29. Le choc de la tempête

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Maeva

Je crois n’avoir jamais vu Allan aussi en colère qu’aujourd’hui. Oh, des disputes, on en a eues, surtout ces derniers temps, mais là… il s’est carrément emballé. Il prend tout mal, ces derniers temps, comme si chacun de mes mots était une attaque ou une critique. Ce qui n’est pas le cas.

Aujourd’hui, je lui ai juste suggéré de limiter les jouets pour les jumeaux. J’ai lu une étude en déjeunant, seule dans mon bureau hier, qui disait qu’avoir trop de jouets à portée de main diminuait la qualité de ces temps où l’enfant développe son imaginaire, son langage et tout ce qu’il peut acquérir par le biais de l’amusement, mais aussi limiter le temps d’attention et favoriser la lassitude rapide. Les jumeaux sont des tornades, incapables de se fixer sur une seule et même activité plus que quelques minutes, alors j’ai simplement suggéré à Allan de faire du tri dans les jeux, d’en ranger au grenier, et de les échanger de temps en temps… Conclusion, cette dispute brutale qui fait ressortir notre rancœur mutuelle… Il me reproche le fait qu’il ne bosse plus, je lui reproche de ne pas prendre en compte que si je travaille à ce point, c’est pour notre famille, et on tourne en rond comme un chien qui cherche à attraper sa queue. Il va même jusqu’à m’accuser d’avoir un amant, summum de la connerie. Je manque déjà de temps pour tout ce que j’ai à faire et pour lui et les enfants, qu’est-ce que j’irais m’encombrer avec un autre mec, sérieusement ?

— J’ai besoin que les choses changent, Maeva. On ne peut pas continuer comme ça car là, ce sont les enfants qui vont finir par en pâtir. Tu es en train de me détruire à petit feu et je ne veux pas les priver de leur père alors qu’ils ont une mère absente. Je…

Mon cœur se serre dans ma poitrine alors qu’il s’éloigne pour fouiller dans le secrétaire. Le détruire ? A ce point ? Je sais que Belle Breizh me prend beaucoup de temps, mais je lui ai dit que c’était temporaire, je bosse comme une dingue pour compenser et en attendant de trouver un nouveau collaborateur. J’ai d’ailleurs songé à Yoann, qui se révèle être un sacré bon élément. En quelques mois, il s’est imposé dans le paysage et m’a secondée aussi sûrement que Gaëlle a pu le faire. Et les assistants sont plus faciles à former… Accorder sa confiance à un inconnu pour co-diriger une boîte en revanche, ça me paraît vraiment insurmontable.

Toutes mes pensées s’évanouissent lorsque mon mari me tend une enveloppe en reprenant la parole, et mon monde bascule dans une série de science-fiction en quelques secondes.

— J’ai consulté un avocat, Maeva. Tous les papiers de demande de divorce sont prêts. Il ne nous reste plus qu’à les signer et ce “nous” qui n’existe plus sera officiellement mort. Je suis désolé, mais je ne vois pas d’autre alternative.

Si je trouvais notre dispute brutale, il vient de me porter l’estocade finale. L’uppercut est violent, et je me laisse tomber sur la chaise derrière moi en contemplant cette enveloppe que je n’ose même pas ouvrir, de peur qu’un monstre s’en échappe pour m’achever. Ma respiration se fait erratique, comme si un serpent s’était enroulé autour de mon cou et l’enserrait de plus en plus.

Divorce… Je n’aurais jamais pensé que ce mot se fraierait un jour un chemin entre nous. Allan a été une évidence pour moi, et je l’aime encore bien trop pour que ça me soit déjà venu à l’esprit, malgré les disputes, les guerres froides… Et je pensais qu’il en était de même pour lui. A l’évidence, je me trompais.

— Tu… tu as consulté un avocat dans mon dos pour préparer ces foutus papiers ? lui demandé-je, sonnée.

