24. Interrogations à la pelle
Allan
Lorsque je me réveille, je constate, comme souvent ces derniers temps, que Maeva est déjà levée et que je suis seul au lit. J’ai l’impression qu’elle se lève de plus en plus tôt et part dès qu’elle peut au travail, ce qui fait qu’on se croise à peine le matin. Cela me manque le temps où on paressait au lit à deux, et où souvent on en profitait pour se retrouver et faire des folies de nos corps qui se réchauffaient vite. La dernière fois, ça remonte à plus d’une semaine, au lendemain de l’anniversaire des jumeaux. J’ai vraiment de plus en plus l’impression d’être en colocation, même si on partage le même lit. Je peux compter sur les doigts d’une main les fois où nous avons fait l’amour ces derniers temps. Et le pire, c’est qu’à chaque fois que nous le faisons, c’est tellement agréable qu’on se promet de le faire plus souvent, mais la vie fait que nous nous trouvons toujours des excuses. Enfin, la vie, c’est surtout son travail.
Je ne sais pas pourquoi mais je repense à la petite phrase de Tiffany sur le fait que mon épouse aurait peut-être un amant. De temps en temps, je cogite sur cette idée parce que ça me trotte dans la tête, mais si c’était le cas, elle serait vraiment discrète. Je pense sérieusement que si elle me trompe, c’est avec sa boîte où les problèmes s’accumulent ces derniers temps. L’histoire de harcèlement sexuel n’est toujours pas réglée, il y aurait maintenant deux victimes et François nie toujours tout. La police patine et demande tellement d’éléments à Maeva qu’elle en perdrait presque son latin. Et puis, avec l’expansion des magasins, ce n’est pas étonnant qu’il y en ait toujours un ou deux où ça ne tourne pas rond. J’ai eu beau expliquer à mon épouse qu’il fallait qu’elle embauche, qu’elle développe le siège administratif pour retrouver un peu de temps pour elle, elle me soutient qu’ils n’ont pas encore atteint la taille critique pour y parvenir. Bref, ce n’est pas là de s’arranger.
Lorsque je me lève, je croise Maeva déjà prête devant la porte d’entrée. J’ai juste le temps d’admirer son joli tailleur et le léger décolleté de son chemisier, nous échangeons un rapide baiser et elle est partie, ne laissant derrière elle qu’une légère odeur de vanille. Qu’est-ce que j’aimerais qu’elle prenne plus de temps pour nous le matin… En attendant que ce rêve se réalise, je repars pour ma routine quotidienne qui tourne autour des enfants. Je dépose Albane au collège puis rentre chez moi avec les jumeaux que j’installe dans la salle de jeux et que j’aide en fonction de leur envie du moment. Aujourd’hui, on est sur une activité dessin et je les laisse s’exprimer librement, m’assurant seulement qu’ils n’utilisent leurs feutres que sur le papier et pas ailleurs.
Lorsque j’entends la sonnette retentir, je suis surpris d’être dérangé de si bon matin et me demande si Maeva a fait une commande sur Internet sans m’en parler.
— Mika, Nora, pas de bêtise, hein ? Je vais voir qui est à la porte et j’arrive.
Bien entendu, il suffit que je dise ça pour qu’ils déposent tous les deux leurs feutres et se précipitent à ma suite pour voir qui vient nous déranger à cette heure matinale. Je suis obligé de prendre Nora dans les bras alors que son frère la bouscule pour se coller contre la porte.
— Mika, recule-toi un peu, voyons ! Tu vois bien que je ne peux pas ouvrir la porte, là !
Il s’exécute et je me retrouve face à Jérôme qui débarque avec son sourire habituel et qui me serre la main après avoir ébouriffé la tête de Mika qui déteste ça et retourne rapidement vers la salle de jeux, bientôt suivi par Nora qui a profité d’un câlin avec son Tonton Jéjé comme elle a commencé à l’appeler récemment.
— Eh bien, quelle surprise. J’espère que tu n’es pas ici pour enquêter sur l’état de propreté de ma maison ! lui dis-je en lui faisant signe de me suivre à l’intérieur pour ne pas perdre de vue les deux petits monstres.
— Bien sûr que si, voyons ! J’ai vu une émission sur je ne sais plus quelle chaîne où deux vieilles biques déboulent dans des baraques dégueulasses et pleine de détritus, et je me suis demandé chez qui je pourrais les faire débarquer, mais… faut croire que tu n’en es pas encore à ce stade. Ou alors, je viens simplement voir mon ami et lui soudoyer un café ?
