25. Disputes à gogo

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Maeva

Je rejoins Albane, installée dans la salle et occupée à ses devoirs. Allan baigne les petits et je me retrouve à aider ma fille avec ses exercices de maths tout en récupérant mon retard sur mes mails après avoir passé la journée à courir à droite à gauche pour gérer cette histoire de harcèlement. Je suis allée voir les deux salariées concernées, j’ai dû faire un saut au poste, j’ai mangé avec ma mère en trente minutes top chrono, et passé mon après-midi en réunion pour l’ouverture de notre premier magasin en Belgique. Il va falloir que j’annonce à Allan que je dois partir quelques jours à Bruxelles, autant dire que j’appréhende autant qu’une visite chez le gynéco. Si j’adore ma gynécologue, je déteste qu’on me tripote et ça m’en donne des sueurs froides. C’est dire comme je flippe de la réaction de mon mari.

— Tu t’es trompée sur le petit deux, ma Puce. La factorisation est mauvaise. C’est un moins, donc il faut que ton identité remarquable soit a²-b², vu la forme à factoriser.

Albane souffle et efface avant de me regarder en grimaçant. Elle est comme moi, elle aime les mathématiques, mais elle manque de confiance en elle, en général.

— C’est rien, souris-je en passant ma main dans son dos. Les maths, ça devient instinctif au bout d’un moment, c’est pour ça qu’ils vous font faire plein d’exercices qui se ressemblent. Apprends bien ton cours et ça va le faire.

En entendant son soupir, j’abandonne mes recherches d’hôtel à Bruxelles et me rapproche d’elle pour l’aider davantage. Albane referme finalement son cahier, l’humeur plus légère, alors que nous entendons les jumeaux descendre les escaliers en se chamaillant au sujet de je ne sais quel jouet, leur père sur les talons.

— Tu crois qu’ils arrêteraient de se disputer si on leur confisquait tous les jouets ? demandé-je à Allan en allant vérifier la cuisson du poulet au four.

— Je ne crois pas, non, soupire-t-il. Ils arriveraient à se prendre la tête pour n’importe quoi…

— L’espoir fait vivre, alors, ris-je. Albane a fini ses devoirs et le poulet devrait être prêt d’ici une quinzaine de minutes. Si tu veux te poser, prendre une douche ou je ne sais quoi, vas-y, je gère les tornades.

— Autant que je reste et qu’on puisse les gérer à deux, ça sera plus facile. C’est bien quand tu rentres tôt, sourit-il.

Il a raison. J’adore rentrer tôt, aider Albane, voir mes petites terreur s’amuser et faire tourner leur père en bourrique. J’aimerais tellement faire ça plus souvent… Sauf que les mails s’accumulent, que la paperasse et les soucis ne disparaissent pas par magie…

— Maman, pourquoi tu cherches un hôtel à Bruxelles ?

— Pour rien, ma Puce, soupiré-je. Je vais devoir y aller quelques jours pour visiter des locaux pour le futur magasin, mais je ne sais pas encore quand.

— Tu vas ouvrir un magasin en Belgique et tu vas y aller quelques jours ? s’étrangle Allan en me jetant un regard noir.

— Ça fait des mois que c’est le projet, oui. Et… je ne resterai que deux ou trois jours, je vais condenser les visites au maximum et je voulais voir avec toi la semaine qui t’arrangerait.

— Et je suppose que tu y vas avec ton investisseur, ce MacMillan, non ?

— Certainement pas, grimacé-je. Je lui ferai un compte rendu. Hors de question de passer trois jours avec ce type, j’emmène Yoann puisque Gaëlle ne veut pas quitter Saint-Malo.

— Ah oui, Yoann, l’assistant parfait, grommelle mon mari avant de se retourner brusquement vers moi. Et tu comptais m’en parler quand ? Tu vas encore nous abandonner et me laisser tout gérer ? s’emporte-t-il brutalement. Non mais, c’est vrai, quoi, pendant que Madame va aller se promener, qui c’est qui va devoir se taper les courses, les devoirs, les enfants et tout le reste ?