— Dans ton dos ? Vu le peu de temps que tu passes à la maison, ce n’était pas très difficile. Et j’étais juste allé le voir pour qu’il me conseille…

— Ce n’est pas un peu… extrême, d’en arriver là ? Je veux dire… Je sais que c’est compliqué, en ce moment, mais ça ne change rien à l’amour que l’on se porte. Enfin… pour ma part, en tout cas.

— Tu aimes ton entreprise beaucoup plus que moi, c’est évident. Et de toute façon, depuis que je ne travaille plus, tu as raison de ne pas t’occuper de moi. Non seulement je ne m’en sors pas à éduquer les enfants alors que tu fais toutes ces choses formidables, mais en plus, tu sais mieux que moi ce qu’il faudrait faire. Je ne sers à rien dans cette histoire, c’est tout.

— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? m’égosillé-je. Tu es génial avec les enfants, ne dis pas n’importe quoi ! Ils t’adorent et… bon sang, Allan, je sais que tu prends toute la charge mentale du foyer sur toi et que c’est pesant, mais ne dis pas que tu ne sers à rien, c’est faux.

C’est ça, lui et moi. On se dispute, et pourtant on se rassure dès que possible… C’était déjà le cas lorsque c’était lui qui bossait comme un dingue et que j’étais dépassée à la maison, entre Albane à gérer et mon entreprise qui prenait de l’ampleur. Il avait toujours une parole rassurante… Peut-être que j’ai merdé quand ça a été mon tour ?

— Arrête de faire semblant, Maeva. Je ne t’intéresse plus, c’est évident. Pourquoi continuer à se faire souffrir ? Il vaut mieux couper dans le vif et trancher avant que le pourrissement soit général. Moi aussi, ça me fait mal, mais je pense qu’il vaut mieux que je te rende ta liberté et que je te laisse vivre ta vie avec Belle Breizh ou qui tu veux comme tu l’entends. Sans un boulet comme moi qui te reproche de faire ce que tu aimes.

Ouah… Il est bien barré dans son trip, là, et j’ai l’impression d’entendre mon cœur dégringoler dans ma cage thoracique. Est-ce que je l’ai négligé à ce point qu’il se sente si mal ?

— Je ne signerai pas ces papiers, Allan. Je t’aime, j’ai besoin de toi dans ma vie autant qu’il y a quinze ans. Je sais qu’on traverse une passe difficile, mais je refuse de briser ce mariage.

— Tu vois, même sur ça, on n’est plus d’accord. On va faire quoi, alors ? On va continuer à se disputer tous les jours ? Je vais continuer à fermer ma gueule et ne pas me plaindre alors que tu me manques tous les jours ? Que tu manques aux enfants encore plus ? Quelle vie on leur offre, là ? Quels modèles on leur donne ? Je sais qu’on est plus au dix-neuvième siècle où les femmes se contentaient d’être à la cuisine, mais là, on est dans l’extrême inverse ! C’est moi la femme soumise dans l’histoire et je ne peux plus supporter ça. J’ai besoin de vivre et d’exister, moi aussi. Je… je vais finir par faire des conneries si rien ne change.

— Est-ce que tu t’es posé ce genre de question quand c’est moi qui restais à la maison et t’attendais désespérément sans savoir si tu allais bien ? ne puis-je m’empêcher de rétorquer. Quand tu étais sur le terrain, que je me faisais un sang d’encre pour toi, le tout en élevant Albane et en gérant les débuts de mon entreprise ? Parce que les modèles qu’on donnait à notre fille à l’époque ne semblaient pas te poser question.

— Mais on change, Maeva ! Je ne suis plus l’homme que j’étais ! Et ce n’est pas du passé dont je te parle, c’est de l’avenir. Je ne veux pas que mes enfants ne voient en moi que la loque que je suis en train de devenir. Moi aussi, j’ai un cerveau, moi aussi je veux l’utiliser à autre chose qu’à me souvenir de l’heure du dernier pipi pour éviter un nouvel accident !

