18. Une rencontre pas si grave
Allan
Je ne me retourne pas lorsque Maeva entre dans la cuisine et fais semblant de me concentrer sur le chocolat chaud que je suis en train de me préparer. Je sais que je suis bête de continuer à bouder comme je le fais, cela me déprime et me mine, mais je ne parviens pas à agir différemment. Mon épouse sent que je suis toujours tendu et elle se contente de me faire une petite bise sur ma joue barbue avant d’aller se préparer de quoi manger. J’ai tout préparé comme je le fais à chaque fois que je me lève avant elle et j’aperçois du coin de l'œil son petit sourire en voyant son bol et ses tartines déjà beurrées. Je boude mais je tiens à lui montrer que, même si je lui en veux de toujours préférer son travail à sa famille, je fais le maximum, moi, pour que la famille soit toujours bien prise en compte.
— Pour demain, tu me confirmes que c’est bon pour le restau ? Pas de nouveau rendez-vous qui vont nous empêcher de passer du temps ensemble ? lui demandé-je en m’asseyant en face d’elle.
— Ce n’était pas un rendez-vous. C’est le potentiel investisseur qui était là quand tu as dit suffisamment fort que tu t’en foutais de MacMillan, tu te souviens ? Il a entendu, est parti sans accepter notre arrangement et m’a blacklistée pendant une dizaine de jours avant de débarquer à l’improviste hier… Pour demain, je te confirme, oui. Et Gaëlle est OK pour gérer seule la réunion précédente.
— Donc c’est de ma faute, c’est ça ? demandé-je, un peu surpris qu’elle me fasse à nouveau des reproches. Et puis, si tu veux tout savoir, je te confirme que je m’en fous de lui. Quel con, ce type. J’ai horreur de ces mecs qui pensent pouvoir faire tout ce qu’ils veulent juste parce que Papa leur a donné du fric à la naissance.
— Je ne dis pas que c’est ta faute, Allan, je t’explique juste pourquoi je ne pouvais pas le rembarrer hier… Et je n’apprécie pas non plus sa compagnie.
— Et il a signé, au moins ? Dis-moi que tu ne nous as pas renvoyés à la maison pour ne même pas obtenir ce que tu voulais.
— Il doit présenter le projet au Conseil d’Administration vendredi matin, mais il semblait conquis, oui.
— C’est déjà ça. Bon, je vais réveiller Albane, sinon elle va finir par être en retard au collège.
Je m’éloigne et me dis que cet échange a au moins eu le mérite d’exister, c’est déjà mieux que le lourd silence d’hier soir, à son retour du boulot. On vit ensemble depuis tellement longtemps, on devrait être devenus des experts dans l’art d’éviter les disputes ou de les dépasser, non ? La réalité est cependant moins positive. Elle se prépare rapidement alors que je vais m’occuper des jumeaux qui sont déjà plein d’énergie et elle file avant même que les enfants soient habillés. Je constate, sans surprise, que la vaisselle du petit-déjeuner n’est pas faite et me dis que parfois, elle me prend vraiment pour le larbin de service. Cela ne lui prendrait pas tant de temps que ça de rincer son bol, quand même, mais bon, elle doit se dire que je suis là pour ça, vu que je ne travaille pas. Et que ça fait partie de mes tâches, que je peux bien faire ça. Quand je ne suis pas aussi fâché que je le suis aujourd’hui, peut-être que j’accepte plus facilement, mais là, je me dis qu’elle aurait pu faire un peu plus d’efforts.
Alors que je fais signe à Albane qui file vers l’entrée du collège, je reçois un petit SMS de Tiffany et suis surpris de voir qu’elle me recontacte. On s’est recroisés en ville la semaine dernière et on a discuté à nouveau, de manière très simple. Nous nous sommes échangé nos numéros, mais je ne pensais pas qu’elle en profiterait si rapidement.
— Bonjour, Allan. Si mes souvenirs sont bons, tes jumeaux sont chez la nourrice, ce matin. Un petit café en bord de mer, au Carpe Diem, une fois que tu les as déposés, ça te tente ?
En temps normal, j’aurais refusé, j’ai mes courses à faire, mais là, je me dis qu’un peu de temps pour moi, ça pourrait me faire du bien. Et puis, elle au moins sait ce que c’est d’élever des jumeaux seul ou presque.
— Bonjour Tiffany. Un petit café me ferait du bien, oui. J’y serai dans trente minutes maxi. A tout à l’heure.
Je dépose donc mes enfants en me demandant si c’est vraiment une bonne idée d’aller voir cette femme si séduisante alors que je suis en froid avec la mienne. C’est juste un café, ça ne veut rien dire de plus, non ? Et même si je la trouve séduisante, je n’ai rien à me reprocher si je vais passer un peu de temps avec elle. J’ai quand même besoin d’un peu de réconfort et je suis sûr qu’elle pourra m’en apporter rien qu’en m’écoutant. J’essaie en tout cas de me convaincre que je ne vais pas retrouver cette femme pour de mauvaises raisons.
Lorsque j’entre au Carpe Diem, je suis accueilli par son magnifique sourire qui s’illumine quand elle m’aperçoit. Elle se lève quand je m’approche et me fait deux bises bien appuyées sur chacune de mes joues.
— On dirait que la barbe ne te dérange pas du tout, ris-je en m’asseyant en face d’elle.
— Pourquoi ça me dérangerait ?
— Je ne sais pas. Ça pique, non ? Il y a des femmes qui ne me font pas la bise à cause de ma barbe, en tout cas.
— Ta femme doit apprécier pour que tu la gardes, alors, puisque tu as conscience que certaines ne sont pas fans, rit-elle.
