.
— Je te présente notre monde. Dans ces étagères, toutes les fioles des âmes y sont triées, rangées. Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse.
— Ce badge me donne accès à tout. Viens.
Autour du cou de l’homme se trouvait un badge en or, comme je n’en avais jamais vu auparavant.
Je les suivais en silence, mes pas résonnant faiblement contre le sol froid de l’Âmularium. Autour de nous, des rangées d’étagères aux innombrables tiroirs s’étiraient à l’infini, comme figées dans le temps. L’atmosphère vibrait d’une étrange énergie.
Après plusieurs minutes de marche dans ce labyrinthe d’âmes, l’homme flou s’arrêta brusquement devant une étagère. Elle débordait d’âmes aux teintes jaunes – une couleur modifiée, bien différente de celles que j’avais l’habitude de manipuler en cours.
Un champ magnétique discret enveloppait la zone, pour empêcher toute tentative de téléportation.
Sans un mot, l’homme sortit un badge et le fit glisser dans une trappe dissimulée sous l’une des rangées. Un déclic se fit entendre.
La porte s’ouvrit sur une énorme pièce aux murs blancs. Le plafond dégageait une lumière diffuse, donnant l’illusion d’être à l’extérieur. Ici, il y avait également des fioles. Seulement, elles ne ressemblaient en rien à ce que j’avais eu l’occasion d’étudier jusqu’à présent. Je me demandai à quoi elle servait.
L’homme flou tendit sa main vers Chrys, l’invitant à le rejoindre.
— Bien. Nous allons pouvoir étudier les cas des tests ayant échoué.
Une nouvelle fois, le décor se fondit dans un tourbillon d’image, avant de me conduire sur un autre lieu.
— C’est dangereux, Chrys. Il faut que tu fuies tout ça !
Un homme différent se trouvait face à elle. Sa peau caramel, ses yeux noirs, sa bouche pulpeuse. Ses traits m’apparaissaient plus nets et présents que ceux de l’autre homme. Dans cette fiole, seul le visage de Chrys était complètement visible.
— C’est ma destinée. C’est comme ça que sont censés se passer les choses.
— Je sais, j’y suis passé, et regarde où j’en suis aujourd’hui ! pestait l’homme caramel. Obligé de fuir, de vivre comme un paria ! À cause de qui, à ton avis ?
— Je sais… Mais… Je ne peux pas m’arrêter en si bon chemin. Ils me forment, m’aident, pour que je réussisse.
— Tu es bien trop proche d’eux. Tu n’es plus objective parce que tu t’es attachée.
— Ce n’est pas ça. J’ai envie de voir où les choses vont me mener.
— Ça n’ira nulle part. Chrys, écoute-moi… supplia l’homme, en s’approchant d’elle.
Elle prit les mains de l’homme dans les siennes.
— Nos projets sont toujours d’actualité, mon cœur. C’est juste… Repoussé.
— Si tu le fais, tu seras marqué… Tu sais à quel point c’est dur d’enlever sa marque ? Tu dois te faire arracher, sans aller jusqu’au bout.
— Je sais.
Nouveau tourbillon.
Cette fois-ci, une pièce sombre se dressait devant moi, m’empêchant d’y voir quoi que ce soit.
— Chrys, tu es prête ?
La voix de l’homme flou me parvint. Je l’avais déjà entendu quelque part, mais où ?
En plissant les yeux, je distinguai Chrys, qui semblait nerveuse. Elle se rongeait la peau des doigts, secouant sa jambe comme un automatisme. Puis, une vapeur de fumée se répandit, faisant apparaître un autre homme aux traits flous. Comme le premier homme, j’eus l’impression de le connaître.
— Ça va ? demanda ce dernier.
— Ce n’est pas trop tôt, Mik. Tu étais où, bon sang ? grogna l’autre homme.
— Le Grand Conseil me retenait. Bon, vous en êtes où ? Ça va Chrys ?
— Pas terrible.
— Rappelle-toi ce que l’on a appris, ça ne devrait pas être très compliqué. Normalement, tu ne devrais pas avoir de questions pièges… Courage.
« Mik » serra Chrys dans ses bras. L’homme flou lui attrapa la main et l’accompagna dans une autre pièce.
— Ah, Chrys. Nous vous attendions. Prenez place.
— Bonne chance, l’encouragea Mik.
Chrys s’avança timidement, ses membres comme en apesanteur. Face à elle, trois hommes se tenaient en hauteur, derrière des pupitres en bois. Leurs visages étaient fermés, presque sévères. Chrys déglutit.
