27. Les doutes sont à la fête
Maeva
Je gare ma voiture devant la maison et me dépêche d’en descendre pour entrer. Je ne suis pas vraiment en avance dans mon timing, et je doute que les jumeaux soient prêts, vu l’enthousiasme d’Allan pour cette soirée d’anniversaire de l’entreprise.
Quand j’arrive au salon, je constate qu’Albane est déjà prête et très élégante dans sa petite robe d’été fleurie, totalement adaptée aux circonstances. Elle essaie d’enfiler un tee-shirt à Mika qui ne semble pas vraiment avoir envie de se laisser faire, alors qu’Allan boutonne la jupe en jean de Nora. J’embrasse les enfants et fais de même avec Allan, quand bien même l’ambiance est glaciale depuis trois jours.
— Je prends une douche et je me change en vitesse. Albane, tu veux bien préparer un sac avec quelques jouets pour les jumeaux, s’il te plaît ? Toujours pas décidé à venir, Allan ?
— Non, c’est toujours horrible, ces fêtes. Je n’ai rien à dire à tes collègues… et honnêtement ? Belle Breizh te prend déjà assez de temps comme ça, je trouve qu’en plus aller s’amuser là-bas est une ineptie sans nom. Comme s’ils ne te voyaient pas déjà assez.
— Bien… Merci du soutien, c’est toujours agréable.
Je tourne les talons et monte rapidement au premier pour me doucher et me changer. Si j’avais prévu d’enfiler une robe classe et un peu trop guindée, maintenant que j’y pense, j’opte finalement pour le même style de robe que ma fille. Un peu plus décontracté, plus accessible aussi. Une touche de maquillage, un chignon rapide et je redescends, récupère la poussette double au cas où les petits monstres auraient un coup de mou, et enfile des sandales compensées pour aller avec le reste. Ne manque plus que le chapeau de paille et je pourrais presque me croire en vacances.
— Vous faites un bisou à Papa et on y va, les loulous ?
Les enfants s’exécutent et je vois bien que les jumeaux ont du mal à lâcher leur père. Un peu logique puisqu’ils passent toutes leurs journées avec lui en dehors de la nounou. Je profite de ce petit moment qu’ils partagent tous les trois pour charger la voiture et attache finalement Nora pendant qu’Allan se charge de faire de même avec Mika. Le silence entre nous est lourd, pèse sur mes épaules, mais il est hors de question que je cède ne serait-ce qu’un poil de ma fierté. Pas maintenant, pas alors qu’il refuse de venir fêter les treize ans de la boîte, de me soutenir, de me montrer qu’il est fier de moi. Si Belle Breizh nous éloigne parce que je travaille trop, j’aimerais qu’il comprenne que son désintérêt total pour mon travail depuis des années me blesse et qu’aujourd’hui c’est trop. Le peu de fois où j’entame une conversation sur l’entreprise, ses seules réponses sont des bougonnements, des soupirs, des reproches. Rares sont les fois où il me demande ce que j’ai fait de ma journée, si tout s’est bien passé, si… Bref, mieux vaut que j’évite de m’appesantir sur cette ambiance morose.
— Bonne soirée, lui dis-je néanmoins. Tu passeras le bonjour à Jérôme, si tu en profites pour aller le voir.
— Je ne crois pas que je vais aller voir Jérôme. Je vais prendre un peu de temps pour moi, pour me faire plaisir. Amusez-vous bien, les enfants !
Les enfants… et moi, je peux m’asseoir dessus. Putain, ça devient insupportable, ce climat, et j’en viens à avoir hâte de retourner au boulot où, malgré les soucis de ces dernières semaines, je ne suis ni ignorée, ni remise en cause. J’appréhende le weekend, c’est dire… Et puis, ça veut dire quoi, qu’il va se faire plaisir, d’abord ? Est-ce qu’il va passer sa soirée enfermé à faire de la cornemuse ? Ou sortir boire un verre en célibataire ? Mon Dieu, finalement cette petite fête va être un calvaire pour moi, je sens déjà mon cerveau fourmiller pour tenter de deviner ce qu’Allan va bien pouvoir faire.
Heureusement, l’ambiance au travail lorsque nous arrivons me permet de mettre un peu de côté mes ruminations. Je sens que gérer les jumeaux seule va être une vraie galère, en plus de m’impliquer dans la soirée, mais je vais faire avec et Gaëlle a eu la bonne idée de suggérer d’embaucher des animateurs pour que les enfants passent une bonne soirée, mais que les parents aussi puissent profiter.
