Prologue : Tempête intérieure
Allan
Elle m’énerve, c’est fou ce qu’elle m’énerve. Des fois, quand elle est comme ça, je me demande même ce qu’il m’a pris de me mettre en couple avec elle et de lui faire trois gamins. Franchement, il faudrait parfois que je réfléchisse avec autre chose que mes yeux ou ma libido.
— Non, mais n’importe quoi, Maeva ! De quel droit tu te permets de me critiquer sur la façon dont j’élève les enfants alors que toi, tu n’es jamais là et que tu ne daignes même pas nous faire profiter de ta présence plus de deux soirs par semaine ? C’est ça que tu appelles être une bonne mère ?
Je sais que j’y vais un peu fort, mais elle m’a mis sur les nerfs, là, et j’ai vraiment du mal à contrôler la colère que je ressens en moi.
— Je t’ai juste fait une remarque, arrête de t’énerver pour rien ! J’ai encore le droit de donner mon avis ? Je bosse comme une dingue pour que tu puisses les élever, pardonne-moi de ne pas être présente H24, mais c’est pas comme ça que tu rempliras leurs assiettes !
— La faute à qui si je ne bosse plus ? Je te rappelle qu’il y a peu d’hommes qui auraient fait comme moi ! Purée, ça fait trois ans que j’ai arrêté de travailler pour que tu puisses continuer à développer ton entreprise et c’est comme ça que tu me remercies ? Tu ne te rends pas compte de la violence de ce que tu me renvoies, là !
J’avais réussi à ne pas quitter mon fauteuil jusque là, mais je ne peux plus rester statique. Je me lève et me mets à faire les cent pas alors qu’elle reste assise, près de la table, et me regarde faire, comme si j’étais un enfant pas sage qu’il fallait calmer.
— On a décidé ensemble, pour notre famille, que mon business serait ce qui nous permettrait de mieux vivre, merde ! Je le savais que tu finirais par me reprocher de gagner plus que toi, typiquement masculin de ne pas supporter ce genre de choses, mais sois honnête, ce n’est pas ton salaire de flic qui nous aurait permis de faire les travaux à la maison, de partir au ski l’hiver dernier et j’en passe. Tu veux bien te calmer un peu ? Ça ne sert à rien de monter dans les tours.
— Comment ça, je monte dans les tours ? Et comment tu oses me reprocher d’être typiquement masculin alors que je me suis transformé en papa au foyer à la naissance des jumeaux ? Tu n’entends pas ce que je dis, c’est fou ! Je ne te critique pas parce que tu gagnes plus d’argent que moi ou que c’est toi qui nous permets de nous acheter à manger ! Je te dis que j’ai l’impression que tu es mariée à ton boulot, que tes enfants, ce sont toutes les boutiques qui s’ouvrent partout en France et qu’en faisant ça, tu gâches tout ! Tu peux l’entendre, ça, que nous, on en a marre de vivre avec un fantôme ?
Elle me jette un regard blessé avant de se lever à son tour et de s’approcher de moi en tendant son doigt dans ma direction.
— Mais je fais ce que je peux ! attaque-t-elle de manière plus virulente. Tu crois quoi, que je n’aimerais pas être là plus souvent ? Que je passe des soirées au boulot pour le plaisir de me retrouver seule dans mon bureau ? Que je ne préférerais pas un dîner en famille plutôt qu’un Conseil d’Administration barbant ? Je ne décide pas seule, je… Merde, ça me gonfle de devoir toujours me justifier !
— Seule au bureau ? Tu l’es vraiment, seule au bureau ? Tu nous abandonnes tellement que j’ai l’impression parfois que ton amant, c’est ton métier. Et même que parfois, je m’imagine bien pire, niveau amant. J’ai l’impression d’être un parent solo alors qu’on est censés être deux ! Tu ne te rends pas compte de tout ce que tu manques dans l’évolution des enfants ? On dirait que tu t’en fous, d’eux. J’ai mal pour eux quand je les vois demander après toi…
J’ai du mal à retenir un sanglot mais j’ai encore un peu de dignité et, pour me donner un minimum de contenance, je lui tourne le dos et me poste devant la grande baie vitrée qui donne sur la mer. Le spectacle de cet océan de bleu gris est toujours aussi féérique et la Bretagne, c’est vraiment la terre de toutes les splendeurs.
