Nouvel an
La salle s’était peu à peu vidée, abandonnant à l’écho des pas les murmures fiévreux qui l’avaient habitée. Ce n’était plus qu’un espace vaste et presque dénudé, où les vestiges d’une tension électrique persistaient encore dans l’air. Le parquet de l’estrade craquait légèrement sous le poids d’André, étendu de tout son long, un sachet de barres chocolatées levé comme un trophée. Il lisait à mi-voix la liste des ingrédients, sa voix rauque teintée d’un sarcasme léger, interrompue par des contradictions qu’il s’infligeait lui-même.
— Du malt, du soja... Non, ça ne peut pas être du soja. Ou peut-être ? Enfin, qu’importe... tout ça a le goût d’une révolution mal emballée.
Ses paroles, presque détachées, semblaient flotter dans l’espace vide, comme s’il s’adressait à un auditoire invisible. Mais il n’était pas seul. Thomas, encore hésitant, s’était approché, flanqué d’un petit groupe qui s’était resserré au fil des minutes. Une femme au regard perçant, aux cheveux soigneusement attachés, avançait avec assurance. À ses côtés, un homme d’une élégance naturelle, malgré son apparente fragilité, observait la scène avec une curiosité froide.
Emmerich, fidèle à lui-même, était resté en retrait, appuyé contre une rambarde de bois, scrutant André avec un sourire discret mais calculateur. Il n’avait jamais perdu l’occasion de glaner quelques éclats de l’aura magnétique du chef, même dans ces moments où l’homme paraissait presque ordinaire, absorbé par une trivialité.
Le groupe se rapprochait. La tension était subtile mais présente, comme une corde tendue prête à vibrer. Parmi eux, Jacquet, encore abasourdi, se tenait légèrement à l’écart. Il évitait de croiser le regard d’André, la scène précédente encore fraîche dans son esprit. Il avait du mal à croire qu’il se tenait là, dans ce cercle restreint, sous l’œil vigilant de ceux qui avaient juré fidélité à une cause bien plus grande que lui.
La salle était devenue un murmure vivant, un mélange de silences pesants et de voix basses échappant des coins sombres. Dans l’ombre projetée par les grandes poutres, le petit groupe se réunissait, leurs regards fuyants convergeant régulièrement vers André.
— Paul est en retard. Encore. Ça commence à devenir une habitude…, murmura la femme, le regard aiguisé, comme si elle pesait chaque mot avant de le laisser sortir.
L’homme élégant, au dos droit malgré son allure frêle, hocha lentement la tête, croisant les bras.
— C’est inquiétant. André peut bien le couvrir, mais ce retard commence à faire des vagues. On ne peut pas avancer sans lui, pas cette fois.
Jacquet, les épaules voûtées, jetait des coups d’œil furtifs à André, espérant qu’il ne les avait pas entendus. Mais le silence tomba soudain. Les murmures s’évanouirent, comme absorbés par une force invisible.
André s’était redressé. Lentement. Sa stature semblait remplir tout l’espace, écrasant toute velléité de rébellion. Ses yeux gris, perçants comme un ciel d’orage, balayèrent le groupe, s’arrêtant une fraction de seconde sur chaque visage. Puis il lâcha, d’un ton presque absent :
— Paul est mort.
Un choc. L’air devint lourd, oppressant. Thomas, qui venait à peine d’arriver, s’étouffa presque en ajustant ses lunettes.
— Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? André, ce n’est pas drôle...
— Je n’ai pas pour habitude de plaisanter.
La voix d’André était basse, froide, mais elle portait avec une intensité terrifiante.
La femme, toujours aussi ferme malgré la tension, intervint, elle tenait à cœur de savoir si le chef de la troupe plaisantait ou pas. Elle agrippait trop les épaules du lamentable Jacquet qui sentait ces faux ongles lui transpercées la peau.
— André, c’est absurde. Paul est vital pour cette mission. Sans lui, on...
Ce dernier leva une main pour l’interrompre. Un geste lent, presque cérémonieux, qui imposa un silence immédiat. Il se leva avec une fluidité déconcertante, ses bottes résonnant lourdement contre le parquet.
— Paul était vital. Mais il a oublié une chose essentielle : on ne me désobéit pas. Surtout pas lorsque cela touche aux Graham.
