Chapitre 23 - Le Renifleur
*Mirabella*
Célestin vint m’aider à soulever Mattheus, afin qu’il trouve une stabilité sur ses pieds. Sans un mot, nous l’accompagnions à travers les couloirs de notre aile, tellement il peinait à tenir debout. Nous avions insisté pour qu’il se repose. Mais, pensez-vous, il était têtu quand il voulait ! Comme si sa discussion avec l’un des professeurs était vitale. Tandis qu’il s’efforçait d’avancer, brillait dans ses yeux une obstination prête à braver les tempêtes les plus ardues.
À cet instant, il ressemblait à s’y méprendre à un ivrogne, avançant comme une limace sur le sol. C’était triste de le voir dans cet état. Même si son corps lâchait là, maintenant, il continuerait à s’entêter. C’était sa manière d’être, d’une fierté presque suicidaire, née d’un conflit intérieur qu’il n’avait jamais su exprimer autrement.
Ces derniers jours, je sentais le changement qui s’opérait en lui. Il était plus distant, plus éteint. Une idée semblait l’obséder. Comme nous n’avions pas pu nous voir en dehors des cours, nous n’avions pas pu en discuter.
Après s’être assuré que Mattheus pouvait continuer seul, nous avions pris congé. Célestin me tira par le bras, m’entraînant à sa suite. Les gémissements de Mattheus résonnaient encore derrière nous, grotesques et tragiques à la fois, comme une vache en plein vêlage. Je pinçai mes lèvres pour étouffer le rire qui montait malgré moi.
Nous étions presque sortis de l’enceinte que Célestin me barra le chemin avec son bras d'un geste ferme. Son regard appuyé m’indiqua de garder le silence. Pour le moment, je ne comprenais pas pourquoi nous devions nous cacher, même si la R.D.Â. nous rendait constamment nerveux.
En tendant l'oreille, des voix me parvenaient — un homme et une femme. Je n’en reconnus aucune. En me tournant discrètement vers Célestin, j’eus le sentiment que lui savait.
— ...t’assure que c’est une fraude. J’en mettrais ma main à couper, fit l’homme.
— Tu as des preuves ? Tu as fait un prélèvement ?
— Non. Son âme est noire, mais j’ai perçu ses émotions, l’autre jour…
— Ce n’est pas suffisant, coupa-t-elle. On ne peut pas se contenter d’une intuition. Il faut que tu sois certain.
— Ce n’est pas une simple intuition, c’est…
— Ça ne suffit pas, répéta-t-elle. Tu as ma réponse. Maintenant, va-t'en.
Un soupir. Des pas qui s’éloignent. Puis, nous, qui nous lançâmes des regards paniqués. Mon cœur cognait dans ma poitrine. Un frisson glacé parcourut le long de ma nuque. À mes côtés, Célestin fixait le vide, les yeux écarquillés.
Je l’attrapai par la manche, l’invitant à quitter les locaux. L’air frais me saisit. Je posai mes mains sur mes hanches, courbant l’échine, comme après un sprint. Mon souffle se bloquait dans ma gorge. Prenant conscience que je montrais trop d’émotion, je me redressai. Je devais être impassible. Quoi qu’il advienne.
Se relâcher, c’est mourir, me disait constamment mon père, comme un disque rayé.
J’avais grandi dans cette prison invisible, façonnée pour ne jamais faillir. Alors, j’étouffais la moindre émotion. Mais parfois… cette armure me pesait. Et je me demandais : à quoi bon survivre si l’on ne vit jamais vraiment ?
— C’était Fay, souffla Célestin, la mâchoire serrée.
Je levai les yeux, perdue dans mes pensées. J’avais décroché de la réalité, comme souvent quand les souvenirs me happent.
— La voix de tout à l’heure. C’était lui.
Je fronçai les sourcils. Ce nom ne m’évoquait rien.
— Fay ! répéta-t-il un peu plus fort. Le gars chelou. Celui avec qui j’ai couché.
Je me raidis. L’information me percuta de plein fouet.
— Tu penses que c’est lui... le Renifleur ?
— J’en suis persuadé. L’autre fois, il m’a posé des questions sur vous. J’ai failli répondre ! Heureusement, j’ai tenu ma langue, pour une fois.
Je l’observai, incrédule. Une image s’imposa brutalement : Mattheus, à demi-conscient, le visage livide sous les néons. La R.D.Â. l’entourant avec leurs arracheuses encore fumantes.
