Jour de l'indépendance

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Un vent mordant balayait le toit de la tour, sifflant entre les structures métalliques et soulevant par intermittence quelques flocons de neige. Dans l’ascenseur, un homme ajustait sa veste avec soin, ses mouvements empreints de la minutie de quelqu’un qui savait l’importance des apparences. Ses doigts fins lissèrent le col une dernière fois avant qu’il ne lâche un soupir audible.

— Heureusement que j’ai pensé à prendre mon écharpe et ma veste... Brr, murmura-t-il en resserrant le tissu doux autour de son cou.

L’écharpe qu’il portait, ornée de motifs festifs de Nouvel An, était un contraste saisissant avec son costume sombre. Alors que l’ascenseur ralentissait, une légère vibration annonça son arrivée. Les portes s’ouvrirent dans un tintement clair, dévoilant une scène à la fois grandiose et désolée.

Une mer de lumières scintillait dans l’obscurité, la ville s’étendant à perte de vue sous un ciel glacé. Le toit, vaste et presque vide, n’abritait ni foule ni agitation. Juste des chaises éparpillées, vestiges d’une activité passée, et des espaces ouverts qui semblaient destinés à la danse mais désormais désertés. Des pétales de fleurs fanées gisaient ici et là, portées par le vent dans des spirales éphémères.

L’homme s’avança, ses pas résonnant faiblement sur le sol glacé, et de petites volutes de vapeur s’échappaient de ses lèvres à chaque expiration. Ses yeux scrutèrent l’horizon, s’arrêtant enfin sur une silhouette près du bord.

Une femme se tenait là, bien emmitouflée contre le froid. Elle portait une longue blouse blanche qui flottait légèrement sous l’effet du vent, et un bonnet gris orné de discrètes paillettes blanches, d’où s’échappaient des mèches brunes claires, coiffées avec une simplicité élégante. Elle observait la ville avec une sérénité apparente, son souffle formant des nuages éphémères devant elle.

Derrière elle, une petite table portait les vestiges d’un repas. Quelques assiettes vides, des emballages abandonnés, et un unique plat encore intact, soigneusement laissé de côté. Dans sa main, un gobelet fumant diffusait une odeur chaleureuse de café, tranchant avec la morsure de l’hiver.

L’homme s’arrêta à quelques pas, un sourire éclairant son visage malgré le froid.

— Coraline Anne Sophie. prononça-t-il avec entrain.

Sa voix caressa doucement le silence hivernal.

La femme se retourna lentement, un léger sourire au coin des lèvres, mais ses yeux restèrent voilés d’une expression indéchiffrable, comme si elle pesait déjà les mots à venir.

De douces brises s'aventuraient toujours sur le toit de la tour, mais la scène avait pris une tournure plus intime. Coraline, toujours accoudée au bord, se retourna entièrement pour faire face à André. Ses traits étaient illuminés d’une lueur espiègle, mais une certaine mélancolie semblait y planer en arrière-plan.

— Eh bah André, tu en as mis du temps ! lança-t-elle avec un sourire taquin.

Pendant un bref instant, André sembla figé. Il crut reconnaître dans les traits de Coraline une ombre d’un souvenir ancien, une figure qu’il avait chérie, disparue depuis longtemps. Une peau noire, un sourire angélique, et un éclat blanc qui symbolisait tout ce qu’il avait perdu.

— Nev..., murmura-t-il.

Sa voix demeura presque inaudible, alors qu’il sentait son cœur vaciller.

Mais la réalité le ramena brusquement à l’instant présent. Ce visage n’était pas celui qu’il espérait revoir. Il ravala ce nom profondément enfoui et ajusta sa posture avec une maîtrise retrouvée.

— J’étais sceptique en recevant ton message. “Rendez-vous d’affaire galante”... sérieusement ? Je n’ai plus aucune raison de te consulter, mais si c’est pour parler d’affaires, je dois avouer que ça m’intrigue un peu.

Coraline éclata d’un rire franc, se détournant pour s’appuyer contre la rambarde. Le motif en forme de météore brodé sur sa blouse captait la lumière de la ville en contrebas, brillant légèrement dans l’obscurité.

— Alors ! Comment va mon docteur préféré ? Oh, pardon, le moins préféré, évidemment ! plaisanta-t-il, son sourire toujours aussi malicieux.

Avant qu’André n’ait le temps de répondre, elle s’approcha brusquement et agrippa sa veste, un air de tristesse exagéré envahissant soudain ses traits.

— Je m’ennuie tellement, si tu savais ! gémit-elle, Ils ne font que m’utiliser pour leurs basses besognes. Tu es sûr que tu n’as pas de problèmes de santé ou que tu ne veux pas retomber malade ? Parce que là-bas, je n’ai rien à faire.