Je reste coite quelques secondes, intégrant les propos d’Allan qui s’emporte avec véhémence. Je ne me mets pas souvent en colère, mais là, il vient clairement d’appuyer sur le mauvais bouton.

— Me promener ? Tu es sérieux, Allan ? J’ai vraiment l’air de passer mes journées à me balader ? Tu vas vraiment être mesquin à ce point-là ? Putain, j’y crois pas ! Jamais je ne dénigre tout ce que tu fais à la maison, jamais je ne te balance de vacheries parce que tu te plains d’être crevé ou de ne pas avoir de temps pour toi, et toi, tu me balances que je me promène ? Tu as vu mes amplitudes horaires ? J’ai l’air d’avoir passé la journée à me balader, là ? J’y crois pas, quel culot !

— Qu’est-ce que j’en sais, moi, de ce que tu vas aller faire en Belgique ? Il n’y a pas déjà un ou une gérante là-bas ? En plus, on n’est pas si loin, pourquoi tu ne fais pas l’aller-retour dans la journée ? Non mais ce que je comprends, c’est qu’en fait, tu t’en fous de ce qui peut se passer ici. Tout ce qui compte, c’est ton putain de boulot !

— C’est à plus de cinq heures en train, Allan ! Tu crois que je n’ai pas déjà regardé ? Que ça me fait plaisir de ne pas vous voir pendant plusieurs jours ? Et bon Dieu, c’est quoi cette suspicion à la con ? Qu’est-ce que je pourrais bien aller faire à Bruxelles, sans vous, hormis bosser ? Qu’est-ce que tu vas t’imaginer ?

Allan s’apprête à me répondre, toujours aussi énervé si j’en crois son langage non-verbal, mais Mika et Nora se mettent à pleurer depuis le canapé, et l’image d’Albane en train de les serrer contre elle me fait redescendre dans la seconde. Putain… Jamais Allan et moi ne nous sommes disputés de la sorte devant les enfants. Si nous ne sommes pas sur la même longueur d’onde d’une manière générale ce soir, notre réaction est similaire, puisque nous nous retrouvons tous les deux installés autour des enfants et tentons de calmer le jeu, ce qui fonctionne rapidement pour les jumeaux. En revanche, le regard qu’Albane nous porte, lui, me fait tiquer tant il est pétri d’inquiétude.

Je ne nous savais pas comédiens, mais c’est pourtant ce qu’Allan et moi faisons durant tout le repas. Comme si de rien n’était. Comme si nous ne venions pas de nous disputer avec une rare virulence. J’essaie d’ignorer la colère qui ne me quitte pas vraiment, mon cœur qui s’emballe en repensant à ses mots, la peur qui me tenaille que nous soyons allés trop loin, et l’angoisse sourde de la fin de soirée. Oui, je souris et échange avec légèreté, je fais même l’effort de ne pas changer mes habitudes avec Allan, mais ni lui ni moi ne sommes à l’aise quand je caresse sa nuque en passant derrière lui, quand je ris à la blague qu’il fait à Albane ou lorsque c’est lui qui 7m’embrasse la joue en desservant mon assiette. Si les jumeaux ont bien vite oublié ce qu’ils ont vu et entendu, Albane reste particulièrement silencieuse et je prends conscience que notre fille a grandi et n’est plus dupe. Elle a cette capacité à observer et analyser, comme son père, et mon empathie en prime. Forcément, elle ressent la tension que nous tentons de masquer au maximum.

Quand vient l’heure du coucher, je laisse Allan avec les jumeaux et vais border mon grand bébé. Je dépose un baiser sur son front et jette un œil à sa lecture du soir.

— Pas trop tard, hein ? Une petite demi-heure et tu éteins, ma Puce.

— Vous n’allez pas vous disputer, hein ? Peut-être que tu peux l’emmener avec toi en Belgique, non ?

— Et vous laisser plusieurs jours chez Papy et Mamie ? Je ne crois pas que ce soit l’idéal, mon Ange. Les jumeaux sont épuisants… Et puis, moi je vais passer mes journées à travailler, ça n’intéressera pas ton père. Ne t’inquiète pas, on va en discuter avec Papa.

