Charlie
Le bruit ambiant des couverts entrechoqués, des conversations animées, et des pas pressés s’entremêlait en une symphonie diffuse, presque irréelle. L’homme, debout au centre d’une cuisine impeccablement propre, semblait absent. Ses mains se mouvaient avec une précision qui trahissait des années de pratique. Elles s’étaient emparées d’un torchon imaginaire, frottant délicatement un verre invisible, ou peut-être une assiette. Pourtant, rien ne se trouvait entre ses doigts. Aucun plan de travail, aucune tâche précise. Juste un automatisme, une mémoire musculaire, mais surtout, une absence totale de l'instant présent.
Il était là, perdu dans les méandres de son esprit, submergé par des souvenirs qui dansaient comme des ombres sur les murs de sa conscience. La cuisine, vaste et moderne, équipée de machines dernier cri, semblait à la fois imposante et étrangement vide. Le carrelage noir brillant reflétait les lumières artificielles, créant un effet de profondeur presque vertigineux. Les étagères en acier inoxydable luisaient sous les néons blafards, mais pour lui, tout cela était flou, comme une toile peinte à la va-vite.
— Chérie ! Chérie ! Hé oh ! Tout va bien ?
Une voix féminine claire et douce traversa enfin ce voile.
Elle venait de quelqu’un à la silhouette indéfinie, une ombre bienveillante qui paraissait loin et proche à la fois. Sa voix avait cette qualité presque musicale, mais elle peinait à percer l’épaisse brume dans laquelle il était plongé.
Le chef ou plutôt, l'aspirant chef cligna des yeux, confus. Le poids des années, des rêves inachevés et des regrets le tenaient captif. Ici, dans ce lieu qui aurait dû être son sanctuaire, tout ce qu'il ressentait, c'était l'absence. Pas de poisson crû à découper sous ses mains. Pas d'ingrédients prêts à être transformés en un plat exceptionnel. Rien. Juste ce vide, ce geste fantôme, et le murmure lancinant de souvenirs qui ne voulaient pas mourir.
Il leva enfin les yeux, cherchant l’origine de cette voix. Les contours de la réalité se réaffirmaient lentement. Les éclats des néons semblaient moins cruels. Il respira profondément, sentant les effluves de plats délicieux s’échapper des cuisines adjacentes : un ragoût épicé, du pain fraîchement sorti du four, et une pointe de sucre caramélisé. Des odeurs qui auraient dû raviver sa passion, mais qui, aujourd’hui, ne faisaient que souligner l’écart entre ses aspirations et ce qu’il était devenu.
Il baissa à nouveau les yeux sur ses mains, immobiles maintenant, mais encore légèrement tremblantes. "Qu'est-ce que je fais là ?" murmura-t-il pour lui-même, à peine audible, tandis que l’image d’une autre cuisine, plus ancienne, plus modeste, lui revenait en mémoire, brouillant davantage la frontière entre rêve et réalité.
Un éclat de rire doux et mélodieux, semblable à une brise légère caressant les feuilles, le ramena. André bougeait des yeux, et son cœur virevoltait. Devant lui se tenait sa fiancée, radieuse, avec ce regard qui semblait toujours dire : Je crois en toi, peu importe ce qui arrive. Sa beauté était intemporelle, magnifiée par une patience infinie et une tendresse qu’il n’avait jamais su mériter.
Pour un instant, tout son malaise s'effaça. Rien n'avait vraiment changé, se dit-il. Ses rêves de bâtir un restaurant qui reflèterait son âme, de cuisiner pour transmettre de l'amour, restaient intacts. Mais entre ce qu’il voulait et ce qu’il vivait, un gouffre béant demeurait.
Autour de lui, l'ambiance tamisée du minibar offrait un refuge inattendu. Le bois verni des comptoirs brillait sous une lumière chaude, accueillante. Quelques bouteilles bien alignées derrière lui formaient une palette colorée, et une douce musique jazzy emplissait l'air. C’était là qu’il s’était réfugié, fuyant pour un moment les critiques incessantes de son patron et la pression des cuisines.
Sa fiancée s’installa sur l’un des tabourets hauts, posant ses coudes sur le comptoir. Ses yeux pétillants le fixèrent avec une douceur qui le désarmait à chaque fois.
— Alors, on se reconvertit en barista à ce que je vois ? demanda-t-elle d’un ton taquin, ses lèvres esquissant un sourire charmeur.
André haussa un sourcil et répondit en riant doucement.
— Je vous sers un verre, madame ?
Elle feignit de réfléchir, tapotant légèrement son menton.
— Pourquoi pas ? Un verre de lait, mais fais-moi rêver !
Il sourit, amusé, et se mit immédiatement en action. Derrière son apparente légèreté, une flamme s’était rallumée dans ses yeux. C’était pour elle qu’il voulait être meilleur, pour elle qu’il avait toujours voulu créer quelque chose d’exceptionnel.
Il attrapa un verre à cocktail élégant, translucide, qui captait la lumière de manière presque magique. Avec une précision de chef d’orchestre, il choisit un lait d’une blancheur parfaite, puis sortit quelques flacons d’arômes. Vanille, caramel, un soupçon d’amande… Il voulait que chaque note soit subtile, mais mémorable.