J’aime beaucoup ces soirées, contrairement à mon mari. Pouvoir échanger un peu avec tout le monde, de manière plus informelle, et rassembler davantage les salariés. C’est à mon sens important de proposer des moments plus conviviaux qu’une journée au boulot.
Le début de la petite sauterie est plutôt agréable. Les jumeaux s’amusent avec les animateurs, ce qui me permet de faire le tour des employés, de rencontrer conjoints et conjointes, de papoter un peu avec tout le monde. Evidemment, le sujet du harcèlement revient fréquemment sur le tapis. L’histoire s’est ébruitée et beaucoup veulent savoir où ça en est. Et où est-ce que ça en est ? Je prie chaque jour pour que l’affaire ne sorte pas dans les médias. Ce serait vraiment une galère et cela se reporterait assurément sur les bénéfices de l’entreprise.
Quand je vois Yoann débouler avec Nora dans les bras, suivi par Albane qui tient la main de Mika, je comprends que le moment de calme est passé. Ma petite tornade tend les bras dans ma direction alors qu’elle n’est même pas encore à portée, et je la réceptionne alors qu’elle se met à chouiner. Et son frère, en parfaite symbiose avec elle ou par mimétisme, commence lui aussi à s’agiter. Finie la cheffe d’entreprise, je me retrouve avec deux petits monstres dans les bras à la place de ma coupe de champagne.
— Albane, tu peux me rapporter le sac à langer ? Je l’ai glissé sous la table, là-bas.
Je tire une chaise avec mon pied et m’installe avec les petits sur les genoux, souris quand la grande sœur tend aux petits les doudous et tétines sans même que je lui demande, et mon petit cœur fond quand les enfants se lovent contre moi.
— MacMillan ne devait pas venir ? demandé-je à Yoann qui observe la salle en silence.
— Si, il ne devrait plus tarder. Vous voulez que je fasse quelque chose avec les enfants ?
— Non, ça va, merci. C’est une soirée qui se veut familiale, après tout. Et puis, ils sont fatigués, je doute que tu puisses faire grand-chose sur la longueur.
— Si MacMillan arrive, je les reprendrai avec moi, alors, comme ça, vous ne serez pas gênée pour discuter avec lui.
— Non, pas ce soir. Il devra faire avec, il m’a déjà suffisamment emmer… embêtée comme ça, grimacé-je.
— Bien, Maeva. Dommage qu’Allan ne soit pas là, il fait ça si bien. Enfin, je veux dire qu’il s’occupe bien des enfants, pas qu’il vous embête, hein ? rougit-il.
— Oui, ris-je. Allan est un père génial, mais il n’est pas là, donc ils vont devoir se contenter de moi pour la soirée. Ils n’ont pas l’air de s’en plaindre, pour le moment… Et moi, je replonge une dizaine d’années en arrière, c’est plutôt l’occasion. Albane passait son temps avec moi alors que Gaëlle et moi on montait l’entreprise.
— Ah oui, c’est vrai qu’aujourd’hui, c’est ça qu’on célèbre. Quel travail vous avez réalisé et quelle réussite ! Moi, je suis vraiment admiratif, vous savez ?
— Eh bien, merci, Yoann. Ça me touche. Si seulement mon mari pouvait être aussi enthousiaste…
— Lui, ce n’est pas pareil, il ne vous voit pas au quotidien, au travail. C’est pour ça qu’il ne peut pas se rendre compte. C’est dommage qu’il ne soit pas venu ce soir.
— Le problème, c’est qu’il ne me voit pas beaucoup à la maison, surtout, soupiré-je alors que Gaëlle prend place sur la chaise à côté de moi en couvant du regard son mari et sa fille.
— Vous avez tant de choses à faire, il devrait le comprendre…
— Non, je ne le comprends pas moi-même, en vérité… J’ai élevé Albane alors qu’il bossait comme un dingue et que j’en souffrais, et je reproduis la même erreur. Résultat, il n’est pas là ce soir et Dieu sait où il est, d’ailleurs, puisqu’il a décidé de prendre du temps pour lui, pour se faire plaisir…
— Eh bien, ça rigole pas, chez vous, nous interrompt Gaëlle. Tu crois qu’il est allé aux putes ? rit-elle alors que je reste de marbre.