André roula des yeux, habitué à ces exagérations théâtrales.

— Démissionne et arrête de me contacter. Sérieusement, Coraline. Je n’ai pas le temps pour ces enfantillages. Et... arrête de t’essuyer sur mon t-shirt. C’est une édition collector ! grogna-t-il.

Il essayait tant bien que mal de repousser doucement ses mains qui s’étaient agrippées à son vêtement. Mais Coraline ne s’arrêta pas là. Elle laissa ses larmes couler volontairement, jouant la carte du drame à fond, et s’accrocha à son maillot comme si elle pleurait toutes les misères du monde.

— Pourquoi tu ne me laisses pas faire partie de ton groupe ? Bouhouhou ! sanglota-t-elle exagérément, enfouissant son visage contre son torse.

André, bien qu’agacé, se laissa aller. C’était toujours ainsi avec elle. Cette dernière avait dépassé depuis longtemps le cadre professionnel pour devenir une sorte de bonne amie, bien que la réciprocité soit absente. Il ne faisait que l’écouter et, parfois, lui accorder un peu de temps, suffisamment pour qu’elle ne sente pas le rejet qu’il éprouvait à l’idée de s’attacher de nouveau à quelqu’un.

Avec un soupir résigné, il tapota maladroitement le haut de sa tête, fixant un point invisible au loin.

— Tu es impossible, “docteur”. Mais si tu veux pleurer, vas-y, fais-toi plaisir. Juste... laisse mon t-shirt tranquille.

Un sourire discret passa sur ses lèvres, bien qu’il essayât de le cacher. Quelque part, cette excentricité lui rappelait un fragment d’humanité qu’il avait presque oublié.

Coraline se détacha doucement de lui, essuyant rapidement une larme imaginaire pour masquer l’embarras de son petit spectacle. Elle se dirigea vers la table où elle posa son gobelet de café, reposant négligemment non loin de son sac.

En fouillant à l’intérieur, elle en sortit un grand contenant métallique. André, debout à quelques mètres, perçut immédiatement ce qu’elle tenait en main et sentit son estomac se nouer. Son visage se ferma, sa mâchoire se crispant légèrement.

—Tiens, c'est pour toi.

Elle lui tendit le récipient avec un sourire innocent, mais son regard trahissait une légère malice, comme si elle savait exactement l’effet que cela produirait.

André secoua la tête, reculant d’un pas, les mains dans ses poches.

— J’ai arrêté, Coraline. Depuis longtemps. Et je préfère continuer sans. Merci.

Elle haussa les épaules, exagérant une moue déçue avant de répondre :

— Oh, eh bien, dans ce cas... je vais pas m’en priver.

Sans attendre, elle ouvrit le contenant, en sortit un cachet qu’elle avala d’un geste sec, sans eau ni hésitation. André détourna le regard, ses lèvres se pinçant légèrement, mais il ne dit rien. Ce geste éveillait en lui des souvenirs qu’il aurait préféré oublier, un passé où ces comprimés avaient une place qu’il ne voulait pas revisiter.

Le silence fut interrompu par une douce mélodie sifflotée, portée par le vent. Elle semblait provenir d’un immeuble voisin, une chanson familière, presque nostalgique. Coraline ferma un instant les yeux, appréciant la musique, avant de se tourner vers André avec une expression mi-taquine, mi-inquiète.

Mais à sa grande surprise, il longea la distance qui les séparait et tendit une main dans sa direction.

— Viens.

Elle haussa un sourcil, un peu décontenancée.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Contente toi de prendre ma main !

Elle éclata d’un rire léger mais sincère, prenant sa main sans plus hésiter.

Il l’attira doucement vers lui, posant une main sur son épaule et l’autre dans la sienne. La chanson continuait, portée par le vent, et leurs pas se mirent à suivre son rythme sans qu’aucun des deux ne prononce un mot. La danse n’avait rien de gracieux ni de préparé, mais elle portait une certaine simplicité, un équilibre fragile entre deux âmes perdues.

La clinicienne fredonnait la mélodie, comblant le silence, tandis qu’André se contentait toujours de fixer un point invisible au loin. Ses traits restaient fermés, ses yeux trahissant une tristesse qu’il ne pouvait effacer. Pourtant, il continuait à guider leurs pas, comme si ce moment d’humanité volé était tout ce qu’il pouvait offrir.

Elle, de son côté, gardait un sourire mélancolique. Elle savait pourquoi elle était là. Officiellement, elle le surveillait. Officieusement, elle s’accrochait à cet homme, à cette figure contradictoire qu’elle refusait de voir sombrer.

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