15 Août 2007 - Pérou
15 août 2007, Pérou.
Ernesto De La Fuente, le corps douloureux d’une rude campagne dans les vignobles, retourne chez lui, à Ica, grande ville à trois cents kilomètres au sud de Lima.
Entassé avec une bonne vingtaine de compagnons dans un vieux camion militaire qui encaisse mal les chaos de la route, il somnole tranquillement et déguste les premiers instants de la maigre semaine de repos qu’il vient d’obtenir. Remerciement d’un semestre de travail harassant dans les collines vinicoles des grands propriétaires terriens. Parce qu’il a travaillé avec conscience et courage, ses employeurs ont décidé de lui accorder un petit bonus. C’est peu mais il en connaît la valeur. Le temps est clément depuis plusieurs semaines et si les vents du désert proche ne viennent pas ruiner leurs espoirs, les vendanges seront abondantes. En attendant, il peut se reposer un peu.
Presque tous assoupis malgré les coups de klaxon rageurs du chauffeur pressé d’arriver, ils sont tous silencieux. La poussière grise que soulève le camion poussif s’accumule sur leurs vêtements usés, se dépose petit à petit sur leur peau, s’immisce dans les cheveux de ceux qui ont renoncé à leur chapeau de paille.
Le chemin pour rentrer n’est pas bien long mais le trafic est dense, perturbé par des véhicules en panne, des piétons nombreux qui encombrent le bord des routes, indifférents aux camions qui les rasent de près.
Ernesto somnole, les bras croisés sur le ventre. Pour mieux fuir le soleil dont les rayons rebondissent sur les routes ravinées, il dort, menton sur le torse et chapeau sur le nez.
Chaque instant passé, qu’il déguste sans laisser paraître, le rapproche de chez lui. Il est conscient, il s’en réjouit, que chaque seconde qui passe n’appartient qu’à lui, que personne ne pourra l’obliger à rien pendant les sept jours à venir, et surtout pas ce chien galeux d’Alfonso, son chef d’’équipe. Une pensée qui lui tire parfois un petit sourire, cerné de deux discrètes fossettes qui éclaire son long visage aux joues creuses et mal rasées.
Alors que les silhouettes des premiers faubourgs apparaissent au loin, il continue d’échafauder ses modestes projets.
D’abord, se rincer le gosier chez Renzo, le seul bar du centre-ville qui sert un Pisco digne de ce nom. Il sait qu’il en abusera sûrement mais personne ne l’attend nulle part, alors pourquoi ne pas se donner un peu de bon temps ?
Il est presque 17 heures. Encore quelques minutes de cahots dans ce camion usé et ils pourront tous aller se dégourdir les jambes. Ernesto émerge lentement de sa léthargie. Surtout, prendre tout son temps… Ne rien brusquer, jouir à fond de cette liberté acquise au prix de tant d’efforts. Oublier, aussi, les réprimandes, les brimades gratuites, les commentaires blessants, les coups bas.
Une fois récupéré ses deux valises tout aussi usées que lui, il se dirige enfin vers l’antre de Renzo. Avec un peu de chance, Paco et Jorge y seront aussi. Le centre-ville est très animé, presque en effervescence. La journée se termine pour tout le monde et chacun semble pressé de rentrer chez soi. Près de la mairie, on s’active encore à préparer les prochains exercices d’urgence en cas de séisme, phénomènes fréquents sur tout le continent, et tout particulièrement au Pérou ces dernières années, comme si le Destin avait décidé de s’acharner sur ces montagnes en particulier. Les scientifiques harcèlent les autorités locales depuis des années pour les inciter à se préparer au pire, arguant sans cesse d’une catastrophe qui ne manquera pas de se produire sous peu, sans toutefois savoir en dire plus. Un léger excédent budgétaire de la commune permet enfin de faire le nécessaire.
La grande place centrale avec ses belles pelouses bien entretenues est tout encombrée d’une foule d’enfants curieux qui papillonnent au milieu des urgentistes et des pompiers qui s’affairent avec gravité. Il ne reste à ceux-là que quelques jours pour être fin prêt dimanche prochain.
Ernesto traverse la foule et pousse enfin la porte de chez Renzo. Ça lui fait l’impression d’arriver après un voyage qui n’en finissait pas, qui relevait presque de la légende, au moins d’un but difficile à atteindre. Il reconnaît le parfum un peu âcre du bar, avec tous les vestiges odorants des veillées alcoolisées qui se sont déroulées sans lui mais dont il connaît parfaitement l’ambiance.
