15. Leçons de vie malvenues

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Maeva

Le panneau qui signale notre retour à Saint Malo me laisse un petit goût amer en bouche. Oh, je suis heureuse de retrouver les enfants, évidemment, mais ces dernières vingt-quatre heures en tête-à-tête avec Allan m’ont fait un bien fou et nous ont permis, je crois, de réaliser que nous avons un peu trop mis de côté notre couple. L’arrivée des jumeaux nous a fait passer d’une famille de trois avec une jeune fille discrète, plutôt indépendante et tranquille, à une famille nombreuse qui cherche ses marques, et la marche a été rude. Autant pour nous que pour Albane, d’ailleurs. Et puis, si le travail d’Allan lui prenait beaucoup de temps, nous avions aussi nos habitudes de couple, nos petits weekends à deux, de temps en temps, pendant que notre fille profitait de ses grands-parents. Aujourd’hui, entre mon boulot qui me bouffe tout mon temps, et les jumeaux que nous n’osons pas trop laisser à nos familles parce qu’ils sont de vrais aspirateurs à énergie, difficile de faire vivre un couple au milieu de tout ça.

Je jette un coup d'œil à mon petit mari et un sourire niais nous gagne tous les deux quand nos regards se croisent. Sérieusement, j’ai eu l’impression d’avoir à nouveau vingt ans, cette nuit, même si mon corps courbaturé m’a rappelée à l’ordre ce matin. Nous en avons d’ailleurs ri tous les deux quand Allan s’est levé et s’est étiré en grimaçant. Ce qui ne nous a pas empêchés de remettre le couvert sous la douche. C’est le problème quand on a les mains baladeuses, chacun excite l’autre et hors de question de finir frustrés. La dernière fois que nous avons tenté une partie de jambes en l’air sous la douche, Albane a tambouriné à la porte de la salle de bain comme une dingue en nous disant que les jumeaux étaient réveillés et pleurnichaient comme je ne sais plus quelle star de téléréalité qu’elle a jugée pathétique. Depuis, on a arrêté les rencards sous la douche, et on a remis le contrôle parental sur son ordinateur, d’ailleurs.

— Je suis une mère indigne si je te dis que je n’ai pas envie d’aller chez ma mère récupérer les enfants et que je préférerais te séquestrer à la maison ? soufflé-je en faisant courir mes doigts sur sa cuisse.

— Pas plus indigne que moi, alors, parce que je me ferais séquestrer avec plaisir ! répond-il en m’embrassant au feu rouge.

— On pourrait trouver une excuse, non ? Une panne de voiture ? Un souci au magasin qui nous a obligés à rester à La Rochelle ? Peu m’importe, ris-je. Quitte à être des parents indignes, autant l’être jusqu’au bout, non ?

— C’est beau de rêver, Chérie, mais pense à ta mère qui doit être à deux doigts d’égorger nos enfants ! On ne peut pas les sacrifier à l’autel de nos folies, quand même !

— Hum… Je crois qu’on a le manuel pour en faire d’autres, au pire, non ? plaisanté-je alors qu’il se gare devant la petite maison défraîchie de ma mère.

Allan rit en sortant de la voiture et je fais de même. Nous échangeons un dernier baiser de couple sans enfant qui me rappelle l’un de nos premiers baisers, d’ailleurs, juste ici, devant la porte de chez mes parents, où il m’avait raccompagnée après une soirée sur les remparts, à regarder le soleil se coucher en dégustant une glace, et à se bécoter comme des ados. Et je souris en me rappelant de la frousse que mon père nous avait fichue en ouvrant la porte brusquement avant de passer à un interrogatoire en règle…

La maison qui n’était déjà pas en très bon état à l’époque a encore perdu un peu de son éclat. Mes parents n’ont jamais roulé sur l’or, et élever six enfants n’a pas aidé. Mes frères et sœurs et moi-même essayons de lui faire vendre depuis que mon père est décédé l’an passé, mais elle refuse de quitter cette maison où nous avons grandi entassés les uns sur les autres, à quelques centaines de mètres de la ville intra-muros. Nous, déjà gamins, nous rêvions de déménager pour plus grand. Il faut dire que mes trois sœurs et moi partagions la même chambre, faute de place. Bref, le pire dans tout ça, c’est qu’à chaque fois que nous proposons d’aider ma mère financièrement, elle nous envoie balader avec virulence, en venant même à faire la tête pendant des jours.