Un frisson parcourut l’assemblée. Thomas, l’air blême, tenta de protester.
— Vous... Vous ne pouvez pas vouloir dire que...
André se tourna vers lui, un sourire glacial au coin des lèvres.
— J’ai appris une chose, Thomas, au fil des ans. La loyauté n’est pas une option, c’est une exigence. Et ceux qui trahissent cette exigence...
Il laissa planer un silence menaçant, sa voix s’assombrissant encore : ... finissent par être de simples exemples.
Jacquet recula d’un pas instinctif, se souvenant brusquement pourquoi il était ici ce soir.
Le regard d’André glissa ensuite sur chacun d’eux, s’arrêtant un instant plus long sur la femme, dont la mâchoire s’était crispée. Elle portait un manteau lourd, presque militaire, qui accentuait la dureté de ses traits. Sa main droite, légèrement tremblante, serrait une vieille chevalière qu’elle portait toujours. À côté d’elle, l’homme chétif au costume parfaitement ajusté semblait se ratatiner sous le poids du silence. Pourtant, ses doigts effilés tapotaient nerveusement contre sa cuisse, un tic qui trahissait son agitation.
Thomas, après avoir ajusté nerveusement ses lunettes, lâcha soudain une pensée qui flotta quelques instants avant de s’écraser comme un couperet.
— Paul n’aurait jamais eu cette idée seul. Quelqu’un l’a incité, j’en suis sûr. Peut-être même qu’il... qu’il y a un ou plusieurs traîtres parmi nous.
Les mots laissèrent une marque. L’homme frêle, qui était resté en retrait jusque-là, échangea un regard inquiet avec la femme aux traits durs, dont la posture rigide trahissait une colère contenue.
Le leader resta immobile, laissant le silence s’épaissir autour de lui avant de répondre, d’un ton presque indolent.
— Hm, c’est vrai. Paul n’était qu’un pion dans cette partie. Mais un traître ? Non. Il n’y a pas de traître.
La jeune femme, plus discrète jusqu’à présent, avança d’un pas, ses cheveux foncés tirés en arrière laissant entrevoir un visage marqué par une jeunesse ardente, presque impétueuse. Son regard perça André avec une détermination mal dissimulée.
— Pourquoi tu en es aussi sûr ? lança-t-elle d’un ton qui oscillait entre défi et scepticisme.
André tourna lentement la tête vers elle, ses yeux gris s’assombrissant. Son sourire s’effaça tandis qu’il fixait la jeune femme, comme pour peser chaque mot avant de répondre.
— Un traître n’irait pas risquer une attaque contre un endroit aussi emblématique que la grande cathédrale, Sa voix s’éleva légèrement, chaque syllabe résonnant dans la pièce comme un coup de marteau, Et même si cela devait se faire, ce ne serait pas de cette manière. Non... Ce qui me déplaît, c’est autre chose. Cela confirme une crainte que j’avais déjà. Et de toute manière, je fais toujours fuité nos plans et nous longeons dans la plus grande tour du continent. Sans parler, des caméras partout. Pas besoin de traître, il savent déjà tout !
Une gène s'infiltra parmi le groupe. La femme plus âgée, jusque-là silencieuse, serra légèrement les bras contre elle, son manteau militaire accentuant l’austérité de sa silhouette.
— Quelle crainte ? demanda enfin Emmerich, sa voix grave et posée, bien qu’un soupçon de tension se lisait dans ses traits.
Le demi-regard d’André s’assombrit davantage, et sa voix se fit plus dure :
— Que tout cela... tout ce mouvement... profite à quelqu’un d’autre.
La jeune femme aux traits juvéniles se tendit, ses doigts frémissant légèrement contre la couture de sa veste usée. Son poignet révélaient un tatouage et des motifs de mal-être.
— Tu veux dire qu’une personne nous manipule ? demanda-t-elle, la pointe de défi dans sa voix s’adoucissant en une note de prudence, Mais tant que ça nous profite à nous aussi, alors ce n’est pas si grave, si ?
Le vieil homme intervint, appuyant les paroles de la jeune femme.
— Oui, si cela prépare le terrain pour nous, peut-être que ce n’est pas une si mauvaise chose après tout...
Mais le meneur les interrompit d’un geste. Son regard noir fit taire toute autre tentative de rationalisation.