— Il avait l’air fâché, encore plus que quand Mika et Nora font des bêtises… Tu lui feras un bisou, il aime bien et tu verras, il va rigoler, c’est sûr.

Je doute qu’un bisou calme mon mari ce soir, et je ne suis même pas sûre d’avoir envie de lui en faire un. Cette jolie bouche a été vraiment désagréable et injuste, ce qui ne me donne pas du tout envie de l’embrasser.

— Je t’aime, Albane. Je sais que l’ado que tu deviens a envie de grimacer en entendant ça, et encore plus si je fais ça, souris-je avant de la couvrir de bisous, ce qui la fait rire. Mais c’est important de se dire ce qu’on ressent, en positif comme en négatif. Papa a des raisons d’être fâché, je sais que je ne suis pas assez à la maison, mais n’oublie jamais que je t’aime et que rien ne pourra changer ça. Je t’ai aimée avant même de t’avoir dans mes bras, et même quand tu me crieras dessus parce que toi et moi, on se ressemble beaucoup et que je sens que tu vas nous en faire baver d’ici peu, je t’aimerai encore plus que tout. Allez, je te laisse lire tranquillement.

— Bonne nuit, Maman, moi aussi je t’aime. Et c’est bien que tu travailles, comme ça, je peux être fière de toi.

— Parce que tu ne le serais pas si je ne travaillais pas ?

— Si, mais au moins, tu fais plein de choses et ça montre à tous les autres mecs qu’on peut être une femme et réussir dans la vie. Ça leur cloue le bec, tu vois ?

— Je vois ce que tu veux dire, souris-je. J’espère que tu es aussi fière de ton père, mon Ange, parce que des papas qui restent à la maison pour s’occuper des enfants, il y en a peu, mais c’est tout aussi génial, et ça montre à tous les autres mecs qu’on peut être un homme et élever ses enfants. En plus, il fait du bon boulot, non ?

— Oui, c’est le meilleur des papas du Monde !

— Je suis d’accord avec toi, c’est le meilleur papa, mais aussi le meilleur mari. Même quand il est ronchon, d’ailleurs, souris-je. Allez, bonne nuit, mon Bébé.

Je l’embrasse une dernière fois et constate qu’Allan est adossé au mur près de la porte, en train de nous observer. Je ne sais pas depuis combien de temps il est là, mais il semble que la pression soit un peu redescendue pour lui aussi, et j’espère que nous pourrons discuter calmement sans nous écharper…

Je passe par la chambre des jumeaux pour les embrasser et les câliner alors qu’ils sont déjà en train de s’endormir, puis descends retrouver mon mari, occupé à faire la vaisselle. Je récupère le torchon pour essuyer le plat qu’il vient de déposer.

— J’allais t’en parler, tu sais ? Je n’ai jamais été fourbe ou je ne sais quoi, je ne t’aurais pas averti deux ou trois jours avant mon départ. Tu peux venir avec moi, si tu veux... On pourrait en profiter pour se retrouver un peu à deux, même si je compte charger mes journées pour rentrer le plus vite possible.

— Non, je te dérangerais plus qu’autre chose. Et on ne va pas laisser les enfants à d’autres pour plusieurs jours. Il faut être résistant comme moi pour y survivre. Désolé, je sais que tu ne vas pas te promener, mais c’est dur de ne plus te voir, tu sais ?

— C’est moi qui suis désolée d’être montée dans les tours comme ça, je… je suis sur les nerfs en ce moment, et tu n’as pas à en pâtir, surtout que je sais ce que tu ressens. Pour moi aussi, c’était dur quand tu te plongeais dans une enquête au point d’en oublier de rentrer avant le coucher du soleil…

— Mais je rentrais, moi, au moins. Là, tu vas partir combien de jours ?

— Je te l’ai dit, deux ou trois jours. Ça dépendra du nombre de locaux à visiter, et puis je voudrais rencontrer les candidats pour le poste de gérant. Ca m’évitera de faire plusieurs allers-retours, parce que, contrairement à ce que tu disais tout à l’heure, ce n’est pas la porte à côté et je ne me vois pas faire plus de dix heures de trajet dans la même journée. Tu peux m’expliquer ce que tu sous-entendais quand tu disais que tu ne savais pas ce que j’allais bien pouvoir faire en Belgique, Allan ? Je ne comprends pas…

— Ils ont vraiment besoin de toi plusieurs jours ? Je ne sais pas ce que je sous-entendais. Je… je t’imaginais avec ce MacMillan, je crois bien.

