21. Le choc des urgences

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Maeva

J’observe le Conseil d’Administration, particulièrement silencieux aujourd’hui. J’ai l’impression que les ennuis s’accumulent, ces derniers temps. Après l’attaque du premier magasin que nous avons ouvert et le vol de la caisse, je me suis retrouvée ce matin avec, dans mon bureau, une jeune femme du service communication accompagnée d’une collègue, en larmes, criant au harcèlement sexuel.

Je n’ai jamais été formée pour gérer ce genre de choses, moi, et la réaction de certains hommes autour de la table alors que j’expliquais la situation m’a lourdement agacée. D’autant plus que Wendy ne semble pas être la seule victime, Yoann ayant entendu des bruits de couloir ce midi.

— Damien, quelle est la procédure à suivre dans cette situation ? demandé-je à notre juriste en saisissant mon portable qui vibre sur la table.

Allan… Merde, je n’ai absolument pas le temps de lui répondre. Je rejette l’appel et commence à lui écrire un message, m’arrêtant au beau milieu pour écouter attentivement la réponse de Damien.

— Il faut dans un premier temps s'assurer que tu as des éléments concrets et concordants sur les faits. C'est la partie la plus suggestive de la procédure. En gros, la question c'est, est-ce que tu crois les plaignantes ? Si oui, il faut prendre des mesures conservatoires en attendant les résultats d'une enquête interne et, s'il y a dépôt de plainte, de l'enquête de police. Par là, j'entends une mise à pied du mec qui ne sait pas se tenir devant une personne du sexe opposé. Et il faut faire cette enquête de la manière la plus impartiale qui soit en interrogeant les collègues, en visionnant les caméras de surveillance, en recoupant les dires de chacun avec les plannings… Bref, c'est super chronophage. Il faut aussi que tu préviennes la médecine du travail, l'inspection du travail et convoquer un CSE exceptionnel pour informer les salariés. Pour le reste, il faudrait que je me renseigne pour voir si je n'oublie rien.

— Il y aura aussi les médias à gérer s'ils se saisissent de la question, intervient Gaëlle.

Rares sont les fois où je me suis sentie aussi démunie au boulot, mais là… j’ai l’impression de partir à l’ascension d’une montagne sans aucun matériel adéquat et c’est flippant. Je crois que si je n’étais pas entourée depuis que Wendy a demandé à me voir, mes nerfs auraient déjà lâché… Mais je m’efforce de conserver mon masque de professionnelle, quand bien même l’idée qu’un type de ce genre rôde dans le bâtiment et malgré le fait que l’idée qu’il foute en l’air notre réputation me donne envie de le tuer.

— Bien. Renseigne-toi alors. Je vais contacter la boîte qui gère les caméras et voir avec le CSE pour une réunion. Yoann, j’ai besoin que tu convoques les collègues de François et Wendy pour des entretiens que Gaëlle et moi allons assurer ensemble. Espérons que tout ceci ne s’ébruite pas en dehors de l’entreprise, mais il faut qu’on réfléchisse à une stratégie de communication dans le cas où ça viendrait aux oreilles des médias. Merci à tous d’être venus, nous vous tiendrons au courant régulièrement. Si personne n’a rien à ajouter, vous pouvez disposer.

Il y a un petit temps de latence durant lequel tous s’observent, puis tout le monde se lève pour quitter la pièce. Seuls Yoann et Gaëlle restent et je remercie silencieusement mon assistant quand une tasse de café fumant apparaît sous mes yeux. Je soupire et m’apprête à relancer la conversation quand je me souviens qu’Allan m’a appelée. Constatant qu’il a laissé un message, je consulte mon répondeur pour entendre sa jolie voix. Qui sait, peut-être que ce sera suffisant pour apaiser mon cerveau en ébullition…

— Maeva, c'est moi. Il faut que tu rentres tout de suite, j'ai besoin de toi. Albane s'est fait mal à la cheville et je me demande s'il ne faut pas que je l'emmène voir un médecin. Rappelle-moi vite.

— C’est pas possible, marmonné-je. Qu’est-ce que j’ai fait dans une vie antérieure pour que tout me tombe dessus comme ça en ce moment ? Je… Il faut que je rappelle Allan, j’arrive.

Je me cale dans un coin de la salle et m’exécute, sauf que c’est le répondeur qui m’accueille. Juste retour des choses, j’imagine. La seconde tentative n’est pas plus fructueuse et ça me gonfle. J’ai lâché le mode professionnel et je ne pense plus qu’à Albane qui doit souffrir, à Allan qui doit être tout stressé, et à mon besoin d’être auprès d’eux.