— Tu plaisantes ?
— Tu sais comment c’est… confidences sur l’oreiller…
— Donc, dans ces moments-là, tu penses à nous ? lui lançai-je, presque énervée. Finalement, t’es peut-être plus étrange que lui. Si tu n’as rien dit, comment est-il au courant ?
Il fronça les sourcils, à demi agacé.
— Je suis pas son mec, qu’est-ce que j’en sais ? grogna-t-il.
On se fixa, bras croisés, comme deux cow-boys en duel.
— Comment il sait ? répétai-je, paniquée.
Il haussait les épaules.
— Je t’avais dit que tu perdrais ton temps avec Melvin, me réprimanda-t-il.
Melvin. Rien que d’entendre son prénom, j’avais les nerfs à vif.
Depuis le début de l’année, je le soupçonnais d’être le Renifleur. Ces derniers jours, j’étais passée en mode espionne, pour apporter des preuves à mes amis. Si bien que je l’avais suivi comme son ombre.
L’autre soir, je l’ai vu s’éclipser derrière l’université. Il se rendait dans les bois. Ceux-ci débouchaient sur une maigre clairière. Je sentais encore l’écorce de l’arbre qui m’avait servi de cachette. D’autres personnes étaient arrivées. Ils s’étaient mis en cercle, main dans la main. Puis, ils sont entrés dans une espèce de transe, limite sectaire. J’ai attendu malgré le sentiment étrange qui était monté en moi. À la fin, ils étaient tous repartis sans un mot.
Alors OK, ce n’était probablement pas lui, le Renifleur. Mais il fallait bien avouer qu’il était bizarre, non ? Et puis, soyons honnêtes cinq minutes : Melvin est du genre à tout faire pour qu’on le remarque. Imbu de lui-même, toujours à se la raconter. Ce côté « Je sais tout, mieux que tout le monde » me donnait envie de le baffer. Il faisait la cible idéale !
Dès qu’il entrait dans le même espace que moi, j’avais cette rage qui se formait dans le creux de mon ventre. Nos regards se croisaient, et je n’avais qu’une envie, l’étriper. C’était plus fort que moi.
Pourtant… C’était vrai qu’il avait toujours une longueur d’avance sur nous. J’ignorais comment il faisait, mais il savait tout. Ça m’intriguait, autant que ça m’agaçait.
Et puis, un jour, une idée m’a traversé l’esprit — une idée que je n’aimais pas du tout. Vilenia connaissait un membre des Anges Noirs. Et si ce membre, c’était lui ? Si Melvin était avec eux depuis le début, juste sous notre nez ?
Je fus tentée d’en parler à Célestin et à Mattheus. Mais… Comme je m'étais déjà plantée une fois, je n’avais pas envie de refaire la même erreur. De nos jours, la confiance était fragile. Si nous devions la lui accorder, ça devrait être pour les bonnes raisons.
— Je sais, soufflai-je finalement. Et maintenant ? C'est quoi le plan avec Fay ?
— Je vais lui parler, répondit Célestin. Seul.
— Tu n’es pas obligé, tu sais.
— Il me fait confiance. Si quelqu’un peut le faire parler, c’est moi.
— Alors, sois prudent.
Célestin se redressa, cherchant le courage enfoui au plus profond de lui-même. Il avait toujours évité les confrontations. Je savais que c’était difficile pour lui. Cette envie de s’améliorer l’honorait.
Il restait figé, incapable d’avancer. Honnêtement, ça me faisait de la peine. Alors, sans trop réfléchir, je m’avançai vers lui. Puis, je l’attrapai dans mes bras. Ce qui n’était pas habituel pour moi, n’étant pas une personne très tactile d’ordinaire.
En vérité, ce sont mes parents qui m’avaient créé à leur image. J’avais toujours gardé mes distances avec les autres. Sauf avec Jack, l’humain avec qui j’étais sortie… Et nous savons tous comment ça s’est terminé.
Mais aujourd’hui, les choses avaient changé. J’avais des amis. De vrais amis. Célestin comptait énormément pour moi. La simple pensée qu’il lui arrive quelque chose, ou bien à Mattheus… Cela me rendrait folle.
Il resserra son étreinte autour de moi, comme s’il avait besoin de s’ancrer. Nous restions ainsi, dans le silence. Puis il s’éloigna doucement, ses mains effleurant mon visage comme s’il voulait en retenir chaque détail. Il déposa un baiser sur ma joue avant de partir. Je le suivis des yeux, le cœur un peu serré, avant de me remettre en route.