Puis vint la magie. Il inclina le verre avec une délicatesse exquise et versa le lait en un filet fin, le faisant tourbillonner contre les parois pour créer un effet de spirale hypnotique. Il ajouta une goutte d’essence de vanille qui se diffusa comme un nuage doré, suivie d’un filet de caramel qui traça une ligne parfaite dans le liquide. Enfin, il couronna le tout avec une touche de poudre de cacao, dessinant une fleur délicate à la surface.
Sans dire un mot, il fit glisser le verre le long du comptoir avec une élégance naturelle, son regard ancré dans celui de sa dulcinée. Le verre dansa jusqu’à elle, comme un présent offert par un magicien.
Elle le regarda, émerveillée, comme si elle assistait à un spectacle privé. Ses mains frappèrent doucement en un applaudissement enfantin, son rire léger emplissant l’espace.
— Bravo, monsieur le virtuose ! Vous dépassez toutes mes attentes. Viens par ici, que je te donne un pourboire !
André contourna le comptoir et s’approcha d’elle. Elle avait pris une première gorgée et savourait le mélange comme si c’était la plus belle des créations. Ses lèvres légèrement rosées brillaient à la lumière et une petite moustache de mouche la rendait encore plus éclatante. Il se pencha doucement, et, dans un geste tendre, déposa un baiser léger sur ces lèvres, comme pour sceller ce moment.
Pour toi, toujours le meilleur, murmura-t-il à quelques centimètres de son visage.
Elle rougit, et, à ce moment-là, tout sembla s'apaiser. La cuisine, le stress, les attentes des autres, rien n’avait d’importance.
— Oh !
Elle laissa échapper une exclamation, puis posa à son tour un doux baiser, à la fois surprise et ravie, avant de se pencher légèrement vers son sac à main posé sur le tabouret voisin. Ses doigts fouillèrent avec une certaine excitation jusqu’à ce qu’elle en tire une enveloppe blanche soigneusement pliée.
— J’ai failli oublier ! dit-elle, un sourire radieux illuminant son visage, Papa m’a demandé de te donner ça. Tiens, c’est pour toi, mon amour. De la part de papa !
André resta un instant figé, ses yeux s'attardant sur l'enveloppe tendue.
— Emmerich !
— Oui, ton beau-papa qui t’adore tant !
Hésitant, André prit finalement l’enveloppe. Elle était épaisse, le papier légèrement rugueux, signe d’une qualité et d’un soin particuliers. Il observa les détails un instant avant de la retourner et de la déchirer délicatement. Ses doigts glissèrent à l’intérieur pour en retirer le contenu. Pendant quelques brèves secondes, il parcourut du regard les documents, ses traits se durcissant imperceptiblement. Puis, dans un geste presque automatique, il posa l'enveloppe et son contenu sur le comptoir, les éloignant de sa vue comme s'ils pesaient lourdement sur lui.
— Merci, mon cœur.
Sa voix se voulait légère, mais un observateur attentif aurait perçu une tension sous-jacente, un fil invisible tirant sur chaque mot.
— Alors ? Tout va bien ? Bonne nouvelle ? demanda-t-elle en inclinant légèrement la tête, son regard fixé sur lui, Tu as toujours cet air préoccupé.
André détourna brièvement les yeux, cherchant à échapper à la profondeur de son regard scrutateur.
— Oh ! Oui, oui, ne t’en fais pas.
Mais le ton manquait de conviction. Ses épaules semblaient tendues, malgré la posture décontractée qu’il essayait d’adopter en s’appuyant sur le comptoir. Ses bras, pourtant reposés, paraissaient rigides, et son regard fuyant trahissait une nervosité qu’il ne parvenait pas à masquer.
Elle fronça légèrement les sourcils, ses yeux fixés sur lui comme si elle cherchait à lire au-delà de ce qu’il montrait. Un soupçon d'inquiétude traversa ses traits, mais elle n’insista pas tout de suite. Son instinct lui disait qu’André cachait quelque chose, mais elle préféra attendre, lui laissant le temps de se confier par lui-même.
— Tu te fais du mouron pour ta sœur, c'est ça ?
Sa voix douce, bien qu’assurée, brisa le silence. Ses yeux le scrutèrent, emplis d’une inquiétude sincère.
— Un peu, répondit-il en haussant à peine les épaules, un soupir presque inaudible s’échappant de ses lèvres.
— Tu la surveilles trop, ça vient de là ! Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même. Elle sait très bien ce qu'elle fait.
André hocha la tête, l’ombre d’un sourire ironique jouant sur son visage.
— Je me dis la même chose, aujourd'hui. Et pourtant, je ne suis pas plus serein. Quoiqu'il arrive, on repart ensemble ce soir, c'est ce que je me répète depuis quelques jours.
Elle le regarda avec une tendresse mêlée de fermeté, croisant les bras sur le comptoir.
— Je ne te force à rien. Mais ne va pas encore tomber malade à cause de tout ça.