Une maigre chaise en métal gris l’attendait au milieu de la pièce, surplombée par une suspension de lumière vive, qui descendait à quelques millimètres de son visage.
Le silence régnait dans la salle, n’entendant que les pas caoutchouteux des baskets de Chrys. Pas une mouche ne venait rompre ce calme angoissant. Même sans ressentir ses émotions, je vivais la scène avec la même boule au ventre.
Une fois assise, l’un des hommes brisa le silence d’une voix dure :
— Bien, nous allons pouvoir commencer. Quelles sont pour vous…
Ce nouveau tourbillon me surprit, me secouant dans tous les sens. Le rythme de cette fiole était étrange. J’avais du mal à comprendre quel en était le sens.
— Tu as échoué… Merde.
L’homme flou faisait les cent pas, dans ce qui ressemblait à un salon au décor bohème.
— Tu ne m’as jamais dit comment les choses devaient finir si j’échouais…
— Par la mort, Chrys. Par la mort, répéta-t-il.
— Quoi ? Je ne peux pas finir ma vie tranquillement ? s’insurgea-t-elle.
— Non. Tu es marquée, ils savent où tu es. Tu ne peux pas.
— Mais pourquoi je ne peux pas rester en vie ? Finir cette vie-là ?
— Parce qu’ils te considèrent comme défectueuse. Pour eux, tu ne mérites plus ta vie.
— Mais…
Des larmes coulèrent sur les joues de Chrys, ses yeux rouges de tristesse.
— J’avais… J’avais des projets avec Ayden. On voulait… Essayer de concevoir un enfant, de vivre, de…
Sa voix se brisa. L’homme flou, d’abord immobile, finit par la prendre maladroitement dans ses bras. Ses gestes me laissaient penser qu’il n’avait pas l’habitude d’être aussi tendre.
— Mik, appela-t-il.
Un nuage de fumée apparut, laissant apparaître le même « Mik » que précédemment.
— Tu m’as appelé ?
— Donne-moi un pont.
Comme ordonné, Mik sortit une fiole de sa poche. À l’intérieur se trouvait une âme d’une lueur blanche brillante, presque fantomatique. Elle ne bougeait pas, comme si elle était morte.
— Chrys, donne-moi la main.
Je me sentis aspirée. Désormais, je n’avais plus d’image, seulement le son. Les voix s’emmêlaient, mais je parvenais à distinguer les différents orateurs.
— Chrys. Je suis le fondateur des Anges Noirs. Un groupe de rebelles. Nous luttons contre l’oppression du Grand Conseil et n’acceptons pas le sort qu’il réserve aux âmes comme la tienne. Nous avons le moyen de te permettre de vivre ta vie. Mais tu dois bien comprendre que cela s’accompagne de risques, et ce n’est pas sûr à cent pour cent.
Chrys sembla pousser un soupir avant de répondre avec une voix tremblante :
— Que dois-je faire ?
— Pour enlever ta marque, nous devons t’arracher. Parfois, la marque ne part pas totalement. C’est un des risques. Si nous réussissons, tu pourras vivre ta vie comme tu l’entends, sans jamais attirer les regards sur toi. S’il venait à te retrouver, nous pourrions te proposer une autre solution.
— Laquelle ?
— Tu pourrais devenir une Altruiste, reprit Mik. Tu n’aurais plus de souvenirs, mais tu vivrais avec lucidité et pourrais servir notre cause. Te battre avec nous. Cependant, tu serais une fraude, et ta vie ne serait pas non plus assurée.
— Une fraude ?
— Oui. Cela voudrait dire que nous choisirons le rôle que tu souhaites, sans prendre en compte le choix initial du Grand Conseil. Nous devrons reprogrammer ton âme. Mais cela te donnera plus d’impact, plus de pouvoir. Aussi et surtout, tu pourrais, à terme, retrouver ta liberté.
— Mais je n’aurai plus de souvenirs de ma vie actuelle, c’est bien ça ?
— Oui.
— Je peux choisir de me faire arracher, et continuer cette vie ? demanda-t-elle d’une voix tremblante.
— Le choix t’appartient, répondit l’homme flou d’une voix douce.
— Tu parles d'un choix, lança-t-elle d’une voix remplie de chagrin. C’est soit ça, soit la mort. Donc ma réponse est oui, je souhaite que vous m’arrachiez pour tenter de supprimer la marque.
Après quelques secondes, je retrouvais l’image du salon bohème. Chrys était décoiffée. L’homme flou apparut avec une arracheuse entre les mains.
— Prête ?
— Oui.