— Bon sang, je l’évite autant que possible, lui, hors de question de passer plusieurs jours avec lui, grimacé-je. Et oui, il faut que je reste plusieurs jours. Une fois le local trouvé, il faudra faire un état des lieux avec l’entrepreneur que nous avons sélectionné pour les travaux. Et je dois rencontrer les candidats sélectionnés par les RH. Je ferai au plus vite, mais je n’ai pas le choix.

— Tu n’as jamais le choix… On dirait que tu ne fais rien pour te donner la possibilité de l’avoir. Quand est-ce que tu te décideras à recruter ?

— On n’a pas besoin de recruter. Tout ça, ce n’est que temporaire, lui rétorqué-je un peu sèchement. Quand Gaëlle sera de retour à plein temps, ce sera bien plus gérable.

— Et si elle ne revient pas à temps plein, tu vas continuer à sacrifier ta famille pour ton boulot ?

Et c’est reparti…

— Je ne sacrifie pas ma famille, bon sang ! Si j’étais un homme qui bosse autant, je n’aurais pas droit à ce genre de reproches constants, merde ! C’est épuisant de toujours devoir se justifier. J’ai les dents longues, trop d’ambition parce que je suis une femme, et je suis une mère et une épouse indigne. C’est comme ça qu’on perçoit une femme qui s’implique dans son entreprise et cherche à la faire évoluer. Donc, c’est ce que tu penses de moi aussi ? J’aurais dû rester dans le garage, c’est ça ?

— Je crois que tu ne te rends pas compte que nous, ton mari et tes enfants, ne sommes pas mariés avec ton entreprise ! Et que tout ce que tu as fait a des impacts sur nous. J’en ai marre de te voir détruire tout ce qu’on a construit à deux comme ça !

— Et moi, j’en ai marre que tu passes ton temps à me faire des reproches, Allan. J’ai passé des années à supporter ton boulot, tes soirées à rallonge, tes weekends loin de la maison pour résoudre tes enquêtes. Et j’ai toujours respecté ton choix, ton amour pour ton job, même si je me sentais parfois seule. Alors peut-être qu’effectivement mon entreprise n’est pas aussi importante que tes missions l’étaient, pas aussi essentielle, mais après t’avoir laissé des années t’épanouir dans ton travail, j’aurais aimé que tu sois capable d’en faire de même pour moi. Sauf qu’apparemment, c’est trop compliqué pour toi, ça.

— Tu n’es pas en train de t’épanouir, tu es en train de te crever à la tâche, là. Cela n’a rien à voir !

— Ce sont tous les à-côtés qui m’épuisent, pas le travail de base, et je ne peux pas juste les zapper, je dois faire avec. Mais oui, tu as raison, je suis épuisée, surtout depuis qu’on se déchire. Je vais aller me coucher, ça évitera qu’on envenime encore davantage les choses, tous les deux. Bonne nuit, Allan.

Je tourne les talons sans lui laisser l’occasion de me répondre et monte à l’étage pour me préparer pour la nuit. Quand je me poste devant notre lit, je me rends compte que je n’ai pas vraiment envie de partager mon espace avec Allan, cette fois. J’étouffe sous ses reproches et je ne suis pas bien sûre de réussir à dormir correctement entre ses propos et l’ambiance électrique entre nous. Je récupère une couverture dans l’armoire et redescends pour aller m’enfermer dans mon bureau, passant devant lui qui s’est installé dans son fauteuil et tente de se concentrer sur un bouquin. Je doute que le canapé qui s’y trouve soit aussi confortable que notre literie, mais je ressens le besoin de marquer le coup. Allan a sans doute raison de me reprocher de trop travailler, mais il a aussi ses torts, quand bien même il ne se remet jamais en question. Moi aussi, je peux être bornée après tout.

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