Mes pas me guidaient, je savais pertinemment ce que je devais faire. Même si c’était la dernière chose que je voulais… On ne pouvait pas dire que j’avais le choix. J’empruntai le couloir, m’arrêtant devant sa porte. Je pris une grande inspiration. Fis quelques petits bonds sur place, histoire de me donner de l’élan, comme avant un match. Et je toquai.
Quand Melvin ouvrit, la surprise se peignit aussitôt sur son visage. Ses sourcils se levèrent si haut qu’ils frôlèrent le plafond. Intérieurement, je jubilais.
— Bella, que me vaut ce plaisir ?
À peine eut-il ouvert la bouche qu’il m’exaspérait déjà. Je levais les yeux au ciel. Je ne supportais pas qu’il m’appelle comme ça. L’autre connard de Jack me surnommait ainsi, et chaque fois qu’il prononçait ces mots, j’avais envie de lui arracher la langue. C’était un rappel constant. Comme si ma plaie béante était étalée à la vue de tous. Mais je ne dis rien et me contentai de le pousser dans sa chambre.
— Oh, Madame est pressée de...
— J’ai besoin de te parler.
Je m’installais sur son lit comme si j’étais chez moi, tout en lui faisant face. J’abordai un air sérieux, pour qu’il comprenne que l’heure n’était pas aux blagues.
Dans l’attente, je ne pus m’empêcher de jeter un œil à sa chambre. C’était étonnamment propre. Presque trop. On aurait dit la mienne… mais avec une touche d’ancien : des montres à gousset, des vieux parchemins, une boussole… Chaque objet semblait imprégné d’histoire. Ça me parlait. J’avais toujours eu un faible pour les époques révolues, surtout le Moyen Âge.
Concentre-toi, Mira. Tu n’es pas venue pour faire du tourisme.
Melvin s’était appuyé contre la porte, les bras croisés. Son regard bleu était sérieux, presque perçant. Une mèche lui tombait sur le nez. Il avait cette beauté froide, presque intimidante. Et je remarquai à nouveau cette aura qu’il dégageait, ce quelque chose de magnétique, malgré moi. Ses bras se contractaient tandis qu’il patientait. Je replantai mon regard dans le sien.
— Je t’écoute, dit-il enfin, un brin impatient.
— Tu es au courant pour… Matt. Tu sais.
Son visage était impassible. Je n’arrivais pas à décrypter ses pensées. Je devais avouer que ça m’avait toujours déstabilisé.
— À quel sujet ?
— Melvin…
Je lui lançai un regard appuyé. Il attendait. Un soupir m’échappa.
— Son âme.
Le silence s’installa. Il me fixait toujours, comme s’il essayait de percer mes pensées. Je fronçai les sourcils, essayant de ne rien laisser paraître.
Je croisai les jambes, attendant qu’il réagisse. Nos regards s'affrontaient comme toujours. C'était notre truc, cette tension, ce combat d’égo permanent.
Seulement, j’étais venue le trouver. J’avais besoin de son aide. Lui, de son côté, n’attendait rien de moi. Alors, quelque-part, il avait gagné cette bataille.
— Tu es devenu moine ou quoi ? T’as perdu ta langue ?
Un sourire en coin se dessina sur son visage.
— Quand on est à tes côtés, c’est clair qu’on ferait bien une retraite silencieuse.
Sa langue claqua sur son palais. Ma mâchoire se serrait. Sa petite pique m’arracha un soupir. J’avais envie de l’envoyer balader, mais ce n’était pas le moment.
— J’ai besoin de ton aide, lui dis-je calmement.
Ses sourcils se haussèrent à nouveau, étonné.
— Oh, donc tu viens demander un coup de main au grand méchant Renifleur ? Attends, c’est pas toi qui m’as appelé… comment déjà ?
Il fit mine de réfléchir, tapotant son index sur son menton.
— Ah oui ! « Le connard de Renifleur qui ferait bien d’aller renifler le cul de Claus comme le bon toutou qu’il est », c’est ça ?
Merde. C’est vrai que je lui avais dit ça au détour d’un couloir. C’était après la mort de Vilenia, quand la R.D.Â. et toute la clique avaient rappliqué. Claus nous avait interrogé, et après mon interview, j’étais en colère. Comprenez-moi, j’avais besoin d’extérioriser. Et pas de chance pour lui, j’étais tombée sur sa tête d’idiot. Comme à son habitude, il m’avait fait une remarque et… Vous connaissez la suite.