Avant qu’il ne puisse répondre, elle lui assena un coup de poing rapide dans le ventre.
— Ah ! J’y étais pas préparé à celui-là, s'exclama-t-il, plié en deux mais riant malgré lui.
— Et ça, tu y étais préparé ?!
— Non ! Non ! Noooon !
Elle sauta par-dessus le comptoir avec une agilité surprenante, éclatant de rire tout en le prenant au dépourvu. Elle atterrit à ses côtés et, sans lui laisser une chance de répliquer, elle lui bondit dessus. Ses poings, doux et inoffensifs, s'abattirent sur lui dans un simulacre de combat.
André se débattit en riant, essayant d’échapper à sa prise, mais elle avait décidé de ne pas lui laisser de répit. Ses mouvements étaient pleins d’énergie, ses coups légers, comme une enfant espiègle jouant avec son partenaire.
"Heureusement qu’il n’y a personne," pensa-t-il, entre deux éclats de rire, "parce que, comme d’habitude, ça aurait été gênant."
Ils roulèrent presque au sol, leurs rires résonnant dans le vide du restaurant désert. Ils se regardaient intensément mais en dépit de cette attachement, elle montra une mine en colère.
André, décidé à se faire pardonner et à chasser les tensions, avait imaginé un dîner improvisé, mettant à profit sa créativité et son talent en cuisine. Le restaurant désert, baigné d’une lumière tamisée, devint le théâtre d’un moment intime, réchauffé par quelques chandelles qu’il avait soigneusement disposées. Leur lueur dansante projetait des ombres douces sur les murs, rendant l’atmosphère à la fois feutrée et romantique.
Il se mit aux fourneaux dans la petite salle, son visage empreint d’une concentration absolue. Sur la planche en bois, il découpait minutieusement la viande de chèvre, chaque mouvement précis témoignant de son respect pour son art. Dans une poêle bien chaude, il fit revenir les morceaux avec une touche de beurre, laissant les arômes se libérer lentement. Une sauce rouge commença à mijoter à côté, mélange subtil de tomates fraîches, d’épices douces, de piments et d’une pointe de miel. Le parfum sucré et épicé emplissait l’air, donnant à la cuisine une ambiance chaleureuse et invitante.
Pendant que la viande s’imbibait de saveurs, il s’attaqua au begrafnisrys, ce riz spécial dont chaque grain, doré et légèrement épicé, rappelait des traditions pleines de chaleur. Il ajouta des légumes croquants soigneusement taillés : carottes en julienne, pois croquants, et fines lamelles de courgettes. Enfin, dans une autre poêle, il fit frémir quelques crevettes enrobées d’une panure dorée et croustillante, leur ajoutant une légère touche d’ail et de citron pour relever le tout.
Une tarte surprise reposait déjà dans le four. Le dessert, conçu comme une explosion de textures et de goûts, attendait son heure. En attendant, il prépara deux verres de vin rouge, choisis pour leur rondeur et leur douceur qui accompagneraient à merveille les saveurs de la soirée.
La table fut mise avec soin. Une nappe d’un blanc immaculé recouvrait la surface, ponctuée de petites touches personnelles : des pétales de fleurs éparpillés ici et là, des couverts en argent impeccablement disposés, et une carafe d’eau cristalline garnie de tranches de citron et de menthe fraîche.
Quand tout fut prêt, André invita Neveen à s’asseoir. Elle entra, les yeux brillant d’excitation, admirant chaque détail comme une enfant découvrant un trésor.
— Tu n'étais pas obligé d'en faire autant monsieur, murmura-t-elle, touchée.
— Je voulais, répondit-il simplement, tirant doucement sa chaise pour qu’elle s’installe.
Le dîner commença, et chaque bouchée sembla plus exquise que la précédente. Neveen, ravie, ne cacha pas son enthousiasme. Elle s’attaquait à chaque plat avec un appétit féroce, s’exclamant régulièrement sur la perfection des saveurs.
— Cette sauce… André, tu t’es surpassé ! Je crois que je pourrais manger ça tous les jours. Je devrais te kidnapper afin que tu restes pour toujours à l'appartement.
Lui, bien qu’il ne mangeât que quelques bouchées, trouvait son plaisir dans son sourire et ses éclats de rire.
Quand arriva le dessert, il fit un clin d’œil complice.
— Je te présente… le fondant au chocolat fait resto.
Elle prit une cuillère, curieuse, et découvrit au cœur du fondant une ganache légère à la menthe. Ses yeux s’illuminèrent.
— Ooooh Doudou… chérie… c’est une tuerie ! Tu me gâtes trop… Comment tu fais ?
Elle parlait toujours la bouche pleine, cette habitude collée à son caractère si brûlant.
Ainsi, leur dîner se prolongea dans un mélange de rires, de discussions légères, et de regards échangés. Les chandelles se consumaient lentement, mais leur flamme semblait avoir transmis leur éclat aux deux amoureux. Alors, la cuisine rappela à André pourquoi il s’était donné tant de mal : voir Neveen heureuse valait tous les efforts du monde.
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