Hola, compadres ! fait-il en déposant enfin ses bagages.
Quelques têtes se tournent et de larges sourires l’accueillent ; bienvenue au pays. Le fameux Renzo, gros bonhomme rougeaud à la peau tendue au point d’en faire redouter qu’elle n’éclate un jour, remplit un grand verre de Pisco, ajoute deux cubes de glace puis fait glisser le tout sur le comptoir d’un geste sûr. Ernesto n’a plus qu’à intercepter le verre depuis la place qui est presque la sienne depuis toujours.
La vie recommence…
La conversation roule, tranquille et souriante, quand aux environs de 17h40, le sol se met à trembler. C’est à peine sensible pendant les toutes premières secondes mais, très vite, les meubles et les murs eux-mêmes se mettent à vibrer, à onduler, à se fendre puis s’écroulent dans un fracas terrible qui se mêle aux grondements sourds et profonds de la terre qui souffre.
Presque tous se sont jetés sous les tables, sous les escaliers, partout où ils pensent profiter d’un abri, le temps que passent les secousses. Mais la violence du séisme ne fait que croître, semble même se concentrer sur eux. Bientôt, et dans un craquement sinistre qui n’en finit pas de gémir, la maison presque toute entière s’écroule dans un grand nuage de poussière plâtreuse, mêlée d’éclats de briques orange et de poutres fendues. C’est tout juste si Ernesto entend les cris de souffrances de ses amis qui sont vite ensevelis sous d’épaisses couches de débris. Il n’est pas épargné non plus, la jambe droite coincée sous les décombres d’un mur de pierres qui s’est partiellement effondré près de lui. Il n’éprouve que de la terreur, pas encore de douleur, trop occupé qu’il est à se protéger la tête de ses mains, maintenant ensanglantées.
Les secousses refusent de se calmer, la terre continue sa danse macabre, les maisons s’effondrent, les rues se creusent de profondes crevasses où plongent quelques malheureuses voitures. La foule tente de fuir et de rejoindre un abri au plus vite mais la plupart des gens tombent, incapables de résister aux violents soubresauts du sol et des pans de murs entiers les recouvrent en une seconde.
Ernesto lutte encore, mais il se sent submergé par les forces qui se déchaînent. Puis, alors que le calme semble vouloir revenir, il perd connaissance, lançant une ultime prière à ce Ciel qui les a encore abandonnés.
A moitié enterré sous les décombres, il revient à lui un peu plus tard. S’il ignore combien de temps il est resté inconscient, il constate pourtant qu’il est le premier à voir les dégâts dans la maison. Pauvre Renzo, son bar est foutu…… Le ciel apparaît au travers des larges trous du plafond, les vitrines ne sont plus que de larges plaies ouvertes, les planchers de la salle sont défoncés, certaines parties ont même cédé sous le poids des gravats qui ont remplis presque toute la cave.
Après bien des efforts, Ernesto arrive à se dégager. Sa jambe lui fait horriblement mal. Il sait que la sensation de chaleur un peu gluante qu’il ressent le long de sa cuisse est le signe d’une vilaine plaie. Le reste de son corps n’est que douleurs, de profondes estafilades sur le torse lui font comme autant de coups de couteau dans les chairs. Couvert de poussière, il s’acharne pourtant à sortir au plus vite pour se protéger là où plus rien ne pourrait lui tomber sur la tête. Il sait qu’il ne doit pas perdre de temps ; une première réplique viendra, peut-être dans quelques secondes, qui finira le travail de destruction entamé par la première onde souterraine.
Tout est sans dessus-dessous. Blessé à la jambe, le souffle coupé par quelque côte cassée ou fêlée, Ernesto sort péniblement des ruines.
Dehors, c’est la fin du monde.
Plus un bruit. Même les oiseaux se taisent, stupéfaits et terrorisés. Il avance dans la rue dévastée. La grande place n’est plus qu’un terrible amas de gravats, les belles pelouses sont devenues grises et blanches. Tous les préparatifs du dimanche à venir ont été dévorés par la terre, largement ouverte à cet endroit. La mairie n’existe plus, il n’en reste plus rien.
Une personne en uniforme passe près de lui. Il reconnaît un pompier, couvert de sang et de poussière, qui s’active comme il peut.