Puis, le faisceau lumineux emplit la pièce, se propulsant dans son œil droit. Chrys arracha un cri de douleur, perçant l’air, résonnant au fond de mon âme. Le souvenir de Vilenia me frappa, me poussant à crier avec elle, ravivant cette plaie que je pensais guérie.
Elle tomba au sol, sa voix se brisant. Son corps fut pris de spasmes. Des larmes coulaient en cascade sur ses joues.
Après de longues minutes qui semblèrent interminables, Chrys demeura statique, comme si son corps avait durci. Avec panique, l’homme flou et Mik se précipitèrent vers elle.
— Chrys ! s'égosilla l’homme flou. Chrys, répond !
Du bout des doigts, il secouait son épaule. Le corps de Chrys, inerte, ne répondit que par un bruit de vêtement.
— Chrys !
Les deux hommes s’observaient, l’air abattu. Puis, un bruit de toux les surprit.
— Chrys ! s’écria Mik.
— Ça… ça a… marché ? murmura Chrys, d’une voix cassée.
— Oui, tu ne sembles plus marquée, souffla Mik avec soulagement.
Un nouveau tourbillon d'images.
— L’échantillon a pris, Ayden.
L’homme caramel – Ayden – l’observait avec de grands yeux de hibou.
— Quoi ?
— Ça a marché, je suis enceinte !
— Oh !
Il se précipita dans ses bras, la soulevant en pleurant de joie.
— Merveilleux mon amour, j’en étais sûre ! Je t’aime tellement, tellement.
Il l’embrassait sur le buste, son rire se mêlant à celui de Chrys. Puis, un nuage de fumée se répandit dans la pièce.
— Bonjour, les amoureux.
— Elle est enceinte ! Enceinte !
— Félicitations. Je viens vous voir à ce propos. C’est moi qui vais fournir l’âme de la future… De ta fille. Je prendrai…
Le sourire d’Ayden disparut.
— Ce sera une fille ? s’écria Chrys, remplie de joie.
— Oui. Je choisirai une âme arc-en-ciel, pour qu’elle puisse servir notre cause.
— Non, trancha Ayden d'un ton glacial. Non.
— Chéri…
— Non, c’est mort ! s’écria-t-il, un brin de colère en lui. Notre fille ne connaitra pas notre destin. Elle vivra pleinement, elle sera heureuse, et n’aura rien à voir avec ce monde.
— Tu es sûr que c’est ce que tu veux ? demanda l’homme flou d’une voix calme.
— On ne peut plus sûr.
Ayden fulminait, tapant du pied sur le sol. L’homme flou s’apprêta à partir, mais Chrys le retint par le bras. Elle l’entraîna à l’écart.
— S’il te plaît, choisis une âme qui a déjà vécu. Mais qui n’en est pas encore à l’arc-en-ciel.
— Ce type d’âme pourrait ne pas répondre favorablement à notre monde si elle devait y être exposée, tu connais les risques…
— On les prendra. Je veux respecter à moitié l’avis d’Ayden. L’autre moitié m’appartient.
— Très bien.
Un autre tourbillon.
Chrys était dans une baignoire remplie de rouge, semblant dormir paisiblement. Un relent fétide flottait dans l’air, comme si le bain lui rongeait la peau. Ses poumons ne bougeaient plus. En m’avançant, cette odeur me brûlait le nez. Un bain d’acide ?
Un nuage de fumée enveloppa Chrys.
— Vite, récupère son âme, fit l’homme flou sitôt apparu. Avant qu’ils n’arrivent.
Mik, arrivé à ses côtés, s’exécuta.
D'un coup, un flash de lumière pulsa dans mon cerveau, jusqu’à mes globes oculaires. Mon corps était pris de vertige, j’eus l'impression que mon âme essayait de sortir. Une sensation de déchirement me prit, comme si quelqu'un m’arrachait. Pour apaiser ma douleur, je serrais mes tempes entre mes mains — sans succès. La nausée me prit.
Puis, sans que je pusse le contrôler, je sentis mon buste partir en avant, tombant dans un gouffre sans fin.
**
Mon réveil fut accompagné d’une douleur atroce, me faisant serrer les dents. Mes yeux étaient collés, ma bouche pâteuse. Boire. Il fallait que je boive.
Avec difficulté, je me redressai, sentant mes poumons brûler sous l’effort. Quand j’arrivai à battre des paupières, je réalisai que j'étais dans ma chambre. Que s'était-il passé ? J’en avais également perdu la notion du temps. Cette âme… Qu'était-ce ?
