Petra Oleum
A l’aube de ma vie, je fus un être de chair et d’os.
Un hominidé de la toute première génération, un modèle primitif. Plutôt mal conçu, bricolé par une Nature qui cherchait encore ma voie.
J’avais du mal à me tenir debout, pourtant je me distinguais déjà par mes nombreuses capacités d’adaptation. Sans elles, je n’aurais pas survécu dans ce monde. Certes, mon existence fut courte et chaotique et si cette méchante blessure au thorax ne s’était pas mise à pourrir si vite j’aurais pu vivre quelques années de plus.
Ma dépouille ne resta pas très longtemps au soleil : quelques charognards en firent vite festin. Profitant de l’aubaine d’un repas facile, ils me mangèrent rapidement, je n’étais pas bien gros, puis m’abandonnèrent pour chercher pitance ailleurs. Au moins leur avais-je permis de vivre quelques jours de plus, ce qui n’était pas si aisé à l’époque.
Mes ossements demeurèrent longtemps là, à l’endroit où j’avais rendu mon dernier souffle. Parfois bousculés par les pas indifférents de mastodontes itinérants, mes restes s’éternisèrent, peu à peu recouverts de poussière, de terre et de tout ce que Mère Nature n’estimait plus utile à sa propre survie.
Des milliers de saisons, suivies de millions d’autres m’ensevelirent, m’éloignant toujours un peu plus de la surface, effaçant jusqu’à la connaissance de ma présence sur Terre, alors que continuaient les luttes animales. De nombreux mouvements souterrains me firent tomber dans une anfractuosité qui ne cessa de prendre de l’ampleur, mêlant mes restes à ceux d’une multitude d’autres fantômes qui fossilisèrent avec moi.
Cette niche minérale se fit continent souterrain où, au terme d’une infinie et secrète alchimie, nous nous transformâmes tous en une épaisse et noire soupe primordiale. Nous n'avions ni forme ni nom.
Visqueux, odorant, ce curieux bouillon finit un jour par atteindre la taille d’un océan. Chacune de nos molécules fusionnèrent. Tous ces inconnus, morts après moi pour la plupart, venus de toutes les ères accumulées, se fondirent de concert avec moi, loin, dans les tréfonds de la planète.
Immobiles et silencieux, tapis dans les entrailles de celle qui nous avait portés, nous reposions en paix, heureux.
Cette belle insouciance prit fin quand, par un désastreux hasard, une faille se fit dans notre manteau protecteur et chemina jusqu’à la surface. Quelques gouttes de nous en profitèrent pour redécouvrir les bienfaits de la lumière solaire.
Quelques millions d’années s’étaient écoulés. La surface avait beaucoup changé, la Nature aussi. Pourtant certaines choses restaient identiques.
Revint en nous le souvenir de la beauté d’un ciel sans nuage et la merveilleuse sensation d’un vent doux et tiède et puis, encore, les chants clairs d’un monde en perpétuelle effervescence. Agitation qui nous appela doucement, aiguillonnant notre curiosité endormie. Qu'étaient-ils tous devenus ? Secrètement, je pensais déjà à mes successeurs : avaient-ils su vivre sans nous ? Couraient-ils toujours dans les herbes hautes, une fois chasseurs, une autre fois chassés ?
Nous dormions depuis longtemps, aussi notre torpeur ne s'évanouit-elle qu'avec paresse. Pourtant, nos instincts ancestraux refirent lentement surface, eux aussi.
Alors la nouvelle se répandit parmi nous, réveilla les derniers assoupis et, presque tous, nous eûmes envie de découvrir nos descendants. La chaleur de la Terre nous convenait et nous n’avions aucune vraie raison de vouloir remonter vers la lumière, pourtant..nous fûmes vite possédés par la seule et même envie de les regarder vivre.
Nous réagîmes comme autant de grands-parents privés trop longtemps du bonheur de jouir un peu du spectacle émouvant de leurs petits-enfants.
Après tout, n’étions-nous pas les fondateurs de toutes les espèces animales qui prospéraient sur nos tombes ? Alors la poussée vers la surface se généralisa. Les premiers d’entre nous arrivés à la surface se trouvèrent vite repoussés, éjectés en plein air par la foule souterraine des curieux. L’impatience se fit trop pressante. Nous jaillîmes avec la vigueur d’une curiosité accumulée depuis des millions d’années.