— Je crois que j’aurais préféré les deux vieilles biques, tiens ! Je ne dirais pas non à un petit coup de main pour tout ranger et tout nettoyer ! Ça te dérange si on prend le café dans la salle de jeux ? Il faut que je garde un oeil sur mes deux terreurs.
— Hum… Ça va être sympa et convivial. On peut peut-être prendre le thé imaginaire entre les peluches et les poupées, non ? plaisante-t-il. Tant que j’ai mon café, ça me va.
Je lui prépare rapidement son café et nous nous installons au soleil sur la terrasse de telle sorte à pouvoir garder un œil sur les jumeaux à travers la porte-fenêtre ouverte, alors qu’ils ont sorti toutes leurs peluches et semblent leur faire prendre un thé tous ensemble.
— Tu vois, ce n’est pas si terrible que ça, me moqué-je. Qu’est-ce qui t’amène de si bon matin ? Un nouveau cambriolage ?
— Non, c’est mon jour de congé et je n’ai aucune envie de parler boulot. Je suis venu voir mon ami, pas mon ancien partenaire. Je passais voir comment tu allais, prendre des nouvelles depuis l’anniversaire des petiots.
— Ah cool. Tu restes manger, alors ! Ici, comme tu vois, c’est toujours le même petit train-train quotidien. Vivement que les enfants aillent à l’école, cela me redonnera un peu de temps pour faire autre chose que la bouffe et les jeux.
— Tu regrettes ton choix ? D’ailleurs, je me suis toujours demandé si c’était vraiment un choix…
— Comment ça, tu crois que quelqu’un m’a forcé à choisir ma famille ?
— J’imagine surtout ta femme te foutre la pression… Tu sais ce que je pense d’elle et de ses ambitions. À mon avis, elle est du genre à te menacer de faire une grève de sexe pour te faire plier, non ? Et puis, elle est flippante.
Je regarde mon ami avec étonnement. Je ne m’attendais à ce qu’il attaque bille en tête dès son arrivée même si ses propos ne sont pas si surprenants que ça, vu ce qu’il pense d’elle.
— Tu me crois donc si faible que ça ? Quand on est en couple, on prend des décisions ensemble et c’est ce qu’on a fait. Et je peux t’assurer qu’elle aime trop quand je lui fais l’amour pour proposer une grève du sexe.
— Je ne te pense pas faible, Allan. Juste… dingue d’elle, et j’ai l’impression qu’elle en profite, c’est tout. Mais bon, tant que tu baises à ta guise, après tout, qui suis-je pour intervenir ?
— On ne peut pas dire que je baise à ma guise en ce moment… Elle bosse trop et on ne fait que se croiser. C’est frustrant, en fait, j’ai vraiment l’impression d’être en colocation. Parfois même pire, de n’être que la bonne qui est logée chez la patronne, tu vois ?
— Tu lui en as parlé ? Je veux dire, de ce que tu ressens, je ne doute pas que tu lui reproches déjà qu’elle bosse trop…
— Non, je ne vais pas envenimer les choses plus que c’est déjà le cas. Après, c’est rien, tu sais ? Juste un mauvais moment à passer, tous les couples connaissent ça. Quand elle aura calmé les choses au boulot, ça ira mieux entre nous. Et bientôt, les enfants seront à l’école et je pourrai envisager de revenir bosser. Enfin, je ne sais pas si je pourrai redevenir enquêteur.
— Donc tu mouronnes dans ton coin plutôt que de contrarier ta furie…
— Tu es dur avec elle, le réprimandé-je doucement. Elle n’est pas si terrible que ça, quand même !
— Hum… J’ai l’impression qu’elle veut me couper les couilles chaque fois qu’elle me voit, mais à part ça, y a pire. Surtout qu’elle est encore canon pour son âge, ça doit pas être désagréable de se coucher à côté d’elle. Sauf que tu as l’air plus malheureux qu’autre chose, en ce moment.
C’est clair que j’ai déjà été plus heureux par le passé…
— On a tous des hauts et des bas, non ? Là, elle stresse pour son boulot, les enfants sont petits… Dans quelques mois, ça ira mieux, assuré-je d’un ton presque incantatoire.
— C’est moi que tu essaies de convaincre, ou toi-même ? Je vous ai vus à l’anniversaire des petits… C’est elle qui t’évitait ou toi ?
— On ne s’évitait pas ! Enfin… Pas vraiment… Je… Tu sais, Jérôme, je l’aime, hein ?
— Je sais. Je n’en ai jamais douté et, bien que j’ai du mal à supporter ta femme, je sais aussi que c’est réciproque. Mais parfois, ça ne suffit pas…
— De toute façon, on est mariés, on a des enfants, il faut juste qu’on surmonte cette petite crise, on n’a pas d’autre choix.