— D’ailleurs, en parlant de toutou, tu as arrêté de me suivre ? ajouta-t-il, un sourire malicieux aux lèvres.
Mais comment il fait ?
Le silence prit une nouvelle fois place entre nous. Ses yeux ne me quittaient pas. Cette manière sans gêne de fixer les gens, c’est cela qui m’agaçait. Comme s’il n’avait peur de rien. Comme si le monde lui appartenait.
Je devais dire quelque chose. Le pousser à m’écouter. À m’aider.
— J’ai eu tort, marmonnai-je, à contre-cœur.
Il se raidit, m’observant comme un phénomène.
— Pardon ?
Putain, il va vraiment m’obliger à le dire plus fort !
— J’ai eu tort, répétais-je, la mâchoire crispée.
Melvin se précipita vers la fenêtre, jetant un œil dehors comme s’il s’attendait à voir tomber des grenouilles.
— Quoi ? lâchai-je.
— Je vérifie qu’il n’y a pas une éclipse ou un truc apocalyptique qui expliquerait ce miracle.
— Oui bon, pas besoin d’en rajouter…
— Oh si, laisse-moi savourer ça ! C’est pas tous les jours que tu m’offres un tel cadeau. Tu peux le répéter ? Allez, encore une fois, pour la postérité ?
— Même pas en rêve.
— Dommage. C’était beau. J’en ai presque eu les larmes aux yeux.
Il me regardait avec son air satisfait et je dus me faire violence pour ne pas lui lancer un coussin à la figure.
— Peut-on revenir au sujet initial, je te prie ?
— Bien sûr, bien sûr.
— Matt, et son âme.
Je le fixai intensément pour qu’il comprenne le sérieux de la situation. Il retrouva son calme, les bras le long du corps.
— Qu’est-ce que tu veux exactement ?
— Je sais pas… Tu sembles en savoir plus que tu le laisses croire. Alors je me suis dit que peut-être… tu pourrais m’aider.
— Me voilà donc promu mentor. Profite de mon savoir légendaire, chère élève.
— T’es insupportable.
Il me fit un grand sourire.
— Tu peux être sérieux deux minutes ? lançai-je, à bout de patience.
— Deux minutes, ça va être long… Mais pour tes beaux yeux, je veux bien tenter le coup.
Je levai les yeux au ciel, excédée.
Quel beauf !
— J’ai surpris une conversation tout à l’heure. Et je crois que je sais qui est le Renifleur.
Sans que j’insiste, je vis que Melvin était de nouveau sérieux. Je veux dire, vraiment sérieux, comme s’il était passé en mode soldat.
— Qu’est-ce que t’as entendu, Bella ? Dis-moi tout, dans les moindres détails.
Sans plus attendre, je lui racontai exactement ce que j’avais surpris. J’ajoutai que Célestin semblait connaître ce garçon, que c’était même quelqu’un qu’il avait rencontré…
— À son anniversaire, me coupa Melvin.
— Quoi ?
— C’est Fay. Le type que son frère lui a présenté.
Je le fixai, les yeux écarquillés. Comment il savait ça ? Depuis quand il était au courant ? Et surtout… pourquoi ne nous avoir rien dit ? Je réalisai à quel point Melvin observait tout. À quel point il comprenait vite. Et même si je ne le lui dirai jamais, j’étais impressionnée.
Puis je baissai les yeux. C’est là que je le vis. Le bracelet. Les pierres incrustées ressemblaient à s’y méprendre à celles de Mattheus. Celles qui protègent l’âme. Je levai le regard vers lui, le doute me rongeant. Lui aussi était-il une fraude ? Était-ce pour ça qu’il était avec nous ?
Melvin suivit mon regard, fronça les sourcils.
— C’est pas ce que tu crois.
— Et qu’est-ce que je crois, exactement ? répliquai-je, en me relevant brusquement.
Un silence pesant s’installa. Il s’avança vers moi. Mon cœur fit un bond. Il était si près que je pouvais respirer son odeur. Un mélange inattendu de citron, de cannelle et d’ambre. Un parfum doux. Envoûtant.
— Je suis pas une fraude, Bella.