Je frappe et entre sans attendre. Cette vieille maison aux papiers peints défraîchis me rappelle toujours tant de souvenirs… Ce meuble contre lequel mon frère, Maxence, s’est fendu l’arcade dans l’entrée, les escaliers où Marina s’est cassé la cheville, ce mur de photos que nous avions l’habitude de déranger avec Mylène… Tout cela me fait sourire, plus que lorsque je pense aux hivers sans chauffage, aux repas légers par manque d’argent, aux sapins de Noël avec cinq malheureux paquets à leurs pieds.

— Maman ! Papa !

Les tornades déboulent à vive allure, la bouche pleine de chocolat. J’attrape Mika qui m’ouvre les bras et le serre contre moi tandis qu’Allan fait de même avec Nora. Ma mère, installée sur le vieux fauteuil club de mon père, sourit en voyant le tableau malgré son visage fatigué, tandis qu’Albane nous rejoint avec la lenteur d’un escargot, se calant tout de même sous le bras de son père après m’avoir embrassée.

— Tout s’est bien passé, Maman ? la questionné-je en allant l’embrasser tendrement.

— Oui, les petits sont fatigants mais avec Albane, on a survécu. Vous êtes sûrs que vous n’êtes partis que deux jours ?

— Ça a été quand même ? Je… Tu m’as l’air fatigué, Maman, soupiré-je en relâchant Mika pour m’accroupir devant elle. Albane t’a vraiment aidée ?

— Ben oui, Maman, j’ai aidé Mamie quand même ! Pourquoi je ne l’aurais pas fait ?

— Bravo, ma chérie, intervient Allan en souriant. Toutes les ados n’auraient pas forcément fait ça et c’est normal que nous soyons non pas surpris parce qu’on sait que tu es une jeune fille bien élevée, mais admiratifs plutôt !

— Ton père a raison, je me suis mal exprimée, ma Puce, excuse-moi. Nous sommes fiers de toi, souris-je. Bientôt on va pouvoir partir en vacances en amoureux et te laisser gérer les jumeaux toute seule comme une grande, à ce rythme-là.

— Il va falloir que tu augmentes mon argent de poche, là ! Parce que je ne vais pas faire ça gratuitement, je te préviens ! répond-elle fièrement.

— Tout le portrait de sa maman, grommelle ma mère qui nous observe et nous écoute depuis son fauteuil.

— Et ? C’est un problème ? Moi j’en suis plutôt fière. Toute peine mérite salaire, non ?

— Oui, c’est ta mentalité depuis que tu es toute petite, mais je te l’ai déjà dit, ce n’est pas vraiment une belle philosophie de vie. Tu vois, là, elle m’a aidée et tout ce qu’elle a gagné, c’est ma reconnaissance et de bons cookies. C’est quand même plus noble que de faire ça pour de l’argent, non ?

— Ouh la, ça va parler philosophie, s’amuse Allan. Je vais aller chercher leurs affaires dans la chambre. Tu viens, Albane ? On se prend chacun un des jumeaux pendant que Maman donne un cours d’économie à Mamie !

Albane nous regarde tour à tour, sa grand-mère et moi, et acquiesce en suivant son père. Sûre qu’elle s’en veut d’avoir lancé la machine. Ma mère et moi ne sommes jamais d’accord et, même si je l’aime d’un amour inconditionnel, je n’ai plus dix ans et j’ai arrêté de dire Amen à toutes ses idées baba cool.

— On va vraiment rediscuter de ça, Maman ? soupiré-je en m’asseyant sur le canapé. Heureusement que je ne suis pas payée en reconnaissance et en cookies, c’est moyen pour nourrir mes trois enfants, non ?

— Je n’ai pas dit ça non plus. On a tous besoin d’argent pour vivre, mais pourquoi tu t’entêtes à ouvrir de nouveaux magasins ? Tu n’as pas déjà assez à faire comme ça ? Albane me disait que le soir, tu es rarement avec eux. Tu ne te rends pas compte de tout ce que tu rates en travaillant autant. Tu as de la chance d’avoir un mari en or qui reste à la maison. De mon temps, ça ne se serait jamais produit comme ça.

— Je sais que je ne suis pas assez à la maison et je fais ce que je peux. Gaëlle est passée à mi-temps depuis la naissance de sa fille, ce qui me rajoute du boulot. J’aime ce que je fais, Maman, et j’essaie de trouver un équilibre, mais je ne suis pas la seule à décider de ce qui se passe pour Belle Breizh, tu sais ? Pour le reste, si j’ouvre de nouveaux magasins, c’est parce que ça marche, parce qu’il y a de la demande, parce que… je suis fière de ce que j’ai créé. Et tout ça, c’est aussi pour assurer un avenir aux enfants.