Hombre, viens avec moi ; j’ai besoin d’aide. L’église s’est effondrée et il y a plein de gens dessous !
- Mais…
- Viens vite ! fait l’autre sans s’arrêter.
Ernesto, dur à la douleur, se bricole un pansement avec les pans de sa chemise, prend un bout de bois et serre le tout pour stopper le sang qu’il sent couler sur sa peau. Il préfère ne pas regarder sa blessure en détail, conscient qu’il pourrait en estimer la gravité et, peut-être, en conclure qu’il ne pourrait aller sauver personne. La douleur est lancinante mais, puisqu’il faut secourir les autres, il décide de ne pas l’entendre plus longtemps et se dirige aussi vite qu’il peut vers l’église.
Quand il y arrive enfin, après avoir escaladé bon nombres de monticules de pierres, il découvre le spectacle terrible d’une gigantesque montagne de pierres et de briques à la place du lieu sacré.
Quelques personnes sont là, les urgentistes et les pompiers aperçus tout à l’heure, pour la plupart. Dieu ne les a peut-être pas tous abandonnés puisqu’Il a pris soin de placer les secours sur place, avant même la catastrophe. Il se dit que le Ciel les soumet encore à une nouvelle épreuve. Il faudra bien qu’un jour Celui-ci se décide à les couvrir de bonheur un jour, plutôt que de continuer à les ensevelir sous les décombres, pense-t-il avec un peu de hargne soudaine.
Une femme glapit quelque part, se jette presque sur lui et répète sur un ton hystérique que ses enfants sont là-dessous, quelque part, et qu’il doit tout faire pour les sauver.
Hébété, Ernesto la considère un instant puis, alors qu’un autre pompier s’approche pour lui demander de l’aide, il rejoint un groupe d’hommes qui commencent déjà le déblaiement.
Vite, ils forment une chaîne humaine et évacuent les premiers gravats, s’arrêtant souvent pour faire le silence, à l’écoute du moindre cri, dans l’espoir d’un appel.
Traumatisé, incapable de prendre la mesure de la catastrophe mais galvanisé par la furieuse envie de survivre, comme enivré d’une immense pulsion de vie après avoir frôlé la mort de près, il travaille avec acharnement, les yeux en larmes. Peut-être pleure-t-il de désespoir, ou bien n’est-ce dû qu’aux poussières…
Le travail avance lentement, pénible et dangereux. Ils n’ont encore trouvé personne.
Ils n’ont encore sauvé personne.
Ernesto n’en travaille que plus fort, se disant que c’est bien dans une église qu’un miracle peut s’accomplir.
Mais, quand la première réplique sismique arrive, profonde, dans les grondements lugubres d’une apocalypse qui se renouvelle, il sait que l’heure n’est pas encore à la chance, qu’au contraire, les hommes en sont encore à devoir payer leur tribut à la Terre en colère.
Presque aussi violente que la première secousse, la réplique termine le travail de destruction. C’est rapide, massif, violent. Définitif.
Le sol tremble à nouveau et les décombres se transforment immédiatement en une rivière folle qui charrie les pierres et les corps dans une course mortelle.
Les gravats de l’église ne sont plus qu’un marais tourbeux et perfide. Et l’église elle-même, ou plutôt l’ombre de ce qu’il en reste, ne résiste plus aux assauts du tremblement de terre. Elle s’écroule dans le tonnerre roulant de sa grande cloche de bronze qui gémit une dernière fois dans le son misérable et fêlé d’une agonie qui se termine sous les pierres. Ernesto et les pompiers disparaissent tous dans un énorme nuage gris. Quelques secondes plus tard, le calme revient pour de bon.
***
La réplique n’a duré que six secondes. La ville et la région sont durement touchées. Certains petits villages alentour n’existent plus, rayés des cartes. Lima, la capitale est endommagée aussi.
Plus de 80.000 bâtiments détruits. 200 victimes. 1800 personnes blessées. Le séisme résulte du choc entre deux plaques tectoniques situées quelque part dans le Pacifique, au large du continent sud-américain, à près de 40 kilomètres de profondeur.
Les spécialistes diront un peu plus tard que la secousse était de magnitude 8. Un record pour la région. Ernesto est mort sous les décombres. Sa dépouille ne sera retrouvée que trois jours plus tard.
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