— Je t’ai déjà dit de…
Je n’eus pas le temps de finir. Melvin me fixait intensément. Nos visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres. Il leva la main, effleura ma joue, puis attrapa doucement ma tête, le pouce posé sous mon menton. Son regard plongea dans le mien, fouillant, creusant, comme s’il cherchait la vérité au fond de mes yeux.
— Je suis sérieux, Bella. Ce que t’as vu… tu dois rien dire. Je suis pas une fraude. Je… Tu dois rien dire, répéta-t-il.
Je ne comprenais pas. Si ce bracelet n’était pas un faux… alors pourquoi ? Qu’est-ce qu’il cachait exactement ? J’avais déjà entendu parler de copies presque parfaites. Mais celle-ci… elle semblait authentique.
Je saisis son poignet, examinant de plus près. Il me laissa faire, son regard toujours fixé sur moi. Le bracelet était sculpté à la main, finement ouvragé. Trois pierres vert émeraude, traversées d’une brume noire mouvante.
Il referma sa main sur la mienne avec douceur.
— Bella… Est-ce que je peux te faire confiance ?
Il y avait quelque chose dans sa voix. Presque une supplique. J’aurais pu savourer ce renversement, ce moment où c’était lui qui avait besoin de moi. Mais je n’en fis rien. Parce que je sentais que c’était important. Vraiment important.
— Oui… soufflai-je.
Un sourire en coin effleura ses lèvres. Puis il s’éloigna, me laissant soudain à court d’air. Je fixai son dos à travers son t-shirt blanc. Je sentis que quelque chose venait de basculer. Un secret nous liait désormais, même si j’ignorais encore lequel.
— Tu sais ce que ça impliquerait ? lança-t-il sans se retourner.
— Quoi ?
Je relevai la tête, perdue.
— Si on arrête le Renifleur… tu sais ce que ça voudrait dire, pas vrai ?
Tout me revint à la figure, comme un raz-de-marée agité.
— Qu’on devra le tuer.
À vrai dire, je n’avais pas vraiment réalisé l’ampleur de la réalité. Je n’avais pas mesuré la charge qui allait nous incomber. Et que, pour changer les choses, pour se protéger, il faudrait tuer. Même si j’étais La Mort, je n’étais pas une meurtrière. Nous récupérions les âmes sur des corps déjà morts. Je n’avais pas imaginé un instant que je devrais passer à l’acte. Me salir les mains.
Melvin sentit mon désarroi. Il s’approcha de moi, releva doucement mon visage. Ce geste… il devenait presque familier.
— Bella…
Je croisai son regard, et je vis cette douceur, cette admiration silencieuse. Comme si j’étais… importante. Pourtant, l’entendre prononcer ce surnom me donnait envie de tout casser autour de moi.
Il attrapa une mèche de mes cheveux et la fit glisser entre ses doigts, pensif.
— J’ai quelque chose à te dire, murmura-t-il. Tu pourras garder le secret ?
Je déglutis. Puis j’acquiesçai.
— Avant tout… à propos de Matt, tu devrais parler à son père.
— Pourquoi ?
J’allais insister, mais un bruit dans le couloir nous coupa. Melvin se raidit. Il me fit signe de ne pas faire un geste. Puis, silencieusement, il s’approcha de la porte et jeta un œil par le judas. Son visage se ferma, plus dur. Il se retourna vers moi.
— Dis rien. Bouge pas.
Il sortit sans un mot. Je m’approchai à mon tour, l’oreille collée à la porte.
— Qu’est-ce que tu veux ? Pourquoi tu frappes à sa porte ? demanda Melvin, calme mais tendu.
— Tu le sais très bien.
Je reconnaissais cette voix ! Celle du couloir. Fay. Je devais aider Melvin et… La poignée était bloquée. Il était devant la porte et la maintenait. Cherchait-il à me protéger ?
— J’vois pas de quoi tu parles, répondit Melvin.
— Oh, allez. Tu crois que je suis dupe ? J’ai lu ton regard. Tu crois que l’amour protège les gens comme ça ? Tu rêves.
— Tu sais pas de quoi tu parles.
Un rire strident, presque inhumain, fendit l’air.
— Qu’est-ce que tu caches, Melvin ? Tu protèges la fraude ? Ouvre cette porte.
— Pas question.
— Ouvre.
Sa voix était devenue grave. Sombre. Inhumaine. La porte trembla, comme sous un choc. Puis j’entendis Melvin grogner. Était-il blessé ? Mon cœur s’emballa. J’ouvris la porte.