Pourquoi je sens ce petit éclat de culpabilité quand elle parle de Maeva ? C’est bête mais je me dis que si elle apprécie ma barbe, elle n’apprécierait sûrement pas que je passe du temps avec cette jolie blonde qui est vraiment mignonne. Si moi je n’ai pas fait d’effort particulier sur ma tenue, elle a revêtu un joli chemisier rose clair dont elle n’a pas boutonné le haut, ce qui me permet d’admirer la dentelle blanche qui recouvre ses seins. Elle a croisé ses jambes et son tailleur ne fait rien pour dissimuler la naissance de ses cuisses. J’ai toujours trouvé que Maeva avait des jambes magnifiques, mais Tiffany n’est pas loin derrière et le spectacle global est plutôt agréable.
— Oui, elle aime bien. Mais je l’ai surtout parce que ça me plait à moi. Tes enfants sont à l’école aujourd’hui ?
— Oui, c’est un jour où je respire, plaisante-t-elle. Entre deux lessives, le ménage, mes cours par correspondance… Bref, j’ai un peu moins l’impression d’être submergée.
— Et avec tout ça, tu prends quand même le temps de m’inviter pour un café ? demandé-je, surpris. C’est clair qu’avoir des enfants, ce n’est pas une sinécure.
— C’est un bol d’air appréciable, non ?
— Oui, ça l’est, surtout quand à la maison, l’ambiance est tendue. Toi, au moins, en vivant seule, tu évites les disputes.
— Ah… Tu veux en parler ? me demande-t-elle en touillant son café. La solitude a ses avantages, j’en conviens.
Je me demande pourquoi je lui ai sorti ça. D’habitude, mes problèmes, je les garde pour moi et là, alors que je la connais à peine, je suis déjà en train de lui raconter mon intimité.
— Non, je ne vais pas plomber l’ambiance, quand même ! Profitons de notre petit instant de détente. Tu ne m’as pas dit si tu travaillais, toi, par exemple.
— Tu ne plombes pas l’ambiance si tu parles de tes soucis. Je sais ce que c’est de rester à la maison, on a tendance à s’isoler et on n’a personne à qui parler quand ça ne va pas, soupire-t-elle. Et non, je ne travaille pas en ce moment. Disons que perdre une bonne partie de mon salaire en nourrice n’est pas très avantageux, donc… je suis en train de faire une formation à distance pour devenir secrétaire médicale.
— Ah oui ? C’est courageux, ça. Tu es impressionnante de trouver le temps de faire tout ça.
— Oh, j’ai commencé quand les enfants ont débuté l’école. Disons qu’avant leur naissance, j’ai eu du mal à trouver du travail… Je n’ai jamais été très scolaire, j’ai arrêté les études après le bac pour travailler.
— Ce qu’il y a de bien avec un travail de secrétaire, c’est que tu fais des horaires de journée et que tu as toutes tes soirées pour ta famille. Ça, c’est vraiment appréciable.
— Oui. J’ai pas mal bossé dans la vente, et sincèrement, les horaires sont compliqués quand tu dois élever seule tes enfants, alors je ne me voyais pas reprendre dans cette branche. Et toi, ça ne te manque pas, le travail ?
— Si, ça me manque beaucoup. J’essaie de garder des liens, mais ce n’est pas pareil que d’y aller chaque jour et me rendre utile. Des fois, à la maison, j’ai l’impression de gâcher mes talents. J’adore mes enfants, hein ? Mais franchement, qui peut être satisfait à la fin de la journée d’avoir seulement fait quelques jeux et quelques dessins avec ses enfants ?
— Tout le monde n’est pas fait pour rester chez soi, c’est sûr. Tu vas reprendre le travail quand ils iront à l’école ?
— Sûrement, oui. Enfin… je ne sais pas, vu les horaires que fait ma femme, ça voudrait dire beaucoup de garderie pour les enfants. Ils grandissent quand même mieux entourés de leurs parents, non ?
— Sans doute, oui… mais si tu n’es pas épanoui, ils finiront bien par en pâtir. Les enfants sont des éponges.
Je m’arrête un instant de parler en me demandant si je ne devrais pas essayer de me réconcilier rapidement avec Maeva car Tiffany n’a pas tort. Ils vont tout de suite sentir que je suis moins à l’écoute de leur mère si on continue à bouder comme ça. Et ça n’est vraiment pas bon pour eux.
— Tu as raison, Tiffany. Et ça me fait un bien fou de te parler. Toi, tu me comprends bien.
— Contrairement à ta femme, tu veux dire ? me demande-t-elle, hésitante.
— Disons qu’elle est prise par son travail et ne prend pas forcément le temps de m’écouter. C’est ça aussi, la vie de couple. Tout ne peut pas être rose…
— Effectivement, sourit-elle. Ça se saurait si la vie de couple était une balade tranquille. Le parcours est semé d’embûches…
— Bon, je dois te laisser, finis-je par dire après avoir regardé ma montre, j’ai encore mes courses à faire avant de récupérer mes petits monstres. Mais c’était sympa, ce café. On se refait ça quand tu veux.
— Merci d’avoir accepté mon invitation. C’était sympa, ça fait du bien d’avoir d’autres conversations que des “Maman, j’ai envie de faire pipi” ou “non, je veux des frites, pas des haricots” !
— Content de voir que j’ai plus de conversation qu’un enfant de quatre ans, rigolé-je alors qu’elle se penche vers moi.
Un instant, j’ai l’impression qu’elle va m’embrasser mais elle se contente de me faire à nouveau la bise. Ce qui me dérange le plus, c’est que je ne suis pas sûr que j’aurais réussi à résister si elle s’était décidée à me faire un baiser ailleurs que sur la joue. C’est embêtant quand on est marié à une autre…
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