J’eus des crampes d’estomac, m'obligeant à me recroqueviller. En moi, tout brûlait. Ma gorge me tiraillait, comme si j’avais vomi toutes mes tripes. Pourtant, je sentais un creux, n’ayant pas mangé depuis un bon moment.
Mon état était plus que déplorable. Si je m’observais dans une glace, j’aurais probablement l’air d'un type qui n’a pas dormi depuis des années. Je m’allongeai et me glissai sous la couette, pris de frissons. Mon cerveau semblait pris dans un trou noir, incapable de se concentrer sur quoi que ce soit.
Puis, l’image d’Alice me vint en tête. Comment allait-elle ? Je devais la voir et m’assurer qu’elle se sentait mieux. Après son malaise, je n’avais pas eu de nouvelles. J’avais besoin de la voir.
À l’aide de mon bras gauche, je tentai de me relever. Après quelques secondes d’effort, mon coude cédait sous mon poids. Tous mes membres tremblaient. Mon corps ne répondait plus, comme léthargique.
Putain, c’était quoi cette âme ?
D’un geste désespéré, j’attrapai mon Platphone, m'y reprenant à trois reprises. Je lui demandai si on pouvait se voir. Comme elle n’avait pas accès à notre aile sans mon badge, elle ne pourrait pas me rejoindre. Il fallait que j’arrive à me lever.
« Spécialement pour toi… » résonnaient les paroles du professeur. Pourquoi m’avoir donné ça ? Est-ce que c’était une sorte de punition, pour avoir loupé notre entrevue du matin ? Ou bien me l’avait-il donné pour une autre raison ?
Dans cette âme, il y avait eu des discussions sur les Anges Noirs. Est-ce que ça avait un lien ?
Je n’en pouvais plus de ces mystères, de ces secrets. Je voulais des réponses, maintenant. Ma tête allait exploser. Il fallait que j’aille réclamer la vérité. Monsieur Rhânlam saurait m’en donner. Ou peut-être Monsieur Dutronc ? Lui qui semblait connaître mon père. Quiconque le connaissait pouvait me donner des explications.
Malgré mes tentatives, je ne pouvais pas me lever. Alors, je restai allongé dans le noir, seul avec mes pensées. Mon front était trempé. Pouvions-nous avoir de la fièvre ? N’était-ce pas seulement réservé aux humains ?
Ma porte s’ouvrit dans un mouvement léger, laissant filtrer la lumière.
— Arrête de me pousser, murmura une voix.
— C’est toi, avance plus vite !
— Non, ça risque de le réveiller.
— Qu’est-ce que tu…
J’allumais la lumière de ma lampe de chevet, découvrant Mirabella et Célestin sur le seuil de ma chambre. Leurs yeux étaient écarquillés, comme si je venais de les prendre en flagrant délit.
— On t’a réveillé ? me demanda Mirabella.
— Non, je n’arrivais plus à dormir.
— On venait voir comment tu allais, me fit Célestin en avançant vers moi.
Mes deux amis s’installèrent sur mon lit et je tentai tant bien que mal de me redresser. Mirabella attrapa ma main, me faisant profiter de sa chaleur. Célestin m’épongea le front.
— Que s’est-il passé ? demandai-je.
— Tu as fait un malaise dans la classe. Melvin et moi t’avons transporté dans ta chambre, répondit Mirabella.
Un rire nerveux s’échappa d’entre mes lèvres.
— Vraiment ?
— C’est le prof qui nous l’a demandé, grogna-t-elle. Te fais pas d’idée.
J’eus de nouveau un spasme délirant. Je ne savais plus quoi penser. De Melvin, de mes professeurs, de mon père, de cette situation, de ma vie tout entière… J’avais l'impression d’être un étranger dans mon propre corps.
— Qu’est-ce que j’ai ? Gémis-je.
— Le prof m’a dit que t’as mal supporté l’âme qu’il t’a donnée. Que la première était toujours douloureuse. Mais je sais pas de quoi il parle... Des âmes, t’en as déjà vu.
— Pas comme celle-ci.
Avec douleur, je parvins finalement à me redresser.
— Il faut que je lui parle.
— Il faut que tu te reposes, corrigea Célestin.
— Non, j’en ai assez de me reposer. Je dois le trouver. Lui, ou Monsieur Dutronc.
— Monsieur Dutronc ? Pourquoi ? questionna Mirabella.
Je lui expliquais ma théorie. Tout ça était lié, j’en étais sûr. Comme un puzzle, tout ce qu’il me restait à faire était d’assembler les pièces manquantes.
— Aidez-moi à me lever.
Annotations