Tous ne purent revenir à la surface, bien sûr. Ou bien, ne le voulurent-ils pas ? La curiosité s’émousse peut-être au fil du temps. C’est pour cette raison qu’apparurent seulement quelques flaques pour commencer, suivies de marais riches en goudrons.C'était nous. Transformés en une chose inerte et sans forme précise mais, malgré tout, c'était bien nous. Nous prîmes toutes les formes possibles : ci-et-là, quelques lacs s’étalèrent, heureux de revoir le jour et ses couleurs.
Pourtant, disséminés dans des endroits déserts, nous regrettâmes longtemps de ne croiser personne. Pas la moindre trace de vie. Un soleil identique à celui de nos souvenirs, quelques tempêtes, un peu de glace parfois, mais rien d’autre.
La Vie avait-elle disparu après nous ? Notre patience fut encore mise à contribution. Nous en profitâmes pour admirer les cieux. Nuages le jour, constellations lointaines la nuit.
Les choses changèrent doucement.
Un jour, un de mes semblables s’approcha très près de nous. Impossible de ne pas reconnaître un de mes petits...
Notre surprise et notre ravissement furent une récompense à la mesure de notre patience infinie. Mes compagnons de flaque cherchèrent en vain la venue d’un des leurs. Il semblait bien qu’ils n’avaient pas pu résister aux assauts du Temps. Quant à moi, ma fierté fut sans limite parce que je pouvais m’enorgueillir des incroyables évolutions de mes enfants.
Nous avions, hominidés, beaucoup changé.
Mon petit-fils, appelons-le ainsi, marchait bien droit, avec aisance et vivacité. Beaucoup plus grand que moi, presque deux fois, il ne portait plus le même pelage, n’en gardant même que de maigres vestiges sur le visage, principalement. Il dissimulait son corps sous du coton tissé de toutes les couleurs, masquant la quasi-totalité de son corps robuste. Des vêtements……
Idée un peu saugrenue si on tenait seulement compte du soleil de plomb qui écrasait la contrée où il vivait mais, nous l’apprîmes un peu plus tard, les humains avaient découvert, défriché puis colonisé d’autres territoires, autrement plus hostiles et aux climats bien plus rigoureux que ceux que je parcourais en mon temps.
Cet inconnu s’approcha de nous. Au plus près, il toucha notre surface d’une main hésitante mais curieuse. L'instinct de découverte était toujours là... Je n'en fus que plus fier, encore. Puis il repartit, évitant même de nous approcher.
Il fallut encore un peu de temps avant que lui et ses congénères ne fissent de nous un instrument essentiel à leur évolution.
Notre aspect huileux et notre provenance leur inspira un nom : Petra Oleum. Huile de roche... Pourquoi pas ?
Après quelques siècles passés à n’utiliser qu’un infime partie de nos propriétés, ils se mirent soudain, en moins de deux cents ans, à tout dévaster dans le monde pour vider des sous-sols tous nos cimetières liquides que leurs technologies, de plus en plus élaborées, exploitaient jusqu’à la dernière goutte.
Notre effroi fut sans borne. Inertes et impuissants malgré notre terreur, nous ne pouvions que nous cacher dans les entrailles de la Terre. Mais rien n'y fit : nos efforts pour nous soustraire à leur appétit furent vain.
Qu'étaient-ils devenus ? Ces monstrueux vampires étaient mes enfants... Ma stupéfaction n'avait d'égale que la haine de mes compagnons qui, tous, furent engloutis. Moi-même...
Jouer avec les morts fut toujours un jeu dangereux. Comment avaient-ils pu oublier ceci...?
C’est quand ils répandirent un grand nombre des nôtres sur les côtes fragiles des continents qu’un grand mouvement de révolte gronda parmi nous. Gâcher nos mânes parce que leur frénésie et leur appât du gain les rendaient aveugles nous fit horreur mais rien ne semblait pouvoir les arrêter. Sans cesse, ils creusaient de plus en plus profondément. Ils renversèrent les montagnes, ouvrirent des plaies immenses un peu partout sur la planète puis, quand ils n’eurent plus rien à extraire des terres, ils se lancèrent sous les mers pour continuer leurs massacres.
Nous disparûmes totalement de la surface du monde : ils brûlèrent jusqu'à nos dernières gouttes. Ils en avaient fini avec l’huile de roche. La fête était finie pour eux. Il était temps pour eux de payer pour leur folie. Puisqu’ils avaient tout détruit de nous, il était juste que les Hommes disparaissent. Jusqu’au dernier. Mère Nature décida de se débarrasser d’eux.
Ces pages décrivent leur extinction.
Annotations
Versions