— Tiens tiens tiens, mais qui s’invite à la fête ? susurra Fay.
— Bella, je t’avais dit de rester à l’intérieur !
— Je n’allais pas te laisser tout seul !
— Que c’est mignon.
Je relevai lentement les yeux vers lui, croisant son regard fauve, brillant d’un éclat trouble. Ses prunelles dorées s’ancrèrent dans les miennes avec une intensité presque suffocante, comme s’il sondait les recoins les plus reculés de mon être. Un sourire s’étira lentement sur ses lèvres, carnassier, mal contenu. Il passa sa langue sur sa lèvre inférieure avec une langueur malsaine, comme si la tension de l’instant avait éveillé chez lui un plaisir dérangeant. Un frisson glacé me traversa l’échine, et un haut-le-cœur me saisit. Mon visage se crispa de dégoût. Cet individu dégageait quelque chose de profondément perturbant, une noirceur rampante qui semblait vibrer autour de lui.
Je me détournai légèrement pour tendre la main à Melvin, toujours au sol. Il saignait à l’arcade sourcilière, une mince traînée rouge s’étirant jusqu’à sa joue. Du bout du pouce, je recueillis le sang. Melvin me lança un regard surpris, presque interdit, mais resta silencieux. En un battement de cils, son attention se détourna, rivée sur notre adversaire. Dans un geste sec, il m’attira derrière lui. Je faillis perdre l’équilibre, me retenant de justesse contre le mur, le cœur battant.
Fay nous observait, immobile. Un éclat moqueur dans les yeux, il se délectait de notre trouble. Et c’est là que je le vis. L’objet qu’il faisait rouler entre ses doigts. Une arracheuse. Il la tapotait doucement contre sa paume, comme on flatte un fauve en laisse.
— On en était où, déjà ? Ah oui…
— Ça suffit, Fay. Laisse-nous.
— Pas sans récupérer ce que je suis venu chercher.
Melvin me maintenait contre lui. Je sentais sa chaleur, son souffle court. Sous sa peau, ses muscles contractés à l’extrême. En face, Fay leva les yeux au ciel avec une nonchalance cynique. Puis, dans un geste d’une lenteur volontairement théâtrale, braqua l’arracheuse droit sur nous. Le canon de l’arme brillait sous la lumière tremblante du couloir. Ses yeux, auparavant dorés, s’étaient assombris comme si une ombre les avait engloutis. Je n’eus pas besoin qu’il parle pour savoir qu’il était prêt à appuyer sur la détente. Sans une once d’hésitation.
— Tu serais donc prêt à risquer ta vie ? lança-t-il d’un ton glacial, presque amusé.
Melvin resta muet. Je le sentis se raidir davantage, son bras frémissant d’une colère contenue. Chaque respiration qu’il prenait semblait alimenter la tempête qui grondait en lui. La peur montait en moi, comme une vague acide, mais elle était balayée par une certitude : nous ne pouvions pas le laisser faire. Je ne laisserai pas Fay toucher à Mattheus. Jamais. J’étais prête à risquer ma vie, comme Melvin semblait l’être aussi.
Le poids de Melvin se fit plus lourd contre moi. Mon cœur manqua un battement. Pendant un instant suspendu, j’ai cru qu’il s’effondrait. Qu’il avait été touché. Mais ce n’était pas ça. C’était un bond. Un jaillissement de rage. De détermination. Il s’élança sur Fay avec la force d’un fauve, le percutant de plein fouet. L’assaillant bascula à la renverse dans un grognement surpris. L’arracheuse lui échappa des mains, glissant sur le sol dans un bruit métallique.
Je courus, mon regard rivé sur l’arme. Mon sang pulsait dans mes tempes. Chaque pas me rapprochait du salut. Mais une silhouette se ressaisit plus vite que prévu. Fay. Il se redressa d’un mouvement fluide, presque inhumain. Sa main fondit sur l’arme avant la mienne. Il me devança d’une fraction de seconde.
Je m’arrêtai net.
Il me lança un regard qui fit naître le froid au creux de mon ventre. Son sourire était déformé. Cruel. Son doigt se posa lentement sur la détente, presque avec plaisir. Je ne bougeais plus. L’air autour de moi semblait se figer, s’épaissir.
Puis son index bougea.
Je levai les yeux. La lumière s’alluma au fond du canon, embrassant mon âme. Je n’entendis que le cri lointain de Melvin, avant de perdre l’équilibre.
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