— Je manque ce que tu manquais quand tu étais flic, que tu faisais des horaires de dingue et que je t’attendais à la maison avec Albane… C’est ça, la vie d’adulte, non ? Faire des gosses, devoir bosser pour les élever, manquer des moments qu’on ne rattrapera jamais. Et arrête de t’imaginer n’importe quoi, tu te fais des films !
Je me demande si je me fais vraiment des films. C’est vrai que son business n’a cessé de grandir ces dernières années, mais est-il vraiment nécessaire qu’elle assiste à toutes ces réunions ? Est-ce que je ne suis pas le dindon de la farce, le brave homme qu’elle vient retrouver une fois de temps en temps pour s’assurer de sa fidélité alors qu’elle se donne totalement à un autre, plus jeune et plus fougueux ? J’avoue que je ne sais plus. Je ne me souviens même plus de la dernière fois que nous avons fait l’amour. Soit elle est absente, soit elle est fatiguée. Et moi, dans tout ça, je dépéris.
— La vie d’adulte, c’est aussi s’assurer que tout est équilibré, que l’on n’oublie pas sa famille pour son boulot. C’est se souvenir qu’on a un mari et des enfants qui ont besoin de ne pas se sentir abandonnés. Ce n’est pas quand ils auront quitté la maison qu’il sera temps de s’occuper d’eux… Albane, tu te rends compte qu’elle a eu ses règles pour la première fois et que c’est moi qui ai dû lui expliquer ce que c’était ? Et les jumeaux, c’est quand la dernière fois que tu as pris le temps d’apprécier leur dessins ? Et nous… est-ce qu’il existe encore, ce nous ? Tu es en train de tout gâcher, là, Maeva. Je… je ne sais pas si je peux supporter ça encore longtemps.
— Ben voilà, je suis une mère indigne, je devrais avoir honte. Je sais que je ne passe pas assez de temps avec eux, mais je ne les bats pas, je… j’appelle tous les soirs où je ne suis pas à la maison, je fais mon possible ! Et tu passes ton temps à me faire des reproches, alors c’est quoi, la prochaine étape ? Tu me poses un ultimatum ? Tu crois que je peux tout changer en claquant des doigts ? Je l’aime, ce “nous”, je sais que je le néglige et je te promets de faire des efforts, mais ce n’est pas en me rentrant dedans chaque fois que je suis à la maison qu’on va pouvoir arranger les choses !
Après quatorze ans de mariage et malgré nos différences et ses absences, c’est incroyable comme elle sait lire en moi et me connait bien. Je crois que c’est aussi cette capacité à comprendre ce que ressentent les autres qui fait d’elle une aussi bonne cheffe d’entreprise.
— Si je te rentre dedans, c’est parce que j’espère provoquer une réaction chez toi ! Mais je n’ai pas l’impression que ça fonctionne. Tu te souviens, à la rentrée ? Tu avais promis de faire des efforts… mais j’ai l’impression que c’est encore pire qu’avant. Tu parles d’ultimatum, alors oui, j’en pose un.
Je soupire et me retourne vers elle. Je suis peiné car je retrouve chez elle tout ce qui m’a plu. Non seulement, c’est la plus jolie femme que j’aie jamais rencontrée, avec ses formes pulpeuses, son sourire merveilleux, mais c’est aussi la plus exceptionnelle avec son intelligence et sa personnalité hors normes. Mais si on continue comme ça, on va dans le mur et je vais être détruit. J’en ai discuté avec Jérôme, mon meilleur ami et ancien collègue à la police, et il me rejoint. Si j’explose en vol, je ne sais pas ce qui arrivera aux enfants. Pour eux, il faut que je fasse le nécessaire…
— J’ai besoin que les choses changent, Maeva. On ne peut pas continuer comme ça car là, ce sont les enfants qui vont finir par en pâtir. Tu es en train de me détruire à petit feu et je ne veux pas les priver de leur père alors qu’ils ont une mère absente. Je…
J’hésite à continuer alors qu’elle a croisé ses bras sous sa poitrine et qu’elle me regarde, perplexe, m’avancer vers le petit secrétaire qui se situe au coin de la pièce pour en sortir un dossier.
— J’ai consulté un avocat, Maeva. Tous les papiers de demande de divorce sont prêts. Il ne nous reste plus qu’à les signer et ce "nous" qui n’existe plus sera officiellement mort. Je suis désolé, mais je ne vois pas d’autre alternative.
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