— Leur avenir, ça se construit au quotidien. Nous, avec ton père, on a toujours été là pour vous, et tu vois, ça marche. Tu réussis et moi aussi, je suis fière de toi. Mais à force de les négliger, ils vont grandir avec un manque. Ce n’est jamais bon, ça.

Je soupire et m’enfonce davantage dans le vieux canapé. Nous ne tomberons jamais d’accord, elle et moi, c’est impossible. Les enfants ne sont pas délaissés, Allan est totalement dévoué à leur éducation et il est génial avec eux. J’aimerais être davantage à la maison, oui, mais il n’empêche que la réalité de l’entreprise m’en empêche. Et arrêter d’ouvrir des magasins ne changera rien à la charge de travail. Ce n’est pas moi qui recrute, qui fais les travaux, qui gère les magasins après tout.

— Je ne les néglige pas, Maman. Ce n’est pas parce que je ne suis pas H24 à la maison comme tu l’étais que c’est de la négligence. Je suis à la maison tous les weekends, rares sont les fois où je bosse le samedi. Je fais de mon mieux.

— On fait tous de notre mieux, mais parfois, ça ne suffit pas. J’espère que ton mari ne se sent pas trop délaissé, lui. Il ne faudrait pas que tu perdes une perle comme ça !

Je me lève et file à la cuisine sans lui répondre. Mieux vaut clore cette conversation illico. Je n’imagine absolument pas ma vie sans Allan et je refuse même d’y penser. Lui et moi sommes une équipe depuis tellement d’années que c’est juste inenvisageable. Est-ce que je le délaisse ? Oui, je le sais. Comme lui le faisait avec son boulot avant d’arrêter. C’est la vie, non ? On travaille, on est passionnés, le quotidien s’installe, les imprévus s’enchaînent… Merde, elle a réussi à me faire flipper en deux petites phrases.

Je retourne au salon et dépose un verre entre les mains de ma mère avant de m’asseoir sur la table basse.

— D’ici quelques mois, ça ira mieux. J’ai engagé un assistant, quand Gaëlle sera de retour à temps plein, j’aurai davantage de temps, tout sera plus simple et Allan le sait. Et puis, je bosse beaucoup, mais je suis là en cas de besoin. J’ai passé trois jours à la maison la semaine dernière parce qu’il était malade, je ne l’ai pas laissé se débrouiller non plus. Est-ce que… est-ce qu’il t’a dit quelque chose ?

— Non, il ne m’a rien dit, mais je connais les hommes. Il arrive toujours un moment où ils vont voir ailleurs si on ne s’en occupe pas bien. C’est arrivé à ton père et j’ai galéré pour que tout n’explose pas, je te le garantis.

— Et donc, pour que ces messieurs restent fidèles, on doit jouer les petites femmes disponibles ? Allan a bossé comme un dingue pendant douze ans et je ne suis jamais allée voir ailleurs, même quand je me sentais seule. Je… Merde, je l’aime comme une dingue, mais s’il va voir ailleurs, je lui coupe les couilles et la seule chose qu’il faudra sauver, c’est lui. Comment tu as pu pardonner à Papa ?

— Parce que je l’aimais ? Et puis, on voulait tous les deux vous protéger, ça a marché, non ?

— Et tu crois qu’il méritait ton amour ? soupiré-je. J’ai envie de vomir rien que d’imaginer mon mari avec une autre, jamais je ne pourrais faire comme si de rien n’était, personnellement. Famille ou pas… Bref, je… On va y aller et te laisser te reposer. Merci d’avoir gardé les petits, maman, ça nous a fait beaucoup de bien de nous retrouver tous les deux.

— Contente d’avoir pu vous aider. Et revenez quand vous voulez, hein ? J’aime bien avoir un peu d’agitation dans ma vie.

— On va réunir la famille à la maison pour l’anniversaire des jumeaux bientôt. Je te dirai si ce sera le samedi ou le dimanche. Et je passe te voir la semaine prochaine, comme d’habitude. Appelle si tu as besoin.

Je l’embrasse sur la joue et la prends dans mes bras quelques secondes avant d’aller appeler Allan et les enfants au pied de l’escalier. Ma mère n’est plus toute jeune, et même si nous nous chamaillons souvent, je me refuse à m’éloigner. Tant pis si elle me contrarie, tant pis si je sors d’ici avec des images d’Allan avec une autre… On n’a qu’une mère, et elle a toujours été dévouée pour ses enfants. Chacun sa façon de l’être. Elle s’est privée d’énormément de choses, parfois même de repas, pour nous nourrir, moi je me prive de temps libre pour leur offrir à manger. Chacun son truc…

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