— Tu devrais peut-être la menacer de te barrer, ça la ferait réagir. T’as jamais envisagé de partir ? Tu ne mérites pas de pourrir dans une baraque deux fois trop grande pour vous, d’être délaissé par ta femme… Tu mérites mieux que ça.
— Ça veut dire quoi, ça ? Ce n’est pas une question de mérite, on parle de famille, là. Je ne vais pas faire des menaces en l’air, tu imagines les conséquences pour les enfants ?
Je regarde Mika et Nora en train de jouer et me dis que quoi que mon ami puisse penser, je n’ai pas le droit de mettre fin à ce qu’ils vivent au quotidien. Ils sont heureux et c’est tout ce qui compte.
— J’ai grandi avec des parents divorcés et je vais très bien, moi. C’était d’ailleurs beaucoup mieux après le divorce, tu sais ? Mon père délaissait ma mère, il allait voir ailleurs, et elle était tellement malheureuse que ça se reportait sur moi. Quand elle est partie, elle a repris sa vie en main, et moi j’ai trouvé mon équilibre en voyant mon paternel un weekend sur deux, en grandissant auprès d’une maman plus épanouie. Tu as épousé une femme câline et attentionnée, qui ne se plaignait pas de ton boulot, et tu te retrouves avec un dragon du business qui prend ta maison pour un hôtel, merde, tu as le droit de vouloir plus.
— Tu veux dire quoi par vouloir plus ? l’interrogé-je en me demandant où il veut en venir avec tous ses discours anti-Maeva.
— Je veux dire que tu es un mec bien, Allan, et que je ne voudrais pas que tu te perdes en chemin. Tu as déjà sacrifié ton boulot pour ta famille et si c’est admirable, il n’en reste pas moins que tu n’es pas heureux, ces derniers temps, et que c’est à cause de ta femme. Alors… peut-être que vous avez pris deux chemins différents, non ?
Je reste silencieux car ses mots sonnent justes. Peut-être qu’il a raison et que nous avons fait une partie du chemin ensemble et que désormais, nos destins sont en train de s’éloigner ?
— Je ne sais pas, Jérôme. Je… Tu as peut-être raison, mais je ne sais pas si c’est le genre de choses auxquelles je veux penser. Et puis, nous ne sommes pas les seuls dans l’histoire, même si on prend des chemins différents, il y a toujours les enfants au milieu.
— Oui, bien sûr… Mais tu es un romantique, mon pote. Et un sensible. Je sais que tu n’imaginais pas la vie de famille comme ça. J’ai pas envie que tu aies des regrets alors qu’il doit y avoir nombre de gonzesses prêtes à te bichonner et passer leur temps en ta compagnie plutôt que dans un bureau loin de toi…
Tout de suite, je pense à Tiffany et à ce baiser que nous avons échangé. Comme il le dit, je suis sûr qu’elle ne serait pas contre me bichonner…
— C’est clair qu’il y a des femmes qui s’intéressent à moi. On dirait que depuis que c’est un peu tendu avec Maeva, les opportunités surgissent, sans que je ne fasse rien pour les favoriser. Tu crois qu’il y a un radar incorporé chez les nanas pour ce type de situations ?
— Et tu ne me racontes pas, sérieux ? C’est qui ? Elle est bonne, celle qui te fait sourire comme un con ?
— Je ne souris pas comme un con ! Et oui, elle est plutôt mignonne. Elle a même réussi à m’embrasser par surprise. Mais bon, je ne suis pas comme ça, moi. Je suis fidèle, tu sais ?
— Hum… Elle te plaît ? Te fait de l’effet ?
— Elle a des fesses magnifiques et un regard qui ne me laisse pas indifférent, c’est sûr. Mais je t’ai dit, c’est juste de l’ordre du fantasme. Je ne pourrais plus me regarder dans un miroir si je faisais une connerie comme ça.
— Mouais… Ta femme a un amant qui s’appelle le boulot, à ta place, je prendrais une maîtresse, moi.
— Merci de tes conseils, l’ami, mais je ne suis pas ce genre d’hommes.
Quoique. Peut-être que je devrais essayer et voir les résultats ? Il a peut-être raison sur le fait que je m’enfonce dans une relation sans avenir et que je devrais aller voir ailleurs ? Je n’en ai pas du tout envie, je pense qu’il faut que je sauve mon couple et que j’aie une bonne discussion avec Maeva, mais peut-être que c’est voué à l’échec ? Je ne sais pas, je ne sais vraiment plus. C’est fou comme je suis perdu. En tout cas, Jérôme n’insiste pas et, une fois son café terminé, il me laisse avec les enfants. Et toutes mes questions.
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