— Ils vont bientôt aller à l’école, Allan… Tu vas pouvoir reprendre le travail dans peu de temps… Je peux comprendre que rester trois ans à la maison soit lourd, mais… prendre une telle décision alors que d’ici peu, tu vas pouvoir retrouver un poste… Tu n’as pas peur d’agir par impulsivité ? De ne pas être dans le bon état d’esprit pour en arriver là ?

— Je ne sais pas ce que je veux, Maeva. Tout ce que je sais, c’est que ça ne peut pas continuer comme ça. Pourquoi tu ne signes pas tout simplement ces papiers et qu’on puisse faire face aux conséquences ? sanglote-t-il, des larmes coulant sur ses joues barbues, alors qu’il se prend la tête entre ses mains.

— Mais parce que je t’aime, bon Dieu ! Je refuse de baisser les bras, de mettre un terme à quinze ans d’amour ! C’est tout ce qu’elles valent, pour toi, ces années ? Un bout de papier de merde et des signatures humides de nos regrets ? Hors de question ! m’emporté-je, les larmes au bord des yeux.

Je file à la cuisine, ouvre la poubelle et y balance l’enveloppe sous le regard perdu d’Allan avant de me servir un verre de vin que j’avale d’une traite. Le silence est lourd dans la pièce et me permet de revenir mentalement sur nos échanges, d’essayer de trouver de nouveaux arguments pour qu’il n’abandonne pas aussi facilement. Et puis, ça fait tilt dans ma tête… Si moi, je lui ai dit que je l’aimais toujours, lui n’a rien répondu. Il trouve que je le délaisse… Putain, je peux accepter nombre de choses, mais certainement pas celle qui me traverse l’esprit.

— Est-ce que tu m’aimes encore ? lui demandé-je en me tournant à nouveau vers lui. Ou tu as rencontré quelqu’un ?

— Non, répond-il trop rapidement pour que ça soit naturel. Enfin… ce n’est pas ça la question. Nous sommes mariés, je ne suis pas le genre à aller voir ailleurs et ne pas respecter mes engagements… mais… je ne sais pas quoi te dire, Maeva.

— Est-ce que tu m’aimes encore, Allan ? insisté-je plus froidement.

— Je ne sais pas, Maeva, finit-il par avouer après un long silence dont chaque seconde me transperce le cœur. Je pense que oui, je sais que tu es la femme de ma vie, c’est évident, mais… est-ce que cet amour justifie de souffrir autant ? Je n’ai pas de réponse à cette question… Je n’ai plus envie de souffrir, cela fait trop mal.

Je m’appuie sur le rebord du plan de travail et baisse la tête en soufflant. Je ne suis pas du genre à abandonner… Mais ces mots… Putain, moi non plus, je ne veux pas souffrir, ce qui est le cas, à cet instant.

J’essuie rageusement mes joues en constatant que je pleure, et me redresse pour finalement lui répondre.

— Très bien. Ce n’est pas un “non”, c’est tout ce qu’il me fallait. Je ne signerai pas. Pas sans me battre et essayer d’arranger les choses, Allan. Tu es l’homme de ma vie, je refuse d’abandonner comme ça. On va trouver une solution, prendre du temps pour nous, pour notre couple. Je suis prête à faire une thérapie de couple si ça peut nous aider, prête à te laisser de l’espace si c’est ce que tu veux, mais toi et moi, ce n’est pas terminé tant que nous n’aurons pas fait tout notre possible pour que ça s’arrange. Je ne veux pas te faire souffrir, je veux juste que notre famille n’implose pas, et que tu comprennes que même si le quotidien nous bouffe, je t’aime encore plus que la première fois que je te l’ai dit, que le jour de notre mariage ou ceux où je t’ai vu poser tes yeux humides et bourrés d’amour et de fierté sur nos enfants pour la première fois. Je te prouverai que ce qui compte le plus, c’est toi.

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