— Non. Pas du tout. Son ton était tranchant, presque brutal, Et je vais vous dire pourquoi : nous ne sommes pas seuls dans cette histoire. Nous ne jouons pas simplement une partie contre eux. Il y a d’autres joueurs, et nous sommes actuellement en train de courir contre la montre.
Son regard glissa sur chacun d’eux, s’arrêtant une seconde de plus sur la jeune femme aux traits juvéniles. Elle se redressa instinctivement sous le poids de cette attention.
André resta immobile quelques instants après sa tirade, laissant les mots s’inscrire dans l’air comme une brûlure. C’est Emmerich qui brisa finalement le silence, croisant les bras avec un rictus sceptique.
— Et toi, tu comptes attaquer le Capitole avec tout ce monde-là ? lança-t-il, sa voix grave lançait comme un défi, Même si on l’attaquait de front, tous ensemble, on n’arriverait à rien. On se demande bien qui est le plus fou dans cette histoire. Tu comptes tous nous trimballer sous la jupe de la reine ?
Les lèvres d’André s’étirèrent en un sourire énigmatique, son regard légèrement narquois se posant sur l'ancien soldat.
— Nous sommes plus nombreux que tu ne le crois. Et pourquoi se cacher sous des jupes quand on peut très bien s’y agripper et traîner la reine sous les projecteurs ?
Il ponctua sa phrase d’un léger éclat de rire, presque enfantin.
La jeune femme esquissa une grimace de dégoût.
— Ew ! Sérieusement, André ?
Un autre, au fond, tenta un rire nerveux.
— Très drôle.
Mais Emmerich, lui, n’avait pas fini.
— Alors, tu comptes vraiment le faire ? demanda-t-il.
Ss yeux se plissaient sous un mélange d’irritation et de curiosité.
André haussa les épaules, presque désinvolte.
— Oui. Et j’espère bien brûler tout ce qui va avec. Il faut qu’on en fasse une révolution.
Son expression se transforma en une miriade de haine et de rage tandis qu'il fermait son gant noir.
La femme plus âgée, jusque-là silencieuse, fronça les sourcils et intervint :
— Nous ne sommes que des milliers, je te signale. Comment est-ce que tu t’attends à faire tout ça ?
André pivota légèrement vers elle, ses traits soudain plus graves, presque impénétrables.
— Nous sommes des millions. Bien plus nombreux que tu ne le crois Ana.
Un murmure d’incompréhension parcourut la salle. La jeune femme, dont les traits s’étaient durcis, fronça les sourcils.
— De quoi tu parles ?
André recula légèrement, les bras croisés, comme s’il savourait la stupeur collective.
— D’ici là, attendez bien sagement vos invitations. Et quand le moment viendra..., fit une pause dramatique, son sourire revenant, chargé d’une intensité malsaine, Faisons tout exploser.
Il se leva soudainement, d’un mouvement fluide, et tourna le dos au groupe.
— Nous avons terminé.
Thomas, hésitant, s’approcha de lui, ses pas trahissant un mélange d’admiration et d’inquiétude.
— Vous vous en allez ?
André répondit sans se retourner, ajustant son manteau d’un geste théâtral.
— Non. Je compte gravir la tour. Jusqu’à ce soir.
Thomas accéléra pour se mettre à sa hauteur.
— Est-ce que je peux vous accompagner ? J’aimerais vous parler de quelques idées que…
André leva une main pour l’interrompre, son ton doux mais ferme. Il posa ses doigts sur son épaule.
— Tu es mon fidèle bras droit, Thomas. L’héritier de ce mouvement. Va donc te reposer. Ça ira. Merci.
Le jeune homme s’arrêta net, visiblement déçu, mais il n’insista pas. Le chef sortit, laissant le reste du groupe dans un mélange de stupeur et de réflexion silencieuse. Emmerich, les mains sur les hanches, fut le premier à briser l’immobilité.
— Bon, quelqu’un veut bien m’expliquer ce qu’il vient de se passer ? lança-t-il d’un ton mi-sérieux, mi-ironique, tentant de dissimuler sa propre confusion.
Mais personne ne répondit. Chacun digérait à sa manière l’échange, les regards se croisant sans trouver de réponses. Encore une folie de notre boss, se disait-il.
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