19. Parler sans se comprendre

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Maeva

— J’ai vraiment besoin de ne pas être dérangée cet après-midi, Yoann. MacMillan va foutre mon mariage en l’air avec ses conneries. Alors tu prends les messages, et si vraiment il y a une urgence que tu ne peux pas gérer et qui ne peut attendre d’être réglée demain ou lundi, appelle Gaëlle et dis-lui que je suis injoignable. Oh, me regarde pas comme ça, souris-je, mal à l’aise. Je gère tout sans horaires depuis des mois, elle peut bien être dérangée un après-midi où elle ne bosse pas, j’ai besoin d’un break, moi…

Et de poser les choses avec Allan, d’apaiser les tensions. Je ne supporte pas cette distance qu’il nous impose, cette guerre froide. Il a fallu cinq minutes à MacMillan, mardi, pour mettre à mal mon couple. Le restau avec les jumeaux, hier midi, a été un vrai calvaire en ce qui concerne Allan. La guerre froide est vraiment déclarée et je déteste ça. Ce matin, j’ai à peine osé l’approcher. Oh, il ne montre aucune colère, non, juste… de la lassitude, de l’indifférence, et c’est peut-être pire.

— D’accord Maeva. Je vais gérer, de toute façon. Et si vraiment, j’ai besoin, j’appellerai Gaelle. Elle est au courant que je peux être amené à la déranger ?

— Heu… non, pas vraiment. La dernière fois que je lui ai demandé de me remplacer, elle m’a dit de me débrouiller, alors je préfère éviter d’avoir un nouveau refus de sa part, soupiré-je en rangeant mon bureau. Si tu l’appelles en disant que je ne réponds pas au téléphone, elle n’aura pas le choix. Je sais, c’est fourbe, mais je n’ai pas d’autre alternative, pour le coup. J’ai fait le maximum que je pouvais sur le temps du midi, je suis à jour dans mes mails, j’ai signé tout ce qui devait l’être. Belle Breizh peut se passer de moi cet après-midi sans s’effondrer.

— Assurément, et je vais gérer, je vous l’ai dit, ne vous inquiétez pas.

— Merci, Yoann. Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

J’attrape mon sac à main, la sacoche de mon ordinateur et fais le tour de mon bureau pour lui donner le parapheur. Sans réfléchir, je lui fais la bise et lui souris en renouvelant mes remerciements, et je ne peux rater le rouge qui lui monte aux joues. Il est mignon et attendrissant, en plus d’être mon sauveur et ma béquille depuis qu’il a pris son poste.

Je lui souhaite un bon weekend et file récupérer ma voiture au parking pour rentrer à la maison. Il est treize heures trente tapantes lorsque je pousse la porte d’entrée. Je dépose mes affaires, éteins mon téléphone pro après une dernière vérification des mails qui me fait grimacer parce que le zéro est déjà passé à neuf, et j’ôte mes talons et ma veste pour tomber sur la scène la plus attendrissante possible. Allan est installé dans le canapé, les jumeaux de part et d’autre de son corps occupés à l’écouter lire une histoire. Le temps calme nécessaire avant de monter à la sieste, et mon petit cœur fait un triple salto en les voyant ainsi, concentrés sur la voix de leur papa, plus beau que jamais.

Je ne contourne pas le canapé, me place derrière eux et me penche pour déposer un baiser sur leurs petites têtes chevelues, avant de poser mes lèvres dans le cou de mon mari pour le saluer. Les jumeaux se redressent et sourient sous leur tétine, mais je leur fais signe de ne pas bouger pour écouter la fin de l’histoire, elle aussi en pause l’espace d’un instant. Pas d’indifférence, à cet instant, mon petit mari me lance un regard étonné avant de reprendre sa lecture. Je l’écoute attentivement conter l’histoire de Boucle d’Or, prendre la grosse voix de Papa Ours, galérer pour la petite voix de Bébé Ours, faire une imitation horrible pour la maman… Bon sang, c’est fou comme ces moments sont apaisants.

— Tu veux que je les mette à la sieste ? demandé-je une fois l’histoire terminée et en prenant Mika qui me tendait les bras.

— Oui, si tu veux. Tu es juste de passage ou tu es déjà en weekend ?

— Je suis en weekend, j’ai libéré mon après-midi. Vous faites un bisou à papa, mes petites tornades ? Je vous emmène à la sieste.

— Hallelujah ! Je ne pensais pas que de tels miracles pouvaient encore arriver ! répond-il en souriant alors que Nora et Mika lui sautent dessus pour lui faire des bisous baveux qu’il reçoit avec plaisir.

Je ne réponds pas à sa remarque et attends patiemment que les petits en aient fini avec leur père pour monter avec eux dans leur chambre. Je prends le temps de les câliner et de les couvrir de baisers avant de récupérer le babyphone dans notre chambre.

Quand je redescends, je suis surprise de ne pas voir Allan dans la pièce de vie. Il n’est pas non plus dans la salle de jeux ou la buanderie, j’en conclus qu’il s’est enfermé dans sa pièce histoire d’écouter de la musique ou de jouer de la cornemuse. Il faut croire que ce n’est pas aujourd’hui que nous allons discuter et enterrer la hache de guerre…

Je me prépare un café, prends le temps de ranger un peu la cuisine, retape les coussins du canapé et m’ennuie rapidement. Mon ordinateur me fait de l'œil mais je résiste à l’envie de l’allumer pour m’occuper en bossant. Il fait soleil, alors, après avoir tourné en rond quelques minutes, je monte échanger mon tailleur contre un haut de maillot de bain et un short en coton léger. Je file m’installer sur la terrasse avec une romance que j’ai achetée il y a des mois sans prendre le temps de l’ouvrir. Je jette un rapide regard en direction de la porte vitrée qui donne sur la pièce d’Allan et l’observe sous mes lunettes de soleil, occupé avec son instrument. Il refuse que je l’entende jouer tant qu’il ne sera pas satisfait de son niveau, et Monsieur est trop perfectionniste pour que je m’incruste dans sa pièce insonorisée sans sa permission. Sans doute passerions-nous de guerre froide à affrontement direct, le cas échéant.

Tellement plus habituée à lire et, je l’avoue, déconcentrée par la vision de mon petit mari, j’en suis encore aux prémices de l’histoire lorsque je le vois sortir et s’avancer jusqu’à la rambarde en verre pour observer la mer, sa vue préférée. Il y a quelques années, quelques mois encore, voire même quelques semaines, son regard sur moi m’aurait échauffé la peau. Malgré les années qui passent, les conséquences de deux grossesses dont une gémellaire qui, évidemment, a laissé des traces, son regard sur moi n’a jamais changé et a toujours été capable de m’enflammer. Aujourd’hui, cette indifférence me meurtrit bien plus que je n’oserais jamais lui avouer et ce, même s’il fait un pas vers moi en ne restant pas enfermé dans une autre pièce.

— Ils prévoient du beau temps demain, une idée de ce qu’on pourrait faire avec les enfants ? lui demandé-je alors que ce silence entre nous m’oppresse de plus en plus.

— Un pique-nique sur la plage, ça te dirait ? Enfin, avec les petits monstres, pas sûr que ça soit de tout repos. Et il ne faudrait pas qu’on t’appelle en plein milieu et que je me retrouve seul à les gérer.

— On aime relever des défis, non ? Je crois qu’il ont installé quelques structures gonflables sur la plage de Rochebonne pour les weekends, on pourrait aller là-bas pour qu’ils profitent, et proposer à Albane d’emmener sa meilleure amie, histoire qu’elle ne soit pas seule. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Tu veux rajouter une ado à notre smala ? Tu sais que tu es folle, parfois ? Mais oui, c’est une bonne idée.

Allan regarde toujours la mer, mais au moins, on communique et, à cet instant, je suis prête à prendre tout ce qu’il m’offre…

— Un de plus, un de moins, à ce tarif-là, ris-je. Ça fera plaisir à Albane, c’est le principal…

— Tu es sûre que tu ne vas pas m’abandonner pour un investisseur en plein milieu ? me demande-t-il sérieusement. Si tu es là, ça me va tout à fait.

— Sûre, oui, soupiré-je. C’est le weekend de Gaëlle et je ne répondrai pas au téléphone… Tu… tu vas m’en vouloir longtemps pour mardi ?

— Désolé, mais j’ai vraiment eu l’impression de ne pas exister face à l’argent et l’arrogance de ton businessman. Je n’aime pas quand tu sacrifies ta famille pour de l’argent, c’est blessant et ça ne te correspond pas. Ou je devrais dire que ça ne te correspondait pas, mais peut-être as-tu changé… Alors, j’essaie de passer outre, tu sais ? Mais ce n’est pas facile. Je ne suis pas bon qu’à faire la cuisine et à m’occuper des enfants pour que tu puisses gagner toujours plus d’argent. J’ai des sentiments et ce serait bien que tu t’en occupes aussi.

Bien, au moins, on parle… Même si ses mots sont un bon coup de poing en plein ventre, il échange et je n’ai plus qu’à l’écouter, essayer de le rassurer et tenter de me faire pardonner.

— Bien sûr que tu n’es pas bon qu’à ça, Allan, je n’ai jamais pensé ça. Je… MacMillan est mon investisseur principal pour le projet d’implantation en Europe. Sans lui, ce sont des semaines de boulot de mes équipes fichues en l’air. Je ne voulais pas reporter notre déjeuner. A vrai dire, je l’attendais même avec impatience… Je suis désolée, sincèrement, et tu me connais, si je me suis écrasée face à lui c’est parce que c’était essentiel pour la boîte. Je n’aurais jamais accepté ça sinon.

Je sais que ce n’est pas la réponse qu’il attendait à ses épaules qui s’affaissent légèrement, mais j’aimerais parfois qu’il s’intéresse un minimum à mon boulot… qu’il essaie de comprendre que même avec la meilleure des volontés, je ne peux pas faire tout ce que je veux, que j’ai des responsabilités et pas seulement l’envie de faire fructifier la boîte. J’ai des dizaines de salariés, aussi, et si nous coulons à cause de la concurrence, ce sont des dizaines de familles qui se retrouveront en difficulté.

— Tout est toujours essentiel pour la boîte, c’est ça qui me mine. Ce n’est pas ça, la vie. Où est passée la jeune femme fière et idéaliste qui voulait changer le monde en proposant des produits bio et écologiquement durables ? Cette femme-là ne se serait jamais écrasée pour quelques milliers d’euros.

— Cette femme-là a compris qu’elle pouvait mettre ses proches à l’abri pour qu’ils ne vivent jamais ce que ma famille et moi avons connu. Je sais que tu ne comprends pas, et je sais aussi que j’en fais trop, mais j’ai grandi en voyant mes parents se priver de tout pour qu’on ait à manger dans nos assiettes et jamais je ne pourrai oublier ce que le manque d’argent cause comme malaise, comme tristesse, comme décalage, quand on est gosses et, pire, ados. Je… La concurrence est rude dans le milieu, Allan. Toutes les grandes marques de cosmétiques ouvrent des branches bio, tu sais ? J’ai conscience que ce n’est pas ce que tu voudrais entendre, et que ce n’est pas une raison valable pour toi, mais c’est la réalité des choses au bureau. Si on ne s’élargit pas, on va mourir. Et Gaëlle ne me seconde plus qu’à mi-temps, je fais ce que je peux pour essayer de ne pas trop vous délaisser, je te jure que j’essaie. Je vous aime tellement, si tu savais…

Allan s’est enfin tourné vers moi, m’écoutant religieusement, mais son regard sur moi, presque vide de toute émotion à cet instant, me fait comprendre que peu importe ce que je pourrai dire, aujourd’hui, ce sera le retour de la guerre froide après notre échange. Il n’est pas prêt à faire d’efforts pour se mettre à ma place, et je peux le comprendre étant donné son discours. J’ai bien compris que son boulot lui manquait, qu’il ne s’épanouissait pas tant que ça à la maison… et que je ne lui accordais pas assez d’attention. En clair, si je gère au bureau, je merde carrément à la maison.

— Je ne sais pas quoi te dire, Maeva. Moi aussi, je t’aime, mais j’ai parfois l’impression d’être face à une inconnue qui préfère un investisseur sûrement pas très clair sur l’origine de son argent à sa famille, et c’est ça qui fait mal. Je préfèrerais tellement être pauvre avec la femme idéaliste que j’ai épousée plutôt qu’avec une femme qui ne pense qu’à essayer de gagner plus d’argent, quelles que soient les raisons de cette stratégie. Je n’ai pas envie de te perdre, mais j’ai le sentiment que toutes les perches que je lance, tu refuses de les saisir et ça me fait mal, Maeva. Très mal, si tu veux tout savoir. Et ça me fait peur, aussi.

Je détourne le regard et me félicite d’avoir gardé mes lunettes de soleil pour lui masquer mes yeux humides. Chacun de ses mots pèse un peu plus sur mon estomac que le précédent, et la menace sous-jacente m’apparaît clairement. Allan est mal dans notre couple, alors… jusqu’où serait-il prêt à aller ? Et moi, qu’est-ce que je peux faire ? Je me sens totalement piégée entre mon entreprise et nos problèmes de couple. Puisqu’il s’agit bien de ça, des problèmes de couple… Après une dizaine d’années de bonheur total, nous traversons notre première vraie crise, et moi aussi, ça me fait mal. Et j’avoue que même si j’entends ce qu’il me dit, je ne peux pas m’empêcher de me souvenir de l’époque où c’est lui qui bossait comme un dingue, rentrait à la maison avec la tête encore au boulot, était parfois là physiquement sans l’être mentalement…

Le babyphone se manifeste et me sauve littéralement. Les jumeaux sont réveillés et cette conversation touche à sa fin, ce qui va nous permettre à tous les deux de réfléchir à tout ça et surtout de ne pas envenimer les choses. Je me lève pour aller chercher Mika et Nora, mais fais un détour par Allan. je pose mes mains sur ses joues barbues et mes lèvres sur les siennes. Pas du tout logique après ce genre d’échanges qui ne mène même pas à une réconciliation, mais j’en ai besoin, à cet instant. A défaut d’être sur la même longueur d’onde, il me faut ce contact physique, cette connexion entre nous, et si j’en crois sa façon de m’attirer contre lui, même si notre étreinte est brève, je crois que ça lui est nécessaire aussi. Un peu rassurant, non ?

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