Il faut que je reste zen… Quand bien même je n’arrive pas à me sortir de la tête que maintenant que Yoann est avec nous, tout pourrait être beaucoup plus simple si elle était là à temps plein. Je gère beaucoup trop de choses et j’en ai conscience, je ne suis pas assez à la maison et je le sais…
— Il n’y a que toi que ça fait rire, parce que l’ambiance est glaciale à la maison, en attendant. Et je commence à me demander si mon couple va survivre à ces derniers mois de boulot.
— A ce point-là ? s’étonne ma partenaire. Mais vous formez un si joli couple… Enfin, quand vous êtes ensemble.
— Sauf qu’on n’est plus vraiment ensemble, en ce moment. Entre cette connerie de harcèlement, l’expansion en Europe, les salons de beauté et tout le reste… C’est pas le tout d’avoir des idées, derrière il y a quantité de travail à abattre.
Gaëlle a toujours plein d’idées… Les salons de beauté, c’est quelque chose qui sort de son cerveau et cela fait des années qu’elle y pense, et finalement, elle fait ce qu’elle peut lorsqu’elle est là. Quant à moi… j’ai l’impression de couler, ces dernières semaines. Mon roc plie à la maison, alors je sombre lentement mais sûrement, tel le Titanic.
— Il faut qu’on embauche pour nous épauler, non ?
— Je crois… mais trouver un inconnu, ou une, d’ailleurs, en qui avoir confiance… Il va falloir qu’on en discute sérieusement toutes les deux, Gaëlle. Je ne vais pas tenir cette cadence bien longtemps, et ma famille non plus, soufflé-je alors que les jumeaux semblent avoir un regain d’énergie et quittent mes genoux en glissant au sol pour aller rejoindre Albane, occupée à discuter avec Jasmine, la fille de notre web designer.
— Oui, on se prend un temps la semaine prochaine pour ça. Là, ce soir, on est là pour s’amuser. Regarde les enfants, ils ne se posent pas de questions, eux et vivent au jour le jour. La meilleure façon d’être heureux, non ?
— Va donc dire ça à Allan… Je sais que je le délaisse, mais j’ai tellement la trouille qu’il aille voir ailleurs, me confié-je alors que Yoann s’est éloigné.
— Il ne ferait pas ça, il est fou amoureux de toi. Il a quitté son job pour te permettre de vivre ton rêve, je ne le crois pas capable de te tromper. Et il serait bien fou de quitter une nana aussi exceptionnelle que toi !
— Tu ne comprends pas, Gaëlle… Je suis un fantôme à la maison. Je fais des horaires de dingue et Allan en a marre. Il n’est même pas là, ce soir, bon sang ! Il… J’ai l’impression de vivre avec un colocataire qui ne me supporte même plus. Le voyage à venir en Belgique a clairement engendré une scission entre nous. On est bien loin du couple qui n’arrive pas à se lâcher, à rester côte à côte sans se toucher, sans se regarder… Je ne déconne pas, j’ai l’impression que je suis en train de le perdre… Et s’il trouve mieux à portée de main, hein ?
— Pourquoi tu ne lèves pas un peu le pied ? Si on se développe moins vite, tant pis, non ? Ton Allan en vaut la chandelle, je crois. Enfin, Belle Breizh aussi en vaut la chandelle.
— Hum… MacMillan vient d’arriver, grimacé-je en me levant. On verra plus tard pour lever le pied. Si tu pouvais lui taper dans l'œil pour qu’il me lâche un peu la grappe, ça m’arrangerait.
— Mais je n’ai pas ton cul ou tes charmes, moi !
— Ouais, ben mon cul et mes charmes sont uniquement réservés à mon mari, et son regard, à lui, me file la gerbe… Interdiction de te débiner, j’ai besoin de toi, soufflé-je en l’entraînant à ma suite.
Et après ça, on rentre. Oui, j’ai besoin d’écourter la fête, moi. Les jumeaux sont petits et il ne faut pas qu’ils se couchent trop tard. C’est l’excuse parfaite pour regagner la maison, en espérant y trouver Allan, sans quoi je vais devenir complètement dingue. Je n’y peux rien, je dramatise peut-être un peu, mais outre mes absences à la maison, je me demande s’il n’y aurait pas une autre raison qui pousserait mon mari à s’éloigner de moi. Et la plus logique me semblerait être une maîtresse… Après tout, nous sommes ensemble depuis tellement longtemps, peut-être qu’il en a juste assez d’être avec moi…
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