— Il faut que je rentre à la maison, une urgence, soupiré-je en rassemblant déjà mes affaires.

— Tu ne peux pas me laisser gérer toute seule ! s'emporte Gaëlle. Je fais quoi, moi, avec cet enfoiré de François qui ne sait pas garder sa teub dans son froc ?

— Tu sais combien de merdes j’ai dû gérer sans toi parce que tu privilégiais ta famille à l’entreprise ? m’agacé-je. C’est mon tour aujourd’hui. De toute façon, vu l’heure, il n’y a plus grand-chose à faire. Yoann, avant de partir, j’ai besoin que tu annules tous nos rendez-vous de demain après-midi. Demain matin, on informera les salariés concernés qu’on les recevra dans l’après-midi. François… On doit attendre. Sans preuves, on ne peut rien faire, de toute façon. Wendy est allée chez le médecin, j’ai reçu son arrêt de travail, elle est protégée.

— Et les autres femmes de la boîte, on s'en fout ? Il faut lui couper la queue, à ce type. Tu ne vas pas le laisser tranquille comme si de rien n'était !

— Crois-moi, ça me fait chier, mais la présomption d’innocence n’est pas une lubie qu’on peut mettre de côté. Wendy n’avait pas l’air de mentir, mais il nous faut des preuves. Nous serons vigilants, on passera à l’improviste au service comm’, et… on pourrait envisager d’instaurer un peu de télétravail ? Enfin, pas dit que ce soit judicieux de limiter le nombre de personnes présentes sur place…

Tout ça est trop prise de tête, et c’est encore pire alors que mon cerveau ne parvient pas à mettre de côté l’info essentielle du moment : ma fille s’est blessée. Seigneur, qu’est-ce que je fiche encore ici ?

— Appelle la boîte de sécurité pour moi avant de partir, s’il te plaît, continué-je en me dirigeant vers la porte de la salle de réunion, et envoie un mail au CSE en notre nom. Il faut vraiment que je rentre. Je garde mon téléphone perso à portée de main si besoin, mais pas dit que je réponde immédiatement. Yoann, je te jure que je t’offre une journée de congé dès que cette histoire se calme. Tiens-moi au courant par mail pour l’organisation de demain.

— Bien, Maeva. Je vais faire ce que je peux, se résigne mon assistant.

— Merci… A demain !

Je file récupérer mon sac à main dans mon bureau et quitte le bâtiment sans tarder, tente une nouvelle fois d’appeler Allan avant de démarrer, et rentre rapidement à la maison sans avoir eu de nouvelles. Je grimace en constatant que la voiture de ma moitié n’est pas garée dans la cour. Effectivement, pas un bruit ne se fait entendre à l’intérieur et mon stress grimpe davantage encore. Je harcèle littéralement Allan d’appels et pousse un soupir de soulagement en l’entendant finalement dans le haut-parleur.

— Allan, tout va bien ? Je suis à la maison, je… Comment va Albane ?

— Ça va, oui. Je sors bientôt de l'hôpital. On a fait une radio, ce n'est qu'une grosse entorse et ils lui ont mis une attelle. Il faut aller chercher les jumeaux chez la voisine, moi je dois encore passer à la pharmacie. Tu étais où ? me reproche-t-il. Si je dis que c'est urgent, ce n'est pas pour que tu me rappelles une heure après…

— Au boulot, pardi ! Où voulais-tu que je sois ? J’ai fait au plus vite. Je vais aller chercher les jumeaux chez Nina alors, en vous attendant… Comment elle se sent ?

— Ça va, Maman, crie-t-elle derrière Allan. Ne t'inquiète pas.

— Plus de peur que de mal, mais ils lui immobilisent la cheville pour trois semaines quand même. Heureusement que ce n'était pas plus grave, tout seul, pas sûr que j’aurais pu gérer.

— Bien sûr que si, tu aurais pu gérer, quelle idée ! grimacé-je en tentant de cacher mon agacement à l’entendre encore se dénigrer.

Ou bien peut-être parce que je perçois aisément l’intonation du reproche dans sa voix.

— Est-ce que les jumeaux sont au courant que vous alliez à l’hôpital ? continué-je.

— Oui, je leur ai dit, mais Albane a été courageuse et ne leur a pas trop montré qu’elle avait mal. Je te laisse, je reprends le volant. Je passe à la pharmacie et j’arrive.

— D’accord. A tout à l’heure, Chéri. Attention à la route.

Je raccroche et prends une minute pour respirer calmement. Albane va bien, ce n’est qu’une entorse, j’étais encore absente mais, bon sang, je ne pouvais pas faire autrement ! D’ailleurs, je me demande comment j’aurais réagi si j’avais eu l’info en plein CA… Est-ce que j’aurais assuré jusqu’au bout ? Ou je serais redevenue la maman que je tente de mettre de côté chaque fois que j’entre chez Belle Breizh et j’aurais tout envoyé bouler ? Je ne veux même pas avoir la réponse à ces questions, en vérité, parce que l’urgence au boulot était loin d’un simple contrat à signer, on parle de potentiel harcèlement sexuel et donc de salariées en détresse psychologique, face à ma fille, mon petit bébé déjà grand, mais ma chair et mon sang. Oui, mieux vaut ne pas chercher à savoir, avec des “et si”, on referait le monde.

Je récupère rapidement les jumeaux chez Nina et suis en train de les mettre en pyjama après le bain lorsque j’entends la porte d’entrée claquer. Les petits s’impatientent et je peine à terminer l’habillage avant de descendre l’escalier en les gardant dans mes bras pour éviter que leur précipitation ne nous conduise une seconde fois aux Urgences aujourd’hui. Ils se précipitent tous les deux en direction du canapé où est installée Albane et mes yeux s’humidifient lorsqu’elle les installe près d’elle pour un câlin fraternel. Clairement trop d’émotions pour moi aujourd’hui, je me sens à fleur de peau lorsque je me penche à mon tour dans son dos pour l’enlacer et embrasser sa petite bouille d’ado.

— Alors comme ça, tu aimes jouer les cascadeuses ? Comment tu t’es fait ça, ma Puce ?

— J’ai glissé sur la terrasse. Je n’aurais pas dû courir alors que ça glissait… Mais là, ça va, hein ! Ne te dispute pas avec Papa pour ça, ce n’est vraiment pas grand-chose.

Sa dernière phrase me fait tiquer et je lève les yeux en direction d’Allan qui, depuis la cuisine où il est en train de préparer le dîner, n’a pas pu échapper non plus à cette demande de notre fille. Il grimace et hausse les épaules, et je me demande à quel point il a pu fulminer devant Albane alors que je ne répondais pas au téléphone.

— Ne t’inquiète pas, ma Douce, il n’est pas prévu qu’on se dispute. C’est juste… l’adrénaline. Papa a eu peur pour toi et moi aussi. Comment tu t’en sors avec les béquilles ? Est-ce que tu veux qu’on installe ton ancien lit dans mon bureau pour rester au rez-de-chaussée au maximum ? T’en penses quoi, Allan ?

— Comme tu veux, Albane, mais Maman a raison, ça serait sûrement plus pratique de rester en bas.

— Non, je préfère rester dans ma chambre. Vous m’aiderez à monter ? Parce que ça va, avec les béquilles, mais c’est quand même pas très pratique.

— Bien… Comme tu préfères, mais si tu changes d’avis, tu sais où nous trouver. Je vais aider Papa à préparer le dîner. Allez-y mollo avec votre sœur, les petits monstres.

Je dépose un baiser sur mes trois petites têtes et rejoins Allan dans le coin cuisine. Allan qui se crispe lorsque je pose mes lèvres sur sa nuque comme je le fais souvent.

— Attends que les enfants soient couchés pour me faire des reproches, soufflé-je tout bas. Tu vas pouvoir te retenir, c’est bon ?

— Je n’ai pas de reproche à te faire, soupire-t-il. Je crois que je me suis affolé pour rien… Désolé de t’avoir appelée alors que tu faisais des choses sûrement plus importantes.

— Ça a pourtant l’air d’un reproche… Je suis partie dès que j’ai su, Allan… J’ai lâché Gaëlle alors qu’on se retrouve avec une histoire de harcèlement sexuel au boulot. Alors j’ai fait ce que j’ai pu.

— Ah mince… Je n’aurais vraiment pas dû te déranger… Je crois que j’ai un peu paniqué et j’avais juste besoin d’aide. Heureusement que Nina était là pour prendre les jumeaux, je ne me voyais pas à l’hôpital tout seul avec les trois.

— Non, tu as bien fait de m’appeler. J’aurais aimé pouvoir te répondre et être là, grimacé-je en caressant sa nuque. Normal que tu aies paniqué, mais tu as assuré. Les jumeaux n’étaient pas bouleversés et Albane va bien, Super Papa. Je file me changer vite fait et je reviens t’aider.

Je l’embrasse sur la joue et monte rapidement dans notre chambre. Je ne sais pas comment va se passer la fin de soirée, mais j’espère bien que nous en resterons là en ce qui concerne cette histoire, je crois que lui comme moi avons eu notre dose